Home

On en était resté au « Don’t cry for me Argentina » lancé d’une voix éplorée par Madonna en 1996, On se rappelait assez bien des juntes militaires qui s’étaient succédées dans les années 1970-80 jusqu’au désastre de la Guerre de Malouines. On n’avait pas suivi de très près les divers gouvernements civils qui avaient suivi et on avait à peine remarqué que la présidence de la péroniste Cristina Kirchner s’était achevée dans un brouhaha de scandales. Naturellement, on avait été surpris par l’irruption d’un histrion dénommé Javier Milei, émule de Trump et de Bolsonaro, – en plus aberrant, si la chose est possible -. Les plus âgés d’entre nous se souvenaient tout de même d’avoir entendu parler de Juan Perón, le général et chef d’État, et de sa femme Eva, morte trop jeune et incarnée, justement, par Madonna dans le film d’Alan Parker, Evita.

Première rencontre entre Juan Perón (Dario Grandinetti) et Eva Duarte (Natalia Orero)

L’histoire politique de l’Argentine est complexe pour un Français. Par exemple, il lui est difficile de comprendre qu’il existe encore des péronistes de Droite et des péronistes de Gauche parce qu’il a oublié qu’il y eut en France des gaullistes de Droite et des gaullistes de Gauche. Plus compliqué encore : le militaire Péron, porté légalement au pouvoir en 1946, a mené une politique sociale épaulé par sa femme, Eva Duarte de Perón, catholique acharnée et anti-communiste virulente. Grâce à elle, les femmes ont obtenu le droit de vote et l’égalité matrimoniale et les enfants bâtards ont été reconnus. À vrai dire, le régime s’affichait plus populiste qu’autre chose, promulguant certes des lois et des mesures sociales, mais préférant la charité à la justice, en dépit de sa doctrine dite « Justicialiste ».

Devant et dans la Fondation Eva Perón

L’activité de la Fondation Eva Perón devant laquelle patientaient des files de miséreux en fut la meilleure illustration. Ceci n’empêcha pas le couple d’avoir pour meilleur soutien le mouvement syndical dont, notamment, celui de la CGT. Simultanément, Perón entretint d’excellents rapports avec Franco comme avec le Vatican, accueillit à bras ouverts les nazis qui fuyaient l’Europe et ses dernières années virent l’apparition dans les franges les plus réactionnaires de son mouvement de la Triple A, un escadron de la mort chargé d’éliminer les militants de Gauche, y compris péronistes. Bref, Perón avait tout du fasciste.

Restons-en pour l’instant de la canonisation populaire d’Eva Perón, autrement dit à la métamorphose d’Evita en Santa Evita.

Eva Duarte de Perón

Eva Perón fut fauchée par un cancer en 1952, à 33 ans. L’âge importe, comme on le verra dans les dernières lignes de cet article. Ses obsèques furent un évènement considérable, suivi de 30 jours de deuil national. Son corps fut embaumé par le docteur Pedro Ara, grand spécialiste d’une technique améliorée par ses soins qui nécessita toute une année de travail dans les locaux de la CGT. La dépouille demeura 2 ans de plus dans les locaux syndicaux en attendant qu’on bâtisse un mausolée aux dimensions de l’amour que peuple argentin portait à la défunte. Hélas, en 1955, Perón fut renversé par des militaires plus réactionnaires que lui avant d’être exilé. Tout ce qui pouvait rappeler son souvenir et celui de son régime fut pillé et détruit, à l’exception de ce que la population réussit à préserver.

Un caillou restait pourtant logé dans le soulier des putschistes : le corps embaumé d’Eva Perón, reclus au siège de la CGT. “Mon problème n’est pas les ouvriers, déclarait un officiel du nouveau régime. Mon problème est ce qui est au second étage de la CGT”. On craignait en effet que l’édifice ne se transforme en lieu de culte d’Evita Perón. Le chef des services secrets de l’Armée, le lieutenant-colonel Moori Koenig fut envoyé prendre possession du corps d’Eva Perón. L’histoire et la série achèvent là leur flirt et chacune prend sa propre direction, la confusion bureaucratique pour la première, la satire politique pour l’autre.

Le colonel Moori Koening (Ernesto Alterio) découvre le travail du docteur Ara (Francesc Orella)

La série imagine en effet que le précautionneux docteur Ara réalise deux copies du corps embaumé d’Eva Perón, avec l’aide d’un sculpteur. Les militaires qui font irruption dans sa salle de travail sont pris de court devant les trois cadavres parfaitement identiques. Ils ne peuvent plus supprimer l’embaumeur, puisque lui seul sait quel est l’authentique ! Ils décident donc d’embarquer les trois corps vers trois destinations différentes. La comédie débute à cet instant.

Le cercueil caché derrière l’écran de cinéma

Supposé être un farouche ennemi du Péronisme, Moori Koenig est présenté comme un amoureux transi d’Evita, dont il a été l’assistant et garde du corps. Cet amour vire à la nécrophilie maintenant que l’objet de son amour est décédé. Faute de destination, le cercueil approximatif d’Evita navigue de l’arrière d’un fourgon militaire aux coulisses d’une salle de cinéma, séjourne dans des ruelles mal éclairées ou dans le bureau d’un collègue aménagé dans un grenier. C’est peine perdue, il est chaque fois repéré par d’invisibles adorateurs qui accumulent autour de lui fleurs et bougies. Et on ne sait toujours pas où inhumer le cadavre pour le faire disparaître certes, mais en terre chrétienne ! Cette errance absurde du cadavre dura plus de vingt d’ans et poussa Moori Koenig vers la folie !

Moori Koenig découvre de nouvelles bougies aux pieds du camion qui transporte le cercueil

Dans la série, tous ceux qui approchent la momie d’Evita se transforment en fanatiques, de Moori Koenig à la fille du concierge du cinéma qui croit qu’on lui a confié une Barbie de taille réelle. Evita contamine ses adorateurs des germes d’une foi intransigeante. Y compris, in fine, les auteurs de la série. De façon inattendue, en effet, le dernier épisode abandonne le ton de la satire pour se plier à la vraie foi. Tout sarcasme disparaît, l’ironie s’efface. La métamorphose laisse le spectateur en suspend dans une étrange incertitude.

Image d’archives, Evita Perón face à la foule argentine

En y repensant, il est indubitable que le ridicule cultivé par la série repose toujours sur les militaires, les putschistes, jamais sur les partisans de Perón et surtout pas sur le grand homme ni sa sainte femme. Si, dans ces circonstances, un minimum de curiosité pousse le spectateur à s’informer sur les aventures post-mortem de la véritable dépouille d’Evita, on découvre sur Wikipedia un récit très proche de celui de la série. De même dans un article d’El Pais, Secuestro y desaparición del cadáver de Eva Perón, dont voici un bref passage traitant de Moori Koenig et de son ami le major Arandia (Arancibia dans la série) :

« [La] haine [du péronisme]s’est transformée en une obsession nécrophile qui l’a conduit à désobéir au président Pedro Aramburu lui-même et à soumettre le corps à des promenades inhabituelles dans la ville de Buenos Aires dans la camionnette d’un fleuriste. Il a tenté de le déposer dans une unité de la marine et l’a finalement laissé dans le grenier de la maison de son partenaire et confident, le major Arandía. Malgré le secret de l’opération, la résistance péroniste semble suivre la trace du cadavre et, où qu’il aille, des bougies et des fleurs apparaissent en quelques heures. La paranoïa empêche le commandant Arandía de dormir. Une nuit, il entendit des bruits dans sa maison du 500, avenue General Paz, et, croyant qu’il s’agissait d’un commando péroniste qui venait sauver son porte-drapeau, il prit son neuf millimètres et vida le chargeur dans une masse qui se déplaçait dans l’obscurité : c’était sa femme enceinte, qui tomba morte sur le coup. »

Pour son plus grand malheur, le major Arandia/Arancibia (Diego Cremonesi) héberge un temps de cercueil…

Cette scène aussi authentique qu’absurde est parfaitement rapportée par la série. Il n’y a donc que très peu de jeu, pourrait-on dire, entre l’histoire et la fiction. Les régimes militaires ont un indéniable penchant pour le grotesque qui a pu nous faire croire à une version grand-guignolesque de faits historiques. Tomás Eloy Martínez, l’auteur du roman dont la série est adaptée a consacré sa carrière littéraire à Perón et Evita. Sa fascination pour le couple ne peut être mise en doute, quelques en soient les racines. S’il force le trait, ce n’est qu’au détriment de l’Armée, coupable de haïr le meilleur des siens, Perón.

L’intérêt de Santa Evita est à chercher ailleurs. Qu’il s’agisse de fiction ou de reconstitution importe peu, tant la série illustre remarquablement une thèse historique qui fait aujourd’hui unanimité. Je veux parler de celle d’Ernst Kantorowicz, publiée dans son essai Les Deux corps du Roi en 1957. Kantorowicz explique que de même que le corps du Christ est doté d’une double nature, humaine et divine, celui du Roi est à la fois celui d’un homme mortel et faillible, et celui du souverain, immortel et infaillible, qui se confond avec son royaume. Santa Evita, met en scène ces deux corps, non d’un Roi mais d’une Reine : son corps mortel qu’il faut embaumer pour qu’il ne se corrode pas et son corps souverain, c’est-à-dire le corps immortel de l’Argentine, brinquebalé à l’arrière des fourgons de l’Armée.

Santa Evita est un mini-feuilleton argentin en 7 épisodes adapté en 2022 par Marcela Guerty, Pamela Rementería du roman homonyme de Tomás Eloy Martínez. Réalisé par Diego Garcia et diffusé sur Hulu puis Disney +, il est interprété notamment par : Natalia Orero, Ernesto Altiero, Dario Grandinetti, Diego Cremonesi, Francesc Orella…

Laisser un commentaire