Loin de s’éteindre, la vogue des faits divers criminels fictionnalisés (1), autrement appelés True Crimes en anglais ou docu-drames criminels en français, a atteint les rives de l’Inde et lui a offert une belle réussite avec Delhi Crime, une série dont deux saisons ont déjà été diffusées sur Netflix et qui a remporté l’International Emmy Award pour la meilleure série dramatique en 2020. Inégales en durée, sept épisodes pour la première, deux pour la seconde, ces deux saisons relatent deux affaires conséquentes, la première étant le viol meurtrier d’une jeune femme et le tabassage de son petit ami par six hommes dans un bus. La cruauté de ce viol collectif commis en 2012, connu sous le nom de Delhi gang rape, provoqua une prise de conscience nationale qui transforma profondément la vie sociale de la capitale indienne. Des milliers de manifestants défilèrent dans les rues, réclamant des lois plus strictes et une meilleure protection des femmes. Le sujet fut largement débattu au niveau politique comme dans la presse et donna lieu à des mesures législatives et judiciaires visant à mieux prévenir et réprimer les violences envers les femmes. En 2015, un documentaire de Leslee Udwin, produit par la BBC, relata très efficacement l’affaire sous le titre India’s Daughter.

La seconde saison traite d’une vague de cambriolages, eux aussi meurtriers, commis dans des villas aisées selon les méthodes d’un gang que l’on croyait disparu depuis 20 ou 30 ans. Elle met en évidence un autre problème de la société indienne : celui des castes. Les deux affaires se déroulent dans le district du sud de Delhi et sont pris en charge par la commissaire adjointe Vartika Chaturvedi (Shefali Shah) et son équipe.
Dès les premières images, on est happé par l’atmosphère de Delhi. La chaleur, les odeurs, la foule innombrable, l’architecture chaotique, la nuée des rickshaws et des deux-roues, la pauvreté, tout cela nous devient aussi familier que le souvenir d’une vie antérieure.

Les récits se déroulent d’une façon relativement simple et linéaire, sans les sauts dans le temps qui pullulent dans les séries actuelles. La police obtient difficilement des informations, mais finit par identifier les suspects puis, après quelques descentes, elle les arrête, tout cela sans péripéties inattendues. Pendant tout ce temps, elle est interpellée par de jeunes manifestants qui dénoncent une police inefficace et répressive, par les médias qui réclament des résultats et se plaignent de l’incapacité de la police à protéger la population et, en conséquence, par des élus qui menacent de faire sauter le commissaire Vijay et son adjointe s’ils n’obtiennent pas de résultats dans les deux jours.

La première saison s’ouvre donc sur un viol abject, dont la barbarie dépasse les violences – hélas – ordinaires. Dans la réalité, la victime est décédée dans les 12 jours après son agression. Les femmes sont évidemment nombreuses dans les manifestations aux abords du commissariat, la fille de Vartika la première, mais elles sont aussi majoritaires dans les associations et les ONG que le gouvernement de l’État est contraint d’entendre. Les plaintes à l’encontre d’une police indifférente aux violences qu’elles subissent résonnent familièrement à nos oreilles, pour peu que l’on ait dépassé un certain âge. Mais la série ne fait pas des femmes seulement des victimes ou des représentantes de victimes, leur place dans la société semble s’affirmer ne serait-ce que par l’importance et la personnalité de l’héroïne, la commissaire adjointe, ou par les brèves interventions des médecins et personnels féminins de l’hôpital.

L’une des recrues de Vartika est une jeune femme intelligente et courageuse qu’elle prend sous son aile. Leurs vies privées à toutes les deux sont habilement dépeintes en parallèle, harmonieuse pour la première dont le mari est en retraite et dont la fille adolescente rêve de nouveaux horizons, plus difficile pour la seconde sommée de choisir entre un métier chronophage et la vie de couple. Que Vartika se soit reconnue en Neeti – c’est son nom – avec quelques dizaines d’années de moins, ne relèverait pas d’un excès d’interprétation.

La seconde saison se focalise essentiellement sur la discrimination sociale qui persiste dans la société indienne du fait des castes. On remarque dès les premières séquences de Delhi Crime que l’on passe sans cesse de l’anglais à l’hindi et vice-versa. Ce sont les langues qui, en premier, trahissent les frontières sociales. La hiérarchie policière parle anglais, la famille de la commissaire adjointe s’exprime en anglais à la maison, tout comme les responsables politiques ou les familles des victimes aisées. Au patchwork des langues indiennes se superpose les coutumes et la langue de l’ancien colonisateur. À Delhi, la classe supérieure s’exprime donc en anglais tandis que la majorité de la population utilise l’hindi. Mais pas seulement.

Par exemple, cette population particulièrement pauvre parmi laquelle la police mène des rafles, qui relève des tribus non répertoriées (TNR) et dont aucun autre indien ne comprend la langue. Il s’agit de Pardhis, peuple lointainement issu du Radjastan, qualifié du temps des anglais de « tribu criminelle » et qui s’est éparpillé dans le pays en petites communautés marginalisées. Ce sont des intouchables : mendiants, vendeurs de bricoles sans valeur. La police n’hésite pas à brutaliser ces pauvres gens dont la manie du larcin est proverbiale, faute d’autres sources de revenus.

Au risque de la caricature, les auteurs choisissent de faire incarner la violence raciste par Viren Chaddha, un inspecteur à la retraite rappelé en raison de ses anciens faits d’armes. Violent, corrompu, il suscite évidemment l’aversion. L’attitude calme mais ferme de la commissaire adjointe vis-à-vis de ses propos racistes et le portrait à charge que fait la série de ce personnage mettent les choses au point. Mais est-il réellement le seul à partager de telles opinions ?

On ne découvre finalement de la vie indienne que les méthodes et le fonctionnement de la police, les rapports qu’elle entretient avec les habitants, la discipline et la hiérarchie internes, ce qui est déjà beaucoup. Le simple fait qu’elle ne dispose pas de menottes mais que les suspects sont emmenés au poste tenus par la main, les doigts entrecroisés avec ceux d’un policier, suffit à comprendre. Les moyens manquent terriblement au point que les policiers, extrêmement peu nombreux pour une ville si vaste, doivent payer eux-mêmes l’essence pour leurs véhicules de fonction et effectuer des journées sans fin, dormant sur place et ne rentrant chez eux que deux fois pas mois pour nombre d’entre eux (2).

À l’exception d’un voyage dans un autre État, accompli par trois agents, l’action se focalise donc sur le microcosme du commissariat du district sud de Delhi. Néanmoins, ce qui nous reste de Delhi Crime est moins le récit saisissant d’affaires criminelles et du travail des policiers qu’un tableau de la société indienne à lumière de crimes. Or, d’une façon contradictoire, il en émane une bienveillance enveloppante, un profond sentiment d’humanité qui nous fait nous sentir proche de ces policiers et de ceux qui les entourent. Elle tient certainement à la personnalité du personnage principal, la commissaire adjointe, de son adjoint Bhupendra (Rajesh Tailang) de sa subordonnée Neeti (Rasika Dugal) et de tous les autres personnages, plus qu’aux brefs clichés photogéniques de la vie de la rue qui rythment les épisodes.

Le respect que ses subordonnés portent à Vartika Chaturvedi est unanime. En retour, l’attention qu’elle-même porte à chacun, suspects compris, est constante, mais sans être exempte de failles ou de contradictions, ce qui en fait la valeur. Un exemple : au cours d’un épisode, elle rabroue Neeti qui se permet un geste d’affection envers elle. Pas de sentiments au travail, c’est la règle. Pourtant, à la fin de la même saison, lorsque l’enquête est résolue, c’est bien elle qui se jette, épuisée et soulagée, dans les bras de son adjoint Bhupendra, sous les yeux de Neeti. Parce que c’est comme ça que les choses se passent, en réalité.
La commissaire adjointe Vartika Chaturvedi et son adjoint l’inspecteur Bhupendra Singh
Dans Delhi Crime, aucun personnage, à l’exception du policier retraité raciste, n’est totalement antipathique, pas même les assassins. C’est une chose fascinante que de découvrir des criminels aux visages doux, qui ne se distinguent en rien de leurs semblables, si je puis dire, des criminels qui aiment leurs parents et leurs familles et qui craignent avant tout que ceux-ci apprennent leurs fautes. L’abîme avec l’inhumanité de leurs actes est une vraie leçon d’humanité (ou sur l’humanité, comme on voudra).

C’est là le fruit d’une morale d’interprétation et de mise en scène : » Lorsque vous participez à une émission sur un véritable crime ou une histoire vraie ou que vous interprétez un personnage réel, il faut faire preuve d’une grande sensibilité et d’une grande précision pour préserver le respect des personnes qui ont vécu ces événements » professe Shefali Shah dans une interview (3).
Les affaires se sont déroulées telles qu’elles sont rapportées et la série ne cherche ni à les esthétiser ni à les sur-dramatiser ni à les spectaculariser. Bien au contraire, elle nous évite les pénibles condamnations et les exécutions qui suivent. Le patient travail de recherche et de documentation effectué par le scénariste et réalisateur canadien Richie Mehta, qui vivait en Inde à l’époque du premier crime, sa connaissance intime des personnes, des faits et de la culture indienne, a permis de transmettre la matière de ces jours terribles avec une pudeur à laquelle nous ne sommes pas accoutumés. Le documentaire est la face cachée de la fiction, il lui donne ses lettres de modestie, qui sont aux œuvres ce que les lettres de noblesse sont aux hommes.

PS (08/01/2023) : Plusieurs mois après la publication de cet article, la BBC informe que 11 hommes condamnés en 2002 la prison à vie pour le viol collectif d’une femme musulmane enceinte puis l’assassinat de 14 membres de sa famille au cours d’affrontements inter-communautaires avaient été libérés par le gouverneur de l’Etat du Gujarat en 2020. Suite à des protestations massives, la Cour Suprême vient d’annuler cette libération anticipée. L’ancien gouverneur n’a pas été remis en cause, il s’appelle Modi, il est le leader du parti nationaliste hindou Bharatiya Janata Party (BJP) et il est aujourd’hui à la tête de l’Inde. https://www.bbc.com/news/world-asia-india-67909348
Notes : 1 – Pour preuve (en anglais) : https://www.bbc.com/news/world-asia-67517532. 2 – La série donne des chiffres contradictoires : 11 000 crimes graves seraient commis par an à New Delhi, pour 17 millions d’habitants, le budget de la police ( dont 25 % est affecté à la protection des personnalités) serait de 400 millions de dollars. À titre de comparaison mais sans négliger les différences de coût de la vie, le budget de la police de New York est de 4 milliards de dollars pour 9 millions d’habitants. 3 – https://www.firstpost.com/entertainment/firstpost-at-sundance-delhi-crime-review-reconstructs-2012-gangrape-case-with-sensitivity-not-sensationalism-5992981.html
Delhi Crime est un mini feuilleton écrit et co-réalisé par Richie Metha et Tanuj Chopra et diffusé sur Netflix à partir de mars 2020. Il a remporté l’ International Emmy Award pour la meilleure série dramatique en 2020. Il est interprété notamment par : Shefali Shah, Rajesh Tailang, Rasika Dugal, Adil Hussain, Kuldeep Sareen (S02), Yashaswini Dayama, etc.
Bande-annonce du documentaire de la réalisatrice Leslee Udwin, India’s Daughter :


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