
Tout pour Agnès retrace l’affaire Agnès Le Roux qui mit aux prises Renée Le Roux actionnaire et dirigeante du casino Le Palais de la Méditerranée, à Nice, à Jean-Maurice Agnelet, avocat et amant d’Agnès Le Roux, et, à travers lui à Jean-Dominique Fratoni, propriétaire du casino rival, Le Rülh . Ceux qui ont suivi cette affaire, même de loin, savent qu’elle agrège ce qui fait le charme de la Riviera : le soleil, le luxe, le banditisme, les coups bas politiques et la corruption. Téchiné s’y est frotté, avec L’homme qu’on aimait trop en 2014, et n’a rencontré qu’un succès modeste en dépit de la pléiade de vedettes réunies. Rémi Lainé et Pascale Robert-Diard ont réalisé Agnès ne répond plus, diffusé cette année sur Arte (1). Tout pour Agnès se devait de trouver l’étroit chemin entre les deux, entre la réalité et la fiction.

Tout pour Agnès suit fidèlement l’affaire et bénéficie également d’acteurs de talent. Elle a reçu un accueil beaucoup plus favorable de la presse que le film. Pourtant, en dépit de leurs sources différentes, les ressemblances entre les deux sont nombreuses (2).

Je résume l’histoire pour ceux qui n’étaient pas nés dans les années 1970. Il s’agit d’une escroquerie montée par Maurice Agnelet, un avocat véreux, aux dépens de la famille Le Roux qui dirige le casino Le Palais de la Méditerranée et au profit du sulfureux Jean-Dominique Fratoni, propriétaire du casino voisin, lié à la mafia. Ayant séduit Agnès, la benjamine de la famille Le Roux, il lui fait négocier son vote au Conseil d’Administration contre un versement de Fratoni et sur lequel il fait ensuite main basse. Agnès vote contre sa mère, la famille Le Roux perd les commandes de l’entreprise. Dès lors, Agnelet prend ses distances avec Agnès. Celle-ci tente de se suicider puis, sauvée de justesse, disparaît. Entretemps, Agnelet a fait transiter l’argent de la trahison d’un compte commun à son compte personnel, tout cela en Suisse. Sans nouvelles de sa fille, Renée Le Roux alerte la police puis porte plainte.

Durant les décennies suivantes, les interrogatoires, les procès et les appels se succéderont pour faire condamner Maurice Agnelet pour le meurtre d’Agnès, meurtre sans cadavre ni preuve directe. Son autre maîtresse viendra finalement avouer un faux témoignage en sa faveur. Épargné dans les Alpes-Maritimes où il bénéficie d’amitiés, il sera finalement condamné à 20 ans d’emprisonnement à Aix-en-Provence puis à Rennes, où son propre fils viendra témoigner contre lui. Agnès a été déclarée décédée. Maurice Agnelet est aujourd’hui mort.

La série ne brode que ce qui lui est permis de broder, et donne – presque – assez de densité à ses personnages pour les rendre crédibles et nous faire – presque – admettre la possibilité du passage à l’acte de Maurice Agnelet. J’écris « presque » parce qu’il ne manque pas grand-chose, mais il manque quelque chose et c’est ce quelque chose qui m’incite aujourd’hui à sortir du cadre de Tout pour Agnès pour réfléchir plus largement à celui du docu-drame criminel, le fameux « True Crime ».

Est-ce le temps qui manque ? Tout pour Agnès ne dure que quatre épisodes. En fallait-il davantage ? Il y manque certainement des détails qui, s’ils avaient été traités, auraient donné un sentiment plus fort des 37 ans qu’a duré l’affaire que les simples maquillages pour vieillir les personnages.
Autre exemple, le contexte politico-mafieux du Nice n’est qu’esquissé à travers des références à Jacques Médecin, l’inamovible maire de l’époque. On avait pourtant affaire à ce qui se pratiquait de plus représentatif, à l’époque, sur la Riviera. Un peu plus de temps aurait permis de peaufiner le cadre, voire même de s’en faire une idée approfondie.

Dernier exemple : Le flash-back du dernier épisode qui motive l’irruption de Guillaume, le fils aîné d’Agnelet, au cours du dernier procès aurait pu être évité si ce garçon avait eu une réelle présence dans le récit bien plus tôt. Par exemple, en donnant à entendre les confidences que lui fit autrefois sa mère au sujet de son père plutôt que d’en masquer le contenu. La menace que ce garçon aurait dès lors représentée pour Agnelet, sans qu’aucun des deux en soit conscient, aurait été source d’un vrai suspens.

Ces trois exemples témoignent de la contradiction dans laquelle se débattent des séries certes courtes, mais bien plus longues que des films de cinéma qui racontent des histoires aussi complexes. Où passe le temps qui manque ?
Cette question du temps absent s’infiltre dans la mécanique du récit. Les personnages, finit-on par comprendre, n’interviennent que lorsque l’action a besoin d’eux. Cela paraît logique, évident, mais cela ne l’est pas. Le récit n’est pas seulement l’action, il est l’entourage de l’action, son cocon, il peut être aussi fait de narrations secondaires, qui l’étoffent. Par exemple, cette Agnès Le Roux qui tient tant à sa boutique d’objets africains, n’est jamais montrée au travail. On ne connaît pas ses amies, ses autres relations, son passé, on ne la voit qu’avec sa famille ou Agnelet. De même pour tous les autres personnages, à l’exception du même Agnelet, qui a une famille, et deux maîtresses, Françoise L. pour le sexe et l’alibi, Agnès pour l’argent. Aurait-il fallu plus de moyens, plus de temps, plus d’argent ? Ce n’est même pas sûr.
On atteint là les limites du docu-drame.

Ceux qui, comme moi, connaissaient l’affaire ne font que vérifier que la série n’omet rien et reste dans les limites de la vraisemblance. Ceux qui connaissaient mal ou pas du tout l’affaire, la découvre. Cette relation aux faits réels fait la force des docu-drames, mais constitue aussi leur faiblesse. Il leur manque l’interprétation, ce qui nous pousse à regarder cinq versions de Roméo et Juliette ou un remake de Scènes de la vie conjugale sans y trouver de répétition.
Pour cela, il faudrait donner un sens aux faits. Que ceux-ci ne naissent plus seulement du désir ou de la volonté d’êtres ordinaires, mais d’une disproportion, à la manière classique. Le machiavélisme de Maurice Agnelet, dans un contexte corruption politico-mafieuse, aurait suffi s’il avait été porté à son point d’incandescence. Or, il relève trop prosaïquement des calculs d’un petit bonhomme malfaisant. Pourtant, avec sa manie d’enregistrer sur magnétophone toutes les conversations téléphoniques et de consigner de façon codée les évènements importants de sa vie au revers de la couverture d’un Pléiade, avec sa façon d’instrumentaliser ses conquêtes féminines pour fuir ses échecs, avec son aplomb face à la Justice des hommes, il y avait là de quoi construire un portrait hors-normes.
Maurice Agnelet et Agnès le Roux face à J-D Fratoni et son avocat lors de l’achat des votes d’Agnès
Avec les trahisons croisées de Renée Le Roux par sa fille d’Agnès et de Maurice Agnelet par son fils Guillaume, les auteurs tenaient aussi une structure exceptionnelle. Presque trop parfaite pour être crédible. Pourtant Agnès Le Roux détruisit bien le patrimoine familial par irresponsabilité juvénile tandis que Guillaume Agnelet jeta bien son père en prison par exigence morale. Les destins de ces jeunes gens qui vécurent la même histoire sur des versants opposés avait de quoi nourrir un récit sans doute exigeant mais d’une vraie force.
En un mot, pour devenir passionnant, le fait-divers doit être arraché à la banalité du fait-divers. Il doit s’élever, acquérir une autre dimension, comme dans M le maudit où Peter Lorre fit du très perturbé Kürten un monstre terrorisé par sa propre monstruosité. Ou, à l’inverse, comme dans Moi Pierre Rivière ayant égorgé ma mère, ma soeur et mon frère, où René Allio donna une large place aux écrits du meurtrier et à la psychiatrie au détriment du réalisme et de l’émotion.

Pourtant, je le répète, Tout pour Agnès relève de ce que la télévision française a réussi de mieux dans ce genre. La malchance pour ce téléfilm en quatre parties, est de sortir au moment où le genre s’épuise. La prolifération des productions en est le signe.
Tout genre est inauguré par un âge d’or qui voit émerger ses personnages, ses codes, ses situations, son esthétique, la production augmente « pour répondre aux attentes » d’un public séduit, bientôt la surproduction engendre la chute de la qualité, l’émergence de séries B et de parodies, enfin de genre disparaît ou se raréfie sous forme de citations. Un western ou un film noir en 2023 est toujours une citation des années 1940-50.

Nous en sommes donc à la pléthore. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce qu’une grande part des True Crime n’ait qu’un maigre intérêt et se contente de reproduire une narration et des codes standardisés. On en viendrait à fuir ces productions dont le nombre et le formatage saturent l’attention. D’autant que l’ambiguïté qui leur est constitutive, la fascination-répulsion du spectateur, pose un réel problème. Conscients de l’explosion du genre, les youtubeurs se sont tout de même jetés sur le filon et déclinent sur Internet des dizaines, voire des centaines d’ersatz peu ragoûtants du Nouveau Détective (3). On en tombe là.
Pourtant, Les premiers American Crime Story (sur les affaires O.J. Simpson en 2016 et Gianni Versace en 2018) ont été des réussites. Parmi les réalisations les plus récentes, Delhi Crime, Sambre, The 6th Commandment sont également de passionnantes adaptations d’affaires criminelles. Les deux premières parce qu’elles fusionnent drame et ethnographie, la troisième pour des qualités qui la rapprochent des oeuvres de Patricia Highsmith. Dans les trois cas, on en tire une leçon morale.
Tire-t-on une leçon morale de Tout pour Agnès ? Telle est la question.

Note : 1 – Documentaire que l’on peut regarder ICI jusqu’au 31 mars 2024. 2 -Le film est adapté des Mémoires de Renée Le Roux écrites par son fils, Jean-Charles, le frère d’Agnès : Une femme face à la Mafia. La série est adaptée du livre Agnès Leroux – Enquête sur la disparition d’une jeune femme riche, publié en 1998 aux éditions Presses de la Cité par Roger-Louis Bianchini. 3- Lire à ce sujet cet article de Télérama.
Tout pour Agnès est une micro-série en quatre épisodes écrite par Nicolas Jean, Isabelle Dubernet et Olivier Eloy, réalisée par Vincent Garenq et diffusée en 2023 sur La Une en Belgique et France 2 en France. Elle est interprétée notamment par Michèle Laroque, Yannick Choirat, Marie Zabukovec,…

