Une critique déclarait récemment qu’elle ne prenait jamais en compte le contexte dans lequel une œuvre avait été réalisée, car ce qui lui importait était ce que l’œuvre provoque au moment où on la regarde. Je ne me rappelle plus où j’ai lu cette déclaration ni de qui il s’agissait, mais je pense rapporter fidèlement son propos, sans doute volontairement provocateur.
Une aurore boréale au dessus du Rio de la Plata, signe avant-coureur de la catastrophe
Il est incontestable que le sens d’une œuvre évolue avec la perception qu’en ont les spectateurs selon leur époque. Les séries n’ont aujourd’hui plus exactement la même portée qu’à l’époque où elles ont été produites, c’est même pourquoi il serait bien stupide de regarder Chapeau Melon et Bottes de Cuir ou Le Prisonnier en faisant fi de la Guerre Froide.
L’ami qui m’a conseillé L’Éternaute est argentin. Il a eu le temps de me souffler que cette série de science-fiction était tirée d’une bande dessinée des années 1950, que son auteur avait compté parmi les victimes de la dictature militaire de Videla et que cette adaptation était un évènement en Argentine.

Le scénariste de l’histoire originale, Héctor German Oesterheld, avait commencé par raconter des histoires comiques dans les années 1940 et était devenu une référence de la bande dessinée dans les années 50 jusqu’à son grand succès, El Eternauta, une histoire de science-fiction dessinée par Francisco Solano López (1) et publiée en 1957 sous forme de feuilleton dans la revue Hora Cero Semanal entre 1957 et 1959.

Oesterheld collabora ensuite avec d’aussi illustres dessinateurs que Alberto Breccia et Hugo Pratt. Dans les années 1970, son discours se radicalisa, il consacra une biographie dessinée à Che Guevara et s’engagea aux côtés des Montoneros, une formation de guerilleros de Gauche. Ses quatre filles le suivirent dans l’engagement politique. La famille était dès lors condamnée.
Estela (25 ans), Diana (23 ans), Beatriz (19 ans), et Marina (18 ans) furent arrêtées par les militaires et assassinées entre 1976 et 1977. Diana et Marina étaient enceintes. Leurs deux bébés, venus au monde en détention, ont disparu. Héctor German Oesterheld fut arrêté en 1977 et disparut un an plus tard, parmi 30 000 autres victimes. La bande dessinée, elle, fut reprise et poursuivie dans les années 1980 puis 2000 par divers dessinateurs.

Héctor Oesterheld est sans conteste une figure de la résistance à la dictature, Estela, Diana, Beatriz, et Marina furent des martyres, Elas Sanchez, sa veuve et mère privée de ses filles, fut l’une des Mères de la Place de Mai qui réclamèrent durant des années la vérité sur les disparus en manifestant devant le Palais Présidentiel.
Comment, en ces conditions, ne pas voir L’Eternaute comme le legs d’un résistant ? En 1957, non seulement l’Argentine subissait la dictature du général Aramburu, mais il y avait déjà eu en Argentine assez de coups d’État, de généraux dictateurs et de répressions brutales pour connaître la tyrannie de près et avoir l’intuition de ce qui allait advenir.
L’Eternaute, se souvient aujourd’hui Solano López, “était, en plus d’une histoire de science-fiction, une sorte d’exercice d’anticipation de la capitulation que le pays allait connaître des décennies plus tard. Je pense qu’il s’agissait d’un acte presque inconscient, tant de la part d’Héctor Oesterheld que de la mienne, dans le contexte des années 1950, bien sûr. Héctor était un anti-péroniste furieux, un libéral, avec des idées socialistes, de gauche – comme je pouvais l’être aussi, sans être affilié à aucun parti -, là où se situe plus ou moins tout intellectuel, avec une vision populaire et de justice sociale, et une compréhension des phénomènes historiques qui obéissent aux pressions des pays les plus riches » (3)

Le contexte est essentiel pour comprendre L’Eternaute, mais la conscience qu’en avait les auteurs était complexe, faite de constats, de raisonnements et d’intuitions. Si nous n’en tenons pas compte, la neige mortelle qui tombe sur Buenos Aires devient pour nous une pollution mortelle bien l’air de notre temps, si je puis dire, alors que c’est en direction des explosions atomiques dans le Pacifique qu’il faut regarder (4). De même, l’invasion de coléoptères géants qui lui succède nous orienterait vers les actuelles manipulations génétiques alors que, bien loin de cela, ce qui est revendiqué par les auteurs est l’héritage de La Guerre des Mondes d’H.G.Wells, ce roman qui, parlant de la menace extra-terrestre évoque des intellects vastes, calmes et impitoyables, [qui] considéraient cette terre avec des yeux envieux, dressaient lentement et sûrement leurs plans pour la conquête de notre monde. Portrait vraisemblable des cénacles nationaux-catholiques inspirés par le maurassien Jean Ousset où se concoctaient les coups d’État argentins.

Ces possibles écarts d’interprétation entre le spectateur d’aujourd’hui et le lecteur d’hier font-il une différence ?
Peut-être L’Eternaute est-elle simultanément une œuvre de la fin des années 50, de toute l’histoire de l’Argentine depuis les années 30 et des années 1977-78 au cours desquels l’auteur et ses filles furent enfermés et assassinés, ou encore d’aujourd’hui-même, face au régime de l’histrionique Javier Milei. Ceci n’est pas incohérent si on considère que l’œuvre graphique s’est poursuivie, reprise par d’autres mains, jusqu’en 2000, mais surtout comme une œuvre que la population argentine s’est appropriée.
Pour admettre cela, il faudrait porter plus attention à un aspect essentiel pour les auteurs : l’organisation protéiforme mais collective de la résistance à l’ennemi et l’échec annoncé des tentatives individualistes. Si L’Éternaute a quelque chose à nous transmettre, c’est bien la nécessité d’une résistance collective à toute agression, quelle qu’elle soit.
Confrontation entre humains
Ricardo Darin, l’acteur incarnant Juan Salvo, le personnage principal, dit qu’Oesterheld « lançait à la mer un message devenu avec le temps une devise, un leitmotiv, qui est que personne ne se sauve seul. Et ça a à voir avec l’histoire de la civilisation« . Il ajoute : « Parce que c’est comme ça (…) Parce que les peuples qui ont su survivre sont ceux qui se sont rassemblés, défendus côte à côte, se sont intéressés non seulement à ce qui leur arrivait individuellement, à leur groupe, leur famille, mais au-delà. Ceux qui ont ouvert leurs bras aux autres. Et je crois que ça sera éternel« (3)

Ironie du sort, les efforts du petit-fils de l’auteur, Martín Oesterheld et de la productrice Laura Bruno font que Netflix sort une adaptation de L’Éternaute sous la présidence d’un partisan de la dictature qui assassina Héctor Oesterheld. On imagine l’effet sur les spectateurs argentin, les connexions qui se sont faites dans les esprits, les discussions entre les uns et les autres. Avoir cette histoire à nouveau représentée presque 70 ans plus tard et diffusée dans le monde entier est mieux qu’un cénotaphe à la mémoire d’Oesterheld et de ses filles, mieux qu’un documentaire historique sur les années noires, mieux qu’un procès de la dictature qui n’aura jamais lieu, mieux qu’une claque au délirant de la Casa Rosada, c’est la complicité qu’un peuple trouve dans une fiction. Ce qui fait la communauté française, pour peu qu’il y en ait une, n’est pas à chercher dans le couronnement de Clovis ou dans la prise de la Bastille, mais dans Les Misérables d’Hugo.

Il se publiera assez d’articles sur cette série télévisée pour que l’on sache un peu partout dans le monde qui était Oesterheld, quel a été son destin et en quoi cette œuvre est importante. Pourtant, il n’y a que les Argentins à savoir de quoi il en retourne vraiment, il n’y a qu’eux à partager les références dites et non-dites, à savoir mettre un nom sur les gros scarabées, à reconnaitre les rues de Buenos-Aires, les barrancas de Belgrano (5), la ligne D du métro, le stade de River Plate (6) dans lesquels se déroule leur interminable bataille contre l’oppresseur. Et c’est parce qu’elle possède cette singularité, parce qu’elle est si intimement liée à la réalité et à l’histoire porteña, L’Éternaute devient une œuvre universelle.

La dimension romanesque du récit ne doit néanmoins pas céder sous le poids de la conscience politique. La Guerre des Mondes n’est pas la seule ancêtre de L’Eternaute, il faut y ajouter un roman lui aussi britannique, Robinson Crusoé de Daniel Defoe (et s’étonner encore une fois du rôle de la littérature britannique dans la culture argentine). Car ce que ne dit pas clairement cette première saison de la série au contraire de la bande dessinée, c’est que Juan Salvo est un voyageur du Temps. Les hallucinations dont il est parfois victime sont la vision d’évènements à venir qu’il a déjà vécus. Le titre est pourtant clair : L’Éter d’Éternaute est celui d’Éternité.

« L’Éternaute, au départ, était ma version de Robinson. La solitude de l’homme, entouré, emprisonné, non plus par la mer mais par la mort. Pas non plus l’homme seul de Robinson, mais l’homme avec sa famille, ses amis », écrivait l’auteur dans les années 1970. (7)
Voilà pour la douleur existentielle. Elle est constitutive de tout vrai héros, même si celui-ci a conscience de faire partie d’une communauté soudée dans la résistance. Et peut-être en nous en portons nous tous le germe.
Voici donc ce qu’il fallait savoir du contexte… Est-ce utile ?
Mille fois oui puisqu’aujourd’hui, c’est en mémoire de ce contexte, du destin tragique de son auteur, que la résistance au régime de l’homme à la tronçonneuse, le populiste libertarien Javier Millei, s’approprie les symboles de L’Éternaute pour manifester dans les rues de Buenos Aires.
Le 14 mai 2025, costumés en Éternautes, les Hijos (organisation d’enfants de disparus ayant retrouvé leur filiation) ont manifesté sur la Place de Mai pour appeler ceux qui sont nés au cours de la dernière dictature à les rejoindre. Parmi ceux-ci, les deux enfants de Diana et Marina qui, aujourd’hui, doivent avoir approximativement 47 ou 48 ans et croire depuis toujours être nés dans une famille d’officiers argentins.

Notes : 1 – Solano López était assisté par Julio Schiaffino et un jeune apprenti, chargés d’ arrière-plans et de paysages. Il s’appelait José Muñoz et deviendra des années plus tard le célèbre dessinateur de la bande dessinée Alack Sinner, sur des scénarios de Carlos Sampayo. 2 – Cité par Fernando Garcia et Hernán Ostuni dans leur article El Eternauta, numéro 7 de la Revista latinoamericana de estudias sobre la historieta. 3 – FranceTv Info . 4 – Entre 1946 et 1958 les USA ont effectué 23 explosions nucléaires dans l’attol de Bikini, puis entre 1966 et 1974, la France a procédé à 46 tirs à Moruroa et Fangataufa. 5 – Parc construit sur la pente d’une colline dans le quartier de Belgrano. 6 – Célèbre équipe de football. 7 – Idem note n°2.
L’Éternaute est un mini-feuilleton argentin en 6 épisodes créé par Bruno Stagnaro et difusé par Netflix en mai 2015. Il est interprété notamment par : Ricardo Darín, César Troncoso, Carla Peterson, Andrea Pietra, Ariel Staltari, Marcelo Subiotto.




j’évite de lire tes critiques avant de déguster une série , car je ne veux pas être influencé. Par contre juste après le dernier générique, je suis souvent un peu triste de ne plus avoir rdv avec mes heros du petit écran et là ça me fait du bien d’avoir ton regard`……..
Merci, car tu m’ouvres des portes dont je n’ai pas connaissance et ce n’est pas désagréable d’apprendre. La réalité dépasse souvent la sciences fiction!