
Comment faire la critique d’un mélo comme Gadis Kretek (Cigarette Girl) ? À ce point d’emphase mélodramatique, tout devient excusable. On ne peut même pas l’accuser de caricature puisque l’on semble être tombé dans une autre dimension où l’amour commence par un coup de foudre, où les hommes sont galants et les filles réservées, où les méchants sont indubitablement possédés par l’immoralité et où les scènes déterminantes semblent figées pour mieux s’imprimer dans la mémoire des personnages et du spectateur.
L’Indonésie que l’on découvre, vit au rythme paisible de l’industrie encore familiale et artisanale de la cigarette dans les années 1960, après le départ du colonisateur hollandais (1945-49). Les costumes sont beaux, les visages paisibles, et les hommes comme les femmes fument inlassablement leurs kreteks, ces cigarettes dans lesquelles le tabac est mêlé de clou de girofle et d’arômes variés, comme si le cancer du poumon n’existait pas.

La structure du récit est limpide et répond à la forme canonique du photo-roman : la rencontre amoureuse, scellée par le baiser final et la perspective du mariage, mais interrompue, retardée, compliquée par le versant mélodramatique, fondamentalement construit autour du thème de l’innocence persécutée (1). À la différence près que, dans Gadis Kretek, le baiser final prendra une génération avant, non d’être donné, mais de conclure le récit. Enfin, si d’ordinaire, dans le monde du roman-photo (2) d’où semble issu ce mélodrame télévisuel, nulle trace de conflits sociaux ou politique n’a été à ma connaissance répertoriée (3), ici les choses sont un peu plus complexes, comme on va le voir.
L’histoire de Raja et de Dasiyah (le plus souvent appelée Jeng Yah) est racontée au travers de lettres serrées par l’un ou l’autre dans différents coffrets, recueils ou simples boîtes découvertes par leurs descendants, Lebas, le dernier fils de Raja et Arum la nièce de Jeng Yah. Ce sont ces deux jeunes gens qui revivront, au gré de leurs lectures (par chance chronologiques), les bonheurs et malheurs de leurs parents respectifs et qui, sans doute hantés par leur bref et tragique amour, lui offriront ce dont il a été privé : une vie entière.
Les flash-backs, dont j’ai déjà dénoncé l’abus dans les séries récentes, sont ainsi mis au service d’une dramaturgie sûrement naïve, mais non sans objet, puisque l’oubli, l’effacement puis la résurgence d’un passé douloureux à travers deux jeunes personnages qui incarnent l’Indonésie moderne est la condition même du récit. Et ces allers-retours entre le présent et le passé sont un appel à examiner lucidement le passé douloureux du pays pour aller de l’avant.
Les deux descendants : Lebas en haut (Arya Saloka), Arum en dessous (Putri Marino)
Tout se joue au sein de Kretek Merdeka, la petite compagnie familiale de cigarettes. Un saisonnier est ramené du marché par le père, qui l’embauche à rouler des cigarettes, parmi un bataillon de femmes que cela amuse au plus haut point. Il s’en tire assez mal, mais trouve d’autres façons de se rendre utile et progresse rapidement dans l’entreprise, sous les yeux de la très belle Dasiyah, fille aînée des Idoes. Cette dernière est hélas promise à un autre homme.

Dans Gadis Kretek, la position des femmes dans la société en général et au travail en particulier est précisément décrite, ce qu’il faut mettre au crédit de la série. Dans les années 1960, elles composent l’essentiel des rouleuses de cigarettes qui travaillent sur des machines en bois. Dans la classe supérieure, comme celle de l’entourage du chef de famille et patron de l’entreprise, elles sont destinées à être mariées. Dasiyah, la fille aînée a pourtant la prétention de se mêler des affaires de l’entreprise et d’inventer de nouvelles saveurs de cigarettes, ce pourquoi elle est particulièrement douée, mais qui est traditionnellement proscrit à son sexe comme toutes les fonctions de gestion, de recherche et de direction. Sur ce plan, la soumission au patriarche est totale et répond à la fois au renom de la maison et à la stratégie de développement de l’entreprise. Les mariages jouent un rôle essentiel, comme sous la féodalité. La scène de la présentation de la fiancée (malgré elle) au fiancé est accablante.
C’est pourquoi la rupture de ses fiançailles par Dasiyah fait l’effet d’un coup de tonnerre dans le ciel serein de la famille Idoes. Motif classique du conte : La Princesse récuse le prince du royaume voisin au profit d’un simple berger !
Pourtant, la belle sera pardonnée quelques temps plus tard. Jugée apte par son père à diriger la société familiale après avoir fait la preuve de ses talents de créatrice de saveurs et de gestionnaire. Elle peut se livrer à sa passion, l’avenir de la société familiale est assuré. Premier accroc à l’ancien régime qui prouve qu’il s’agit toujours d’une question de pouvoir et non de bienséance.
Raja l’a soutenue secrètement tout au long de ses recherches en lui procurant la clef du laboratoire et les ingrédients nécessaires. Sa foi en Dasiyah en entière. Malheureusement, s’il ne manque pas de courage physique, son complexe d’infériorité sociale le paralyse.

Dans cette fresque, Seno (Ibnu Jamil), le militaire fiancé à Dasiyah, qui l’assignait déjà à sa future place de femme au foyer, est portraituré à charge. Les autres machistes sont traités avec la même vigueur, qu’il s’agisse du responsable du laboratoire des arômes, qui interdit aux femmes d’entrer parce qu’elles corrompent les senteurs par leur simple présence, ou de Djagad (Verdi Solaiman), le patron douteux d’une entreprise concurrente de Kretek, qui interdit aux femmes de s’occuper de cigarettes. Il apparaît clairement au travers de ces choix que ce sont les détendeurs du pouvoir qui maintiennent les femmes dans leur état d’infériorité sociale et non pas les gens plus simples.

Parvenus à nos années 2020, on découvre une nouvelle génération toute différente en la personne d’Amur, une jeune médecin hospitalière, et de Lebas, un héritier dilettante, libre d’esprit et un peu froussard. Leurs rapports sont égalitaires, donnant une vision peut-être optimiste des jeunes gens de 2023, mais qui exprime clairement l’évolution des rapports humains au cours des soixante dernières années. Leur toute dernière séquence où Amur refuse de rentrer dans la belle voiture de Lebas et lui intime d’embarquer comme passager à l’arrière de sa moto est limpide.
Gadis Kretek est encore plus que cela. L’Histoire, la violente, l’impérative Histoire balaie l’harmonieuse communauté comme l’ouragan un fêtu de paille.

Nous sommes déjà en 1964-65, quand, sous prétexte d’une tentative de coup d’État communiste, l’armée met à bas la Nasakom, l’improbable alliance voulue par le président Soekarno qui réunit nationalistes, musulmans et communistes et liquide ces derniers. Elle commet alors l’un des pires massacres du XXe siècle puisque l’on chiffre les victimes entre 500 000 et 3 millions. À cela s’ajoute le million d’emprisonnés sans procès, les innombrables scènes de torture et les représailles sur les familles. La famille Idoes est saccagée sur fausse dénonciation de Djagad. Le père est tué, Dasiyah elle-même est longuement emprisonnée. Beaucoup souffrent, une minorité profite, tout ce que l’humanité peut avoir de plus détestable s’épanouit.

Prudemment, Lebas se risque à émettre l’opinion que les évènements de cette époque trouble ne sont pas encore éclaircis. J’ignore si la récente et fragile démocratie indonésienne peut se permettre une lecture apaisée de la sanglante répression politique 1965. Gadis Kretek met tout de même en exergue la collusion d’intérêts dans le massacre entre la hiérarchie militaire et les élites économiques au travers de deux personnages déjà cités, Seno, le prétendant éconduit par Dasiyah, et Djagad, le fabricant de cigarettes rival de la famille Idroes, auquel on peut ajouter un général, ami de Djagad.

Gadis Kretek est donc une série tout sauf réactionnaire. Elle apporte même à l’Indonésie une lecture volontairement moderne de son passé intégrant la condition de la femme, la collusion de l’armée et du capital et la violence de l’économie de marché. Mais au-delà de sa dimension sociale et politique, Gadis Kretek recèle dans son écriture une autre puissance d’évocation, plus subtile. L’engourdissement où nous relèguent les longs plans de parade nuptiale des premiers épisodes fait partie de sa magie. Refuser une telle inertie serait, à mon avis, une erreur. D’une part parce qu’il évoque le rapport au temps qu’une société rurale entretenait autrefois, bien loin de nos rythmes urbains modernes, qu’ils soient asiatiques ou occidentaux. Ensuite parce que, si on y regarde bien, ces moments de suspension ne font qu’exprimer la dilatation du temps provoquée par l’émotion amoureuse. Plus besoin de mots ni de gestes, les amants arrêtent la course du jour et font taire les horloges. Existe-t’il plus admirable pudeur ? (4)

Notes : 1 – extrait du texte « Le roman photo : un genre latin », par Jan Baetens (https://transatlantic-cultures.org/fr/catalog/le-roman-photo-un-genre-latin). 2 – Qui furent honorés d’une grande exposition au Mucem, à Marseille, de décembre 2017 à avril 2018. 3 – À l’exception, bien entendu, des romans photo détournés par les Situationnistes. 4 – Pour terminer ce détail touchant : le terme « kretek », qui désigne la cigarette indonésienne au clou de girofle et aux arômes, est une onomatopée qui décrit le crépitement des clous de girofle qui brûlent. Je ne peux que conseiller cet article pour connaître l’histoire de ces kreteks.
Gadis Kretek (Gigarette Girl) est un mini-feuilleton indonésien en 5 épisodes adapté par du roman homonyme de Ratih Kumala par Shanty Harmayn and Tanya Yuson, dirigé par Kamila Andini and Ifa Isfansyah et diffusé sur Netflix en 2023. Il est interprété notamment par : Dian Sastrowardoyo, Ario Bayu, Arya Saloka, Putri Marino, Ibnu Jamil, Sheila Dara Aisha, Tissa Biani as Rukayah, Ine Febriyanti,…



