Adapter le Decameron en série télévisée relève d’une noble ambition compte tenu de la richesse d’une œuvre qui se subdivise en une centaine de petits contes facétieux, licencieux et volontiers anticléricaux. Compte tenu de son renom aussi, puisque cet ouvrage du XIVe siècle est considéré comme l’une des fondations de la littérature italienne et que Pasolini en a tiré une adaptation cinématographique qui fit date.

En revanche, n’en conserver que le cadre, c’est-à-dire une poignée de jeunes nobles florentins fuyant la peste de 1348, et la vider de sa substance, a dû en choquer plus d’un. Disparues en effet, effacées, ignorées, les historiettes que les personnages se racontaient à tour de rôle pour tuer le temps et qui ont fait la renommée du Decameron. Elles, qui décrivaient, par le menu et la satire, les mœurs et coutumes de la Renaissance italienne balbutiante ! Et il ne nous resterait de l’adaptation qu’un titre, un cadre historique et le huis clos d’un château toscan ?
Le décor : la Villa Santa, le contexte historique : le cadavre de son propriétaire tué par la peste.
La désillusion est grande. D’autant plus que beaucoup de ces brefs récits auraient éveillé bien des esprits. Je pense notamment au conte des trois anneaux dans lesquels le narrateur proclame l’égalité du Judaïsme, du Christianisme et de l’Islam, constat opportun en notre époque de fureur religieuse. D’autres, dépeignant la débauche des prélats, nous auraient rappelé les multiples scandales sexuels découverts ces dernières décennies au sein de l’église. Ou enfin, la triste histoire de Griselda, traitée d’une façon abominable par un mari soupçonneux, nous aurait représenté le long chemin jusqu’à l’égalité des sexes. Et la liste est longue des sujets qui auraient trouvé un écho dans nos consciences modernes.
Cependant, je propose d’oublier momentanément le titre – et donc la référence – pour apprécier la comédie pour ce qu’elle est. Après tout, le théâtre de cette époque était improvisé à partir de canevas et nous sommes, comme nous allons le voir, bel et bien au théâtre.
Reprenons dans ces nouvelles dispositions.

Kathleen Jordan nous offre huit épisodes qui retracent avec légèreté et un authentique sens de la drôlerie la vie d’un groupe de jeunes nobles cloîtrés avec leurs serviteurs dans la Villa Santa, une somptueuse demeure fortifiée. Le sujet est éminemment post-covidien, de toute évidence. Le propriétaire, le Vicomte Leonardo, est d’origine africaine, à en croire un tableau qui le représente et le fils qu’il eut de sa cuisinière. Il a invité la petite troupe pour célébrer son mariage avec Pampinea, mais il demeure invisible, prétendument éloigné par des affaires, selon son intendant Sirisco.
Licisca (Tanya Reynolds), qui se fait passer pour sa maitresse Filomena, est accueillie par ses compagnons de quarantaine
À défaut d’organiser un passe-temps à base de contes plus ou moins immoraux, comme dans le Decameron original, les reclus ont à interpréter eux-mêmes la comédie de la vie sociale. Voici donc le charlatan et son patient, malade imaginaire, la vieille fille en quête d’un mari fortuné, les éternelles chicanes entre maîtres et serviteurs – les uns se faisant parfois passer pour les autres -, la bigotterie d’une jeune épouse entretenue par un mari qui, au fond, préfère les garçons, la rudesse imbécile des matamores de tous poils. Plutôt que chez Boccace, on se croit à la Commedia dell’Arte, du moins une Commedia dell’Arte modernisée. De l’un à l’autre, on saute du XIVe au XVIe siècle, mais qu’importe ! Quant à nous autres, téléspectateurs français, nous retrouvons sans mal les personnages et les situations que Molière emprunta aux Comédiens Italiens. Nous voici maintenant au XVIIe siècle revu par une série télévisée du XXIe ! Mais les siècles sont de bonne composition et ne s’offusquent pas, tant que les acteurs sont talentueux et leurs tirades habiles. Ce qui est le cas.
L’intendant Sirisco (Tony Hale) et Misia (Saoirse-Monica Jackson), la servante de Pampinea
Kathleen Jordan évite de s’en prendre aux mœurs des moines et se concentre sur les rapports entre maîtres et serviteurs. On a pu croire à une comédie politique, mais que serait la comédie sans guérilla entre les premiers et les seconds ? Elle est le moteur inépuisable de la comédie classique. Du temps de Sganarelle, le spectateur des rangs populaires s’identifiait facilement à ces personnages qui prospéraient dans un espace qui se jouait les limites sociales. Docile et moqueur à la fois, couard et insolent, le domestique paraissait aussi indispensable à son maître que critique, mais sa plus grande qualité était de nous révéler simultanément le versant intime et le versant social de chaque situation.
En revanche, ce qui, dans la série, appartient à notre époque, de toute évidence, est la place accordée à l’homosexualité et aux minorités (sexuelles ou pas). Dans un cas, il s’agit de la relation homosexuelle cachée de Misia, la servante de Pampinea. La liaison est connue de cette dernière et ne poserait aucun problème à qui que ce soit si la peste n’en avait pas profité pour s’introduite clandestinement dans le palais.

Autre exemple, celui des relations SM de Tindaro, le très noble et richissime malade imaginaire, miraculeusement guéri lorsque la cuisinière Stratilia lui écrase l’entrejambe sous le talon. À croire que le sexe renverse les rapports sociaux.
Le noble Tindaro (Douggie McMeekin) et la cuisinière Stratilia (Leila Farzad),
Dernier exemple, celui de Panfilo, secrètement homosexuel et sa femme Neifile, bigote par frustration sexuelle. Tous les deux s’aiment, mais cultivent leur malheur en cachant l’un à l’autre leurs véritables désirs. Par un heureux hasard, les circonstances leur font comprendre qu’en dissociant leurs vies sexuelles de leur vie amoureuse, en étant honnêtes l’un envers l’autre, ils trouveraient le bonheur. Nul doute que ces deux personnages doivent plus à la morale du XXIe siècle qu’à celle du XIVe. Hélas, cette heureuse conclusion est gâchée par la découverte de bubons sur le corps de Neifile. L’amour et la mort semblent chevaucher de concert.

Comme pour le confirmer, toute l’escorte de Ruggiero, un cousin du Vicomte, ainsi que le médecin Dioneo décèdent d’une peste foudroyante après avoir invité des prostituées dans la Villa. En réalité, le générique nous avait prévenus, la peste occupe déjà la place, les rats y entrent et en sortent à leur guise.
La mort, on le comprend, hante la série, sans pourtant en faire une comédie morbide. La brève apparition d’un petit portrait de Fayoum (1) sur une étagère, n’est pas seulement un anachronisme (de plus), elle signifie la présence de la mort dans le décor.


À gauche un petit portrait sur une étagère dans la Villa, à droite, l’original, Portrait de jeune femme dite « L’Européenne », IIe siècle, au Louvre.
Moins flagrante, sans doute, la ressemblance entre Jacopo, le fils du Vicomte et de la cuisinière, et un autre célèbre portrait du Fayoum, ne laisse guère plus de doute sur le destin qui pèse sur les personnages.


À gauche, Jacopo (Aston Wray), le fils de Stratilia et du Vicomte, à droite, portrait d’Eutychès, IIe siècle, New York Metropolitan Museum of Art.
Dans ces conditions, pourquoi rester enfermés à la Villa ? Chacun cherche sa porte de sortie. La rupture progressive du huis clos s’achève par la mort de plusieurs des personnages et la fuite des survivants, les deux seules voies qui mènent à la liberté.
La réponse tient peut-être dans la pirouette finale. On y retrouve les 6 survivants étendus au milieu d’un jardin de fleurs, à l’abri des arcades d’un édifice en ruines, occupés se raconter des histoires. Sirisco s’apprête à raconter celle de la Griselda, que je mentionnais plus tôt. Hélas le générique de fin interrompt aussitôt la séquence. On n’entendra pas le conte.

La coupure survient exactement au moment où Boccace, lui, commençait ; à la première phrase de l’un de ses fameux contes. Le coucou niché dans le nid qu’il avait conçu se serait-il envolé une fois parvenu à maturité, nous laissant sur notre faim ? Je ne suis pas convaincu. Quitte à défendre l’indéfendable, je préfère considérer qu’il a fallu en passer par là, par toutes ces tromperies et ces conflits, par les mensonges et l’exploitation, par la mort et la peste aussi, bien évidement, pour comprendre la nature de la liberté qui nous est offerte : être et rester des êtres humains, c’est-à-dire des êtres capables de raconter des histoires. Comme Sirisco allongé dans l’herbe, comme son créateur, le Boccace du Decameron, comme les auteurs des Mille et une Nuits, ou encore le Chaucer des Contes de Conterbury, et je ne cite que ceux-ci pour demeurer approximativement dans la même sphère historique.
Pasolini, qui les a adaptés tous les trois, savait cette chose-là.
Note : 1 – Les portraits dit « du Fayoum » sont des portraits peints sur bois, à l’époque de l’Egypte romaine et fixé sur les momies à hauteur du visage. Lire ICI pour plus de précisions.
The Decameron est un mini-feuilleton américain en 8 épisodes créé par Kathleen Jordan et diffusé sur netflix au printemps 2024. Il est interprété notamment par : Zosia Mamet, Saoirse-Monica Jackson, Tanya Reynolds, Amar Chadha-Patel, Leila Farzad, Lou Gala, Karan Gill, Tony Hale, Douggie McMeekin, Jessica Plummer…







