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J’aurais tout donné pour une série télévisée qui retrace l’épopée de Loft Story. Pourtant, lorsque j’ai appris la diffusion de Culte, la série qui lui était consacrée, je suis resté inerte.

J’avais tellement soutenu l’invention de la téléréalité en 2001, je m’étais tellement amusé des Tartuffes qui criaient à la fin de la civilisation, j’avais tellement prétendu qu’au contraire, le baiser de Loana et de Jean-Edouard ouvrait le XXIe siècle tout autant que la destruction des Twin Towers, que j’attendais avec un espoir mêlé d’inquiétude le récit scénographié, la reconstitution mise en scène, l’évocation dramatique qui en perpétueraient la légende.

Alors pourquoi ma passivité ? Que craignais-je ? Que le souvenir du Loft soit profané ?

Aphrodite (Marie Colomb)

Les deux évènements, le Loft et les Tours forment l’Iliade du XXIe siècle : Acte 1, Irruption de l’extimité (1); Acte 2, Sidération par l’image de la catastrophe. Le siècle est né dans le silence le plus bruyant qui ne se soit jamais produit. Je reprends : Acte 1, le silence de deux corps entremêlés dans un recoin de piscine, cernés par le déluge des commentaires, rires, offuscations et malédictions; Acte 2, le tsunami des Tours submerge toute possibilité de le penser, donc d’en parler avec les mots qui conviennent, même le président Bush est resté coi à l’annonce de la nouvelle. On va m’accuser d’obscénité pour avoir mis sur le même plan une catastrophe dont on parlera encore dans plusieurs siècles et un simple baiser qu’un des deux partenaires avait déjà oublié le lendemain matin.

Le baiser

S’il y a obscénité, voyons donc où elle se loge. En la matière, j’ai un complice en la personne du véritable concepteur de la téléréalité : Fernand Léger. Eh oui, Fernand Léger, le peintre « tubiste » et auteur de Ballet Mécanique, qui, en 1931, écrivait : « J’ai rêvé au film « des 24 heures », d’un couple quelconque, métier quelconque… Des appareils mystérieux et nouveaux permettent de les prendre « sans qu’ils le sachent » avec une inquisition visuelle aigüe pendant ces vingt-quatre heures, sans rien laisser échapper : leur travail, leur silence, leur vie d’intimité et d’amour. Projetez le film tout cru sans contrôle aucun. Je pense que ce serait une chose tellement terrible que le monde fuierait épouvanté, en appelant au secours, comme devant une catastrophe mondiale (2)».

Une catastrophe mondiale, voilà qui est dit.

Fernand Léger avait perçu l’effet sidérant de l’intimité livrée au public, l’extimité comme l’appelle Serge Tisseron, mais s’était trompé sur les réactions des futurs spectateurs. Pour mieux comprendre, il faut croiser la prophétie de Léger avec la dystopie d’Orwell. 1984, où les télécrans scrutent en permanence chaque habitant d’Oceania, où un contrôle panoptique de la population est exercé par Big Brother, personnification du pouvoir le plus tyrannique, le plus absurde et inhumain qui soit. Or, justement l’original du Loft, et toutes les versions étrangères, s’intitulait Big Brother. Les producteurs néerlandais puis britanniques, allemands, américains,… de l’époque ne s’étaient pas cachés, ils avaient même trouvé intelligent, drôle ou simplement pertinent de donner à un « jeu » télévisuel le nom de l’icône du totalitarisme.

Léger + Orwell = Le Loft ?

Isabelle en régie

Ce que je dis pour Loft Story et ce qui s’est passé en France ne vaut que pour la France, j’ignore comment Big Brother, la version originale, a été perçue aux Pays-Bas puis dans tous les pays où l’émission a été vendue. Néanmoins, gardons en mémoire le titre original, afin de ne rien oublier du cynisme des producteurs de l’époque.

L’annonce de la diffusion de Culte, une série sur les coulisses de Loft Story, produite par les producteurs de l’époque et où ils se dépeignent eux-mêmes dans l’exercice de leurs fonctions suscite, a minima, une méfiance. S’agit-il de boucler la bouche, de tordre le torchon jusqu’à la dernière goutte de sirop ?

Isabelle/Alexia de face (Anaïde Rozam)

Dans The Conversation, l’universitaire Maureen Lepers axe sa critique sur le fait que, durant les 6 épisodes de Culte, on ne voit rien du contenu de l’émission, c’est-à-dire de la vie des candidats enfermés dans leur loft. « Une stratégie dommageable, qui échoue à faire de la téléréalité le vrai sujet du récit. » écrit-elle. C’est croire que ce qui est hors-champ, non visible à l’image, en est exclu. Bien au contraire, il n’en est que plus présent, ne serait ce que par ses effets sur tous ceux qui apparaissent à l’écran, et surtout sur notre imaginaire.(3)

Plus pragmatiquement, soit on a l’âge d’avoir déjà vu Loft Story et ce sont les coulisses qui nous intéressent, soit on est trop jeune, auquel cas il s’est passé tant d’autres choses dans le domaine de la téléréalité que Loft Story ne présente plus guère d’intérêt. Aujourd’hui, la téléréalité s’est professionnalisée. Les candidats suivent un plan de carrière, ils deviennent influenceurs et s’installent à Dubaï. Ils ont perdu la naïveté des balbutiements de la téléréalité.

Raphaël Dumas (César Domboy) et Christian de Chaunac (Philippe Lefebvre), le patron de M6

À la place des candidats de Loft Story, les principaux personnages de Culte se répartissent en deux paires : Isabelle de Rochechouart alias Alexia Laroche Joubert et Raphaël Dumas, mélange de Stéphane Courbit et d’Arthur, dans le rôle des producteurs à sang froid, Loana et Karim respectivement candidate et « casteur »-assistant de production dans le rôle des victimes consentantes. Ceux qui désirent faire plus ample connaissance avec Stéphane Courbit et Arthur, se plongeront dans la lecture de Téléréalité d’Aurélien Bellanger. Les autres connaissent déjà Loana pour ses déboires post-Loft Story largement exploités par la presse à scandale.

L’équipe dArrêt sur Images s’est justement intéressée à la façon dont Loft Story avait recruté ses candidats. Ce n’est sans doute pas une grande découverte mais Loana n’aurait pas été choisie parce qu’elle était émouvante comme la série tente de le faire croire en empruntant le regard de Karim mais parce qu’elle était sexuellement attirante.

« C’est encore une manière pour la production de réécrire la manière dont elle a abordé la sélection de Loana. La réalité c’est que Loana a été castée et qu’ils ont tout de suite compris le potentiel de femme-objet de Loana. » (Paul Sanfourche) Pour preuve, Benoît Chaigneau, le véritable « casteur » aurait consigné sur sa note de casting : « Elle est tellement bonne que ce sera un scandale de l’oublier ». On appréciera l’élégance du style.

Loana danse dans un bar niçois

Culte nous raconte comment Loana a été repérée dans un bar de Nice par un Karim immédiatement séduit. Ces deux personnages sont d’ailleurs les plus sensibles, les plus humains de la série. Karim, fils aîné dévoué, vit avec sa mère et sa sœur dans une HLM, il travaille pour Isabelle/Alexia comme « casteur » puis comme assistant, mais il a un secret : celui de fréquenter les peep-shows le soir avant de rentrer à la maison. Pas les bars ni les salles de jeu, non, les peep-show où on regarde des dames se dénuder au travers de miroirs sans tain. Comme dans le Loft ? Oui, comme dans le Loft, sauf que là, elles se déshabillent concrètement, pas émotionnellement comme dans le Loft. Pourtant c’est même ce voyeurisme à la portée de tous qui a été reproché au Loft.

Karim (Sami Outalbali ) au peep show

Si l’on s’en tient à la définition qui veut que le voyeur est celui qui cherche à pénétrer du regard l’intimité de l’autre, ses affects, sa nudité, ses secrets… bref, son désir, ce qui l’anime (4), Karim et le public du Loft ne sont qu’un et la série démontre que la téléréalité et le peep show participent du même principe. Le psy insiste : Le voyeur cherche l’âme. Et cela, Karim l’exprime très bien dans sa fascination pour la féminité absolue que Loana représente à ses yeux. Les spectateurs aussi qui, depuis les origines de la télévision, n’en décrochent plus, absorbés par ces visages qui surgissent derrière la vitre de leurs écrans et qu’on leur offre de scruter au plus près. « À la télé, écrivait Morvan Lebesque, l’âme vous sort par le trait« .

Mais aller jusque là, faire de Karim un voyeur de peep-show ET du Loft ne vise pas, bien entendu, à confondre les deux dans la réprobation. Culte est là pour nettoyer l’image de Loft Story. Culte sert à offrir l’opportunité de retourner le gant. À la toute fin du cinquième épisode, Isabelle surprend Karim occupé à se masturber derrière le miroir sans tain du Loft de l’autre côté duquel Loana retouche son maquillage. Scandale. Karim est renvoyé sur le champ. La série prouve ainsi que Loft Story reste du côté de la morale dominante, qu’elle condamne le voyeurisme et qu’il faudrait prendre le Loft pour ce qu’il est : un jeu, peut-être même une expérience de sociologie (comme Isabelle l’avait prétendu devant ses parents) ou n’importe quoi d’autre. Brillant !

À travers le miroir

Même s’ils ne sont pas à l’initiative de Culte, le dispositif en anneau de Moebius qui veut que ce soit les mêmes qui produisent Loft Story puis le récit de ce qui s’est passé, leur permet de transformer l’improvisation originale en une narration conforme à leurs aspirations et à leur souci de respectabilité, une fois la tempête du scandale apaisée.

La question par laquelle il faut passer est de savoir ce que sont ces producteurs de Loft Story ? Des gens qui ont acheté une émission de télévision à un producteur étranger, l’ont revendue à une chaîne française puis l’ont réalisée en suivant le script de l’émission originale et en empochant une solide commission. Leur part de création artistique est donc pour le moins ténue. Ce sont avant tout des patrons, des entrepreneurs, des hommes et femmes d’affaires, appelons-les comme on veut. Relater eux-mêmes ce qu’ils ont vécu en fait un peu plus des auteurs. Or le sujet de la création artistique est centrale dans la légitimation de la téléréalité.(5)

Visite inopinée d’inspecteurs du travail aux studios de Loft Story

Une autre scène s’avère révélatrice. Elle se déroule elle-aussi au cours du cinquième épisode et l’on y voit les employés applaudir Isabelle qui vient de berner l’inspection du travail. Cette dernière s’était présentée à l’improviste aux portes du studio pour vérifier les contrats de travail des «candidats» de l’émission. Les deux inspecteurs répondaient à la caricature usuelle des bureaucrates ternes en costumes gris bon marché. À bout d’argument, Isabelle avait exigé qu’ils signent un document concernant leur droits d’image avant de pénétrer sur le plateau, puisque l’émission était en direct et ne pouvait s’interrompre. Les fonctionnaires rabat-joie avaient alors foit demi-tour. En parallèle de cette séquence «amusante», on découvre le jeune et conquérant Raphaël occupé à se faire confectionner un costume sur mesure par un tailleur hors de prix. La lutte des classes, vue par les producteurs de Culte, a donc été remportée par le patronat, sous les applaudissements de ses employés admiratifs.

Voilà pourquoi Culte déçoit. On ne règle pas ainsi ses comptes. Culte n’est pas à la hauteur. Il fallait étoffer le mythe, elle l’a dépouillé de son glamour, fut-il de pacotille. On gardera toutefois en mémoire le sourire radieux de Loana à la sortie du Loft, le jour de sa victoire. Personne, pas même les requins de la production télévisuelle, ne parviendra à nous en déposséder.

Loana quitte le Loft, victorieuse

Notes : 1 – …au sens que lui donne Serge Tisseron dans l’Intimité surexposée, le livre qu’il consacra au Loft., c’est-à-dire « le processus par lequel des fragments du soi intime sont proposés au regard d’autrui afin d’être validés. Il ne s’agit donc pas d’exhibitionnisme. L’exhibitionniste est un cabotin répétitif qui se complaît dans un rituel figé. Au contraire, le désir d’extimité est inséparable du désir de se rencontrer soi-même à travers l’autre et d’une prise de risques. » (https://shs.cairn.info/revue-communications-2011-1-page-83?lang=fr). 2- C’est moi qui fait ressortir. L’article de Fernand Léger qui s’achève ainsi est paru sous le titre A propos du cinéma dans la Revue Plans en janvier 1931, avant d’être repris en 1946 par Marcel L’Herbier dans son recueil Intelligence du cinéma. 3 – Le Testament du Docteur Mabuse, de Fritz Lang, en fit la brillante démonstration en son temps. 4 – http://cafe-psy.over-blog.com/article-prochains-debats-mercredi-9-et-23-juin-2010-51299521.html. 5 – La réalité est plus cruelle puisque TF1 Production, productrice de Koh Lanta et de l’Ile de la tentation, fut condamnée quelques années plus tard par le Tribunal de Cassation qui déclara que  : « l’existence d’une relation de travail ne dépend ni de la volonté exprimée par les parties ni de la dénomination qu’elles ont donnée à leur convention mais des conditions de fait dans lesquelles est exercée l’activité des travailleurs » et elle condamna le producteur aux rappels de salaires et indemnités diverses due à un employé. Elle n’attribuait cependant pas aux candidats la qualité d’artistes.

Culte est un mini-feuilleton français en 6 épisodes créé par Matthieu Rumani et Nicolas Slomka et diffusé en 2024 sur Amazon Prime Vidéo. Il est interprété notamment par : Anaïde Rozam, César Domboy, Sami Outalbali , Marie Colomb, Nicolas Briançon, Jacqueline Corado, Philippe Lefebvre, Éric Naggar, Raphaëlle Simon…

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