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« C’est en fait divisé en 3 univers. Tout en haut, il y a Swarg Lok, les Cieux, c’est là que les Dieux résident. Au milieu, il y a Dharti Lok, la Terre, où les humains vivent. Tout en bas, C’est Paatal Lok, le monde obscur, celui qui appartient aux insectes, aux rampants. Tout cela est dans nos Écritures, mais je l’ai lu sur WhatsApp. » (Hathiram Chaudhary, dans Paatal Lok)

Au crépuscule

Ceux qui avaient aimé Delhi Crime ne resteront pas insensibles aux ombres et aux couleurs de Paatal Lok, cette série policière diffusée sur Amazon Prime Video et située également à New Dehli.

Il s’agit à nouveau d’une affaire policière qui nous emmène du quartier Est de la capitale, aux faubourgs et jusque dans la campagne environnante. Le récit n’a peut-être pas la fluidité de son prédécesseur mais si le spectateur étranger a un peu de mal à s’y retrouver entre les multiples personnages, le substrat mythologique et les entrelacs de l’action, la narration gagne en vérisme dans cet exposé de la vie médiatico-politico-criminelle indienne.

Campagne électorale

Tout naît d’une tentative d’attentat de quatre déshérités contre Sanjeev Mehra, journaliste-présentateur vedette de télévision. L’enquête qui s’ensuit, confiée au sous-officier de police Hathiram Chaudhary, remonte successivement plusieurs pistes. Elle est entrecoupée de séquences d’exactions à l’encontre des Dalits (autrefois appelés « Intouchables »), de manifestations de protestation en retour, de conflits au sein des hiérarchies de la chaîne de télévision et de la police, des difficultés familiales de Chaudhary ou de Sanjeev Mehra et enfin, d’obscurs complots médiatico-politiques.

Sanjeev Mehra (Neeraj Kabi)

Une fois la série achevée, sans qu’aucun de ces conflits soit résolu, il reste en mémoire le spectacle consternant d’une société fragmentée entre religions, classes sociales et castes. Tout semble se jouer sur ces frontières qui morcèlent le pays, sans elles, celui-ci s’écroulerait, du moins tel qu’on le connaît. Les Dalits, qui représentent les 2/3 de la population, en sont les premières victimes. Les chiffres sont atterrants. Selon l’organisation Campagne nationale pour le respect des droits de l’homme en faveur des Dalits en Inde, treize Dalits sont assassinés chaque semaine et trois femmes dalits sont violées chaque jour en Inde. Paatal Lok illustre clairement ces faits et la douloureuse cicatrice qu’ils laissent dans la société indienne.

La violence omniprésente dans les quartiers défavorisés ainsi que dans les zones péri-urbaines et rurales donne à la série son titre, l’Enfer. Car c’est bien dans un enfer social que s’engouffre le récit, un enfer qui ne se décrit pas dans un style choisi, mais qui imprime son empreinte sur l’écran.

La mère de Tope Singh, violée devant son mari et son père, en punition des coups infligé par son fils à un garçon qui l’humilait.

Apparaissent aussi les Gujjar, membres d’une tribu maltraitée que protègent un leader invisible et ses hommes de main. L’un des suspects de la tentative d’attentat est l’un d’eux. Je passe sur le sort réservé à une jeune népalaise transgenre qui a eu le malheur d’être arrêtée par la police dans le cadre de l’affaire du pseudo-commando anti-Merha.

Ainsi survit, dans la douleur, le lumpen proletariat indien.

Les quatre suspects, de haut en bas : (Mairembam Ronaldo Singh), Kabir M (Aasif Khan) ,Tope Singh « Chaaku » (Jagjeet Sandhu) et Vishal « Hathoda » Tyagi (Abhishek Banerjee)

Les musulmans ne sont pas épargnés, surtout depuis l’arrivée au pouvoir de Modi et de son parti nationaliste, le BJP. L’un d’entre eux est lynché sur un quai de gare, soupçonné d’avoir mangé de la viande de bœuf par des adorateurs de Ram, alors que ce n’était que du poulet. Ce Ram, prince mythique et avatar de Vishnou, considéré comme l’Amour suprême par Gandhi qui mourut assassiné en répétant son nom sacré… On en est là.

La série tempère toutefois la marginalisation des musulmans grâce au personnage d’Imran Ansari, un inspecteur adjoint musulman, qui monte en grade à force de discrétion, de travail et de conviction, à la satisfaction de sa hiérarchie qui peut se vanter d’intégrer les minorités.

Un musulman suspecté d’avoir mangé du boeuf est battu sur un quai de gare

L’appartenance de classe, versant économique du système de castes, se manifeste ici de la même façon que dans Delhi Crime : il y a ceux qui s’expriment en anglais et ceux qui usent des langues vernaculaires. Les colons ont transmis leur langue à leurs successeurs. Si rien ne change, ce n’est pourtant pas faute de se mobiliser, comme le montre les manifestations qui traversent l’écran. Chacun, cependant, restera à sa place et le système politique et social restera ce qu’il est, parce que la masse des préjugés est trop lourde à soulever, parce que la culture profonde, les croyances mythologiques les plus enracinées, le justifient.

Hathiram Chaudhary (Jaideep Ahlawat) après s’être fait battre par un gang

Le héros, Hathiram Chaudhary, un officier de police désabusé, sait qu’une affaire touchant les beaux quartiers changerait le cours de sa carrière. L’attentat déjoué qui visait une vedette de la télévision est une aubaine. Le même objectif de valorisation sociale le pousse à envoyer son fils Siddharth dans une école anglaise où il se fait brocarder par ses camarades du fait de son nom et de ses difficultés en anglais. De même, Chaudhary n’a pas le temps de progresser dans son enquête qu’il commet bévue sur bévue et se fait réprimander par ses supérieurs. Ses espoirs de progression sociale s’effondrant, il décharge sa frustration sur les détenus, en l’occurrence la transsexuelle népalaise.

Tabassage de la transexuelle en cellule par Chaudhary.

On finit par lui retirer l’affaire une fois qu’il en a découvert assez pour envoyer quatre pauvres hères en prison et que les services de renseignement ont décrété que la tentative d’attentat était un complot organisé par le Pakistan. Affaire étouffée, affaire réglée.

Hathiram Chaudhary

Sur Terre (Prithvi Lok), séparée de l’Enfer par les infranchissables barrières sociales et territoriales, les classes supérieures se partagent les places avec cynisme. Le journaliste vedette, Sanjeev Mehra, va là où la marée le pousse. Son assurance contraste parfaitement avec le désenchantement d’Hathiram Chaudhary. Opportuniste en diable, il n’est pas le dernier à user du chantage pour faire taire ses adversaires. La pseudo-tentative de meurtre à son encontre est un atout, il peut en faire une histoire et rallier les téléspectateurs à sa cause.

Mehra n’est toutefois pas indifférent aux effets de la démagogie nationaliste sur le pays. Il déclare entre autres : « Les gens comme nous étaient autrefois des héros. Quelque chose a changé dans ce pays. Maintenant, on nous trolle, on nous tue, on nous licencie ! » Et lorsqu’il reprend sa plainte quelque temps plus tard, un collègue lui rétorque : « Ce pays est en train de sombrer. Nous sommes tous jetables comme Gauri Lankesh ». La comparaison l’héroïne du journalisme, critique du mouvement nationaliste et féministe, assassinée en 2017 est indécente au regard de la morale opportuniste de Sanjev Mehra. Elle témoigne de l’enfermement idéologique des castes supérieures.

Sanjeev Mehra

Paatal Lock est une série aussi ambigüe, violente et chaotique que l’est l’Inde actuelle. Ce n’est pas un récit sur ce pays, mais une reproduction, c’est-à-dire un constat sans volonté interprétative, sans jugement affiché, ce qui ne veut pas dire neutre. Tout le monde en prend pour son grade, du haut en bas de la hiérarchie sociale, et finalement la seule tendresse qu’elle transmet est celle qui se porte sur les plus déshérités, les coupables de rien, ceux qui n’ont fait que naître au mauvais endroit : les gamins des rues, minuscules voleurs à la tire, dont l’un se sent plus fille que garçon et se fait violer par des pédophiles puis battre plus tard par un flic ou encore cet assassin d’origine gujjar qui commence par venger ses deux sœurs violées par des garçons de caste supérieure avant de devenir tueur à la solde d’une secte politico-religieuse.

Tyagi, ses soeurs vengées

On quitte Paatal Lok empreint d’un sentiment d’inconfort. On aurait préféré une série à la Delhi Crime, une histoire fluide, qui nous prenne à un point pour nous déposer à un autre. Ce n’est pas le cas. Mais fallait-il que cela le soit ?

PS : cet article ayant été rédigé bien après la sortie de la première saison (2020), une seconde saison est déjà annoncée sur Amazon Prime Video début 2025.

mise à jour du 15 janvier 2025) : https://www.lemonde.fr/international/article/2025/01/15/en-inde-arrestation-de-49-hommes-soupconnes-d-avoir-viole-une-adolescente_6498944_3210.html

Paatal Lok est un mini-feuilleton en 9 épisodes, en langues hindi et anglaise, inspiré de “The Story of My Assassins” de Tarun Tejpal, et écrit par Sudip Sharma, Sagar Haveli, Hardik Mehta and Gunjit Chopra, et réalisé par Avinash Arun and Prosit Roy. Il a été diffusé en sur Amazon Video en 2020. Il est interprété notamment par : Jaideep Ahlawat, Neeraj Kabi, Mairembam Ronaldo Singh, Abhishek Banerjee, Ishwak Singh, Jagjeet Sandhu, Aasif Khan,

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