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Top Chef, adaptation française d’un jeu américain, et Cauchemar en Cuisine, adaptation française de l’émission anglaise Ramsay’s Kitchen Nightmares, nous ont fait découvrir un monde dont, en tant que clients, nous n’avions qu’une connaissance superficielle : les cuisines des restaurants. Saison après saison, toute une culture s’est dévoilée avec son savoir, bien sûr, mais aussi ses rites, sa discipline, sa hiérarchie, ses grands personnages. Il ne s’est jamais agi uniquement de gastronomie, de sucré ou d’amer, de croquant ou de moelleux mais aussi du travail de cuisine avec ses exigences, ses contraintes, son rythme, sa pression psychologique.

Un risotto de Sidney

A priori, qu’aurait pu dire la télévision de ce qu’éprouvent les papilles sans mise en scène, dramaturgie, éloquence du montage ? Rien. Pas plus que des odeurs ou les sentiments, les images ne peuvent traduire ce que le palais, la langue ou l’âme éprouvent. Ce sont choses secrètes. On ne filme pas le velouté du chocolat contre la langue ou le croustillant de la friture sous les dents mais leurs effets sur les visages et, surtout, le flot de paroles qu’il provoquent. On parle beaucoup dans ces émissions, pas autant qu’au cours des matches de foot mais tout de même beaucoup. On rêve d’une émission de cuisine seulement constituée de plans muets, uniquement dédiés aux formes, aux couleurs et aux gestes. Mais tous ces mots qu’il faut bien prononcer pour meubler ce qui n’a pas besoin de l’être, ont une histoire. Ce qui est beau dans un milieu circonscrit comme celui de la gastronomie, c’est le langage qui s’y déploie, alliage du jargon des cuisines et de l’impossible mais indispensable traduction des sens.

On vit tout cela en faux-direct, comme toutes les émissions du genre. Donc avec d’authentiques suspenses produits par les effets d’horloge (durée limitée des épreuves, compte à rebours, etc…) et une économie de temps gérée par le montage.

Le restaurant de sandwichs au boeuf

J’en viens à ce qui ne pouvait manquer d’arriver et qui est le réel sujet de cet article : la fictionnalisation de Cauchemar en cuisine, et plus exactement cette série dénommée The Bear qui, pour faire bref, s’apparenterait à un Cauchemar en cuisine écrit et filmé par John Cassavetes, de nos jours, à Chicago. L’appariement peut paraître incongru, je n’en vois pas d’autre plus satisfaisant pour un drame psychologique dans un restaurant en faillite.

Carmy a travaillé dans un des restaurants new-yorkais les plus côtés et s’est fait un nom dans le domaine de la gastronomie. Il revient à Chicago pour hériter du restaurant italien de sandwichs de son frère Michael, récemment suicidé. L’affaire est plombée de dettes et le deuil insurmontable. Son cousin Richie s’occupe des clients. Impulsif et grande gueule, il détruit par son incapacité à gérer ses sentiments ce que Carmy tente de recréer.

Richie aux côtés de Sidney

Une jeune femme se présente dès le début de la saison, Sidney. Elle a fait des études de cuisine et offre ses services avec deux arguments : la renommée culinaire de Carmy et la mémoire de son grand-père qui adorait le petit restaurant de sandwiches.

Sidney

D’emblée, la restauration est amenée sous l’angle de la fidélité à un passé. La mémoire suit le labyrinthe du goût et des odeurs. À chacun sa madeleine.

Le manque du frère obsède en effet toute la série. Elle la structure. Elle crée le conflit, l’entretient avant de le résoudre par surprise.

Carmy

Un suicide culpabilise l’entourage de la victime, on le sait. La douleur partagée par Carmy et Richie fonde et déchire à la fois leur relation et, par contagion, tout le restaurant. Carmy hurle sur les employés. Richie hurle sur Carmy et sur tous les autres. La caméra ne lésine pas sur les très gros plans pour ajouter à la pression. Mais l’on devine bien que ces éclats ne sont que l’expression du malaise qui habite les deux cousins.

Les deux cousins

Sidney appose son baume. Sa patience, son écoute, son intelligence. Son calme et sa maîtrise de l’organisation finissent par supplanter l’état de crise permanent que Richie et Carmen entretiennent comme une querelle de famille à temps plein.

The Bear ne s’appuie pas sur ces trois seuls personnages. Outre « Sugar », la soeur que Carmy néglige, il y a les employés du restaurant qui n’ont pas changé de place depuis le décès de Michael, tel le très patient Marcus, le boulanger-pâtissier qui expérimente de nouveaux donuts avec la précision d’un laborantin de biologie. Son rapport au temps contredit le rythme de la cuisine, il flotte sur le torrent comme une bulle.

Marcus

Il y a aussi la rétive Tina, une hispano-américaine, hostile par principe à qui viendrait déranger ses habitudes ou remettre en question ses compétences, à commencer par Sidney. Cependant, très nettement, les clients restent hors-champ, on ne voit jamais ou presque leurs visages, ils n’entretiennent pas de rapports avec le personnel autre que commander et régler, le scénario se limite ainsi quasiment à un huis-clos du personnel de l’établissement.

Tina

La saison passe très vite, les épisodes sont courts et de durées variables, de 20 à 47 minutes, avec une majorité autour de 30 minutes. Une singularité qui ajoute à la tension. Tout semble aller très vite, trop même pour ne pas engendrer des crises. L’accélération est accentuée à renfort d’annonces : « ouverture dans deux heures », « dans une heure », etc. Chaque jour, c’est un contre-la-montre jusqu’à l’instant où l’on ouvre la porte pour laisser pénétrer le flot des clients. Et, chaque jour aussi, quelque chose déraille, c’est un produit qui manque et l’argent pour en acheter aussi ou c’est un récipient de sauce qui s’écrase au sol. À la pression du temps, les gros plans ajoutent celle d’un espace contraint. Pas de distance possible, pas de recul, pas de respiration. Il est déjà presque trop tard.

Carmy

Des flasbacks montrent Carmy à l’époque de son apprentissage à New York. Le chef lui hurle dans les oreilles à la manière d’un sergent des Marines. Simple comparaison, expression de souvenirs difficiles ou réalité exagérée ? On ne sait pas. Ils sont excessifs et la caricature dessert l’intention. Néanmoins, les scénaristes et producteurs de Cauchemard en Cuisine et de Top Chef ont bien saisi le potentiel dramaturgique des cuisines de restaurant, marmites d’affects exacerbés posées à même le fourneau. Il suffit de pousser ou de réduire le gaz pour obtenir l’ébullition désirée. Elles sont pour cette raison un formidable décor de fiction psychologique. The Bear en est la preuve éclatante.

Chicago, la nuit

Note : The Bear a obtenu deux prix (Golden Globes et Screen Actors Guild 2023) pour l’interprétation du personnage de Carmy par Jeremy Allen White et a été nominée aux Golden Globes 2023 dans la catégorie meilleure série télévisée musicale ou comique (???).

The Bear est un mini-feuilleton américain en 8 épisodes écrit et réalisé par Christopher Storer. Diffusé sur FX mi-2022 et interprété notamment par Jeremy Allen White, Ebon Moss-Bachrach, Ayo Edebiri, Lionel Boyce, Liza Colón-Zayas, Abby Elliott,…

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