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Curieuse histoire que celle de Bodies qui nous entraîne dans les méandres de voyages dans le temps et dont le point de départ n’est autre que Whitechapel, ce quartier de l’Est de Londres où rôde encore la silhouette de Jack l’Eventreur. Tout démarre en effet dans l’une de ces ruelles enserrées entre des murs de briques dénommée Longharvest Lane où repose un cadavre nu. Aucune marque visible, aucun indice ne permet de comprendre ce qui lui est arrivé, si ce n’est un tatouage et un œil manquant, traversé par une balle dont on ne retrouve ni l’orifice de sortie ni même la présence dans la boîte crânienne. Comme en 1888, la police se perd en conjectures. « Catch me if you can ! » concluait Jack l’Eventreur dans sa lettre à George Lusk, le chef du Comité de Vigilance local, le 6 October 1888, agrémentée d’un morceau de rein de sa dernière victime. « Catch me if you can ! » lance un personnage de Bodies au moment de disparaître dans le vortex temporel.

Les quatre inspecteurs au moment de leur découverte d’un cadavre en 1890, 1941, 2023 et 2053

Tout resterait assez simple si la scène de la découverte du cadavre ne se reproduisait à quatre reprises et à quatre époques différentes : 2023, 1941, 1890 et 2053. Les changements de décors et de costumes et la symétrie des scènes font comprendre qu’un même récit se répète à des époques différentes. Les premiers épisodes déroutent néanmoins et l’on peine à rattacher ces quatre narrations parallèles dont les seuls personnages communs sont le mystérieux cadavre nu et un individu puissant, prospère affairiste au dix-neuvième siècle et dictateur au vingt et unième : Elias Mannix alias Julian Harker.

Le commander Harker (Stephen Graham)

La nature des récits de voyage temporel tient pour beaucoup au moyen technique grâce auquel le saut dans le temps s’effectue. Qu’il s’agisse d’un lieu plus ou moins magique, d’une substance injectée ou d’un engin futuriste, ce « véhicule » temporel introduit la dimension fantastique, futuriste ou même comique de l’histoire. Qu’il se limite à l’austérité formelle de La Jetée, qu’il joue au contraire du spectaculaire ou qu’il verse dans le kitch ou la dérision, il fixe les termes du pacte de la fiction avec le spectateur. En 1962, Chris Marker avait choisi la méthode la plus discrète – un produit injecté dans le corps – et proposé au spectateur de ne rien voir, ou presque, mais d’admettre la règle du jeu. C’était faire confiance à son intelligence.

… de Doctor Who serait plus pertinent.

La machine à explorer le temps inventée par H.G.Wells et plusieurs fois reconstruite pour les besoins du cinéma (1) conserve son charme fin dix-neuvième. C’est une fantaisie mécanique qui ne cherche pas à convaincre de sa réelle efficacité. La même année (1895), une autre fantaisie mécanique permet, elle, de réellement voyager dans le temps : le cinéma.

Quant à la trilogie des Retour vers le Futur, la DeLorean bricolée qui sert de machine à voyager dans le temps ce n’est un gag parmi ceux qui parsèment la comédie. On n’y croit, bien évidemment, pas un seul instant.

Le « Gosier » et, dessous, l’inspectrice-chef Maplewood (Shira Haas) s’y confrontant.

Bodies use, elle, d’un alibi pseudo-scientifique. On saute dans le temps grâce à une sorte de bouche de feu cernée de disques métalliques, curieusement baptisée « le Gosier » (the Throat ). Ce dispositif s’appuie sur la découverte d’une particule dite « de Deutsch », particule parfaitement imaginaire, bien qu’attribuée au très réel physicien anglais David Deutsch. Lorsqu’elle est « activée », cette particule se sépare en deux particules jumelles, l’une se déplaçant vers le futur et sa sœur jumelle vers le passé, à égale distance. Il faut croire que l’on peut obtenir d’une particule, on peut le faire d’un corps, du moins dans une histoire fantastique (2) puisque c’est là l’explication que propose Bodies, hélas un peu trop tardivement.

Quoiqu’il en soit, le prétexte a les apparences de la science et charme de la fiction, on s’en satisfait. Ce qui cependant comble moins nos attentes est l’usure provoquée par le dispositif narratif lui-même. Après avoir assisté à une scène, on s’attend à la retrouver déclinée dans les autres époques, plutôt que de se demander ce qu’il va bien pouvoir se passer, on se demande donc sous quel travestissement le même va se reproduire. Ainsi s’émousse la curiosité.

Le sergent Whiteman (Jacob Fortune-Lloyd), l’inspectrice Hasan (Amaka Okafor), l’inspecteur Hillinghead (Kyle Soller)

Le défi néanmoins remporté par Bodies est de ne pas fuir le paradoxe temporel, cet écueil que les auteurs de science-fiction évitent ou, au contraire, choisissent délibérément d’affronter. Un exemple de paradoxe temporel pour les lecteurs qui ne seraient pas familiarisés avec le sujet : un personnage remonte dans le passé et tue accidentellement l’un de ses ancêtres. Il ne peut donc plus naître, donc il ne peut plus retourner dans le passé, donc il ne peut plus tuer son ancêtre, etc, etc. L’auteur de Bodies, au contraire, en fait le moteur souterrain de son histoire : l’homme venu du futur rencontre et épouse son ancêtre avec laquelle il engendre un fils. Il crée de ce fait une dynastie temporelle, certes différente de celle de Fondation (3) où les dictateurs sont des clones, mais tout aussi pérenne puisque ici le dictateur est le même, éternellement reproduit.

Sir Julian Harker et sa femme Polly (Synnøve Karlsen)

La difficulté d’une histoire aussi complexe racontée en 8 épisodes tient à deux impératifs contradictoires : la pédagogie pour aider le spectateur à garder le fil et l’inédit pour alimenter son intérêt. Sur ce dernier point, Bodies alourdit le récit d’intrigues annexes, qui donnent le ton de chaque l’époque. Répression de l’homosexualité sous la Reine Victoria, antisémitisme dans les années 1940, racisme à notre époque et régime autoritaire dans le futur. Quant à cette secte, créée fin XIXe pour préserver la pérennité des voyages dans le temps, et toujours active en 2053, elle aurait été mieux à sa place dans une adaptation de roman populaire d’avant-guerre.

L’inspecteur Hillinghead et son amant Henry Ashe (George Parker)

La dextérité du scénariste a pourtant été louée par certains critiques. Adaptée d’un roman graphique de Si Spencer dont la lecture laisse toute disponibilité de visiter les différentes époques, d’aller et de revenir sur des moments et des situations, la série se plie à la fluidité de la représentation télévisuelle, qui, pas plus que la rivière, ne remonte le cours de son lit. Un lecteur n’est pas un spectateur, le premier peut revenir en arrière, passer plus ou moins de temps sur une page, pas le téléspectateur. Ce qu’en revanche peut se permettre la série, c’est le flashback, et Dieu sait qu’il est devenu omniprésent dans les séries récentes, par effet de mode ou par faiblesse scénaristique. Bodies, elle, élève le syndrome du flashback à la puissance quatre en naviguant dans une galerie de miroirs où se reflètent quatre époques. Elle use aussi volontiers de split-screens pour exprimer la multiplication des points de vue ou la confrontation de deux époques, façon, pour elle, de retrouver la mise en page et l’esprit des romans graphiques.

Deux exemples de split-screens

Il faut reconnaître que le défi scénaristique aurait été tenu, et brillamment, si les contraintes imposées par Netflix n’avait détruit la dynamique propre au genre feuilletonnesque. Cette histoire méritait vingt épisodes répartis sur vingt jours ou vingt semaines. Condensée en huit épisodes, elle se réduit à un récit trop compact, sans aérations ni réel lien avec le spectateur, bien en dessous de ses ambitions et du talent de ses acteurs.

Notes : 1 – comme celui de George Pal en 1960 ou son remake réalisé par Simon Wells en 2002. 2 – Une explication plus approfondie est disponible dans cet article (hélas en anglais). 3 – Space opéra d’Isaac Azimov adaptée en série télévisée par David S. Goyer et Josh Friedman pour Apple TV en 2021 et 2023.

Bodies est un mini-feuilleton britannique en 8 épisodes adapté par Paul Tomalin du roman graphique homonyme de Si Spencer et diffusé sur Netflix en octobre 2023. Il est interprété notamment par : Amaka Okafor, Kyle Soller, Stephen Graham, Shira Haas, Jacob Fortune-Lloyd, Tom Mothersdale, Synnøve Karlsen, Michael Jibson…

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