Dernier avatar d’un genre dont le succès assure la pérennité, la série de gangsters Mobland porte au plus haut degré son trait le plus contestable : la fascination de la violence. Dans les années 1930, pour éviter ce genre de dérive (et d’autres), le code Hays avait mis un frein au film de gangster et la bride fut maintenue jusqu’au milieu des années 1960. La télévision des origines fut donc chaste et suggestive. Ce n’est évidemment plus le cas, un siècle plus tard, les mœurs ont évolué. Les Incorruptibles (The Untouchables) des années 1959 à 63 traitaient du crime organisé du point de vue du fringant agent spécial Eliott Ness. Les séries de gangster d’aujourd’hui nous montrent le crime organisé du point de vue des criminels.

Conrad Harrigan (Pierce Brosnan) et son homme de main, Harry Da Souza (Tom Hardy). Le vrai voyou porte un costume de gentleman et le vrai gentleman un blouson de voyou.
Les historiens approximatifs de la télévision en font remonter le prétendu « âge d’or » (1) à une série de gangsters : Les Sopranos (1999), qui racontait l’histoire d’une bande de mafieux vieillissants. Boardwalk Empire (2010) puis Peaky Blinders (2013) apportèrent au genre un ersatz de profondeur historique avant que Gomorra (2014) ne le fasse basculer dans la modernité la plus poisseuse. Simultanément, Narcos (2015) lui injectait une véracité inspirée du documentaire. Toutes ces séries, à l’exception de la dernière, furent déclinées en 5 ou 6 saisons, preuve d’un large soutien des téléspectateurs. De Peaky Blinders on saute aujourd’hui à deux de ses déclinaisons féminines et féministes, Forty Elephants et Dope Girls (2025), toujours à grand renfort de costumes « d’époque ». Parallèlement, à la suite de Gangs of London (2020), adapté d’un jeu vidéo, voici Mobland, la série dont il est question aujourd’hui.

En cette même quinzaine années furent également diffusées les huit saisons de la série d’héroïc-fantasy Games of Thrones (2011-2019). L’engouement populaire pour cette histoire et ses personnages fut considérable. La coïncidence n’en est probablement pas une, puisqu’en dépit d’apparences diamétralement opposées, ces feuilletons racontent peu ou prou la même chose.
Hordes, tribu, clans, bandes, gangs, qu’on soit chez les gangsters ou les guerriers médiévaux fantasmés, ce ne sont que des histoires de groupes soudés par des règles archaïques. Ils se hiérarchisent autour d’une figure omnipotente dont la succession ne s’envisage que par héritage en ligne directe. Chaque membre du groupe lui doit une totale loyauté, sous peine de mort. Aucun contre-pouvoir n’est toléré, aucune critique non plus, sauf limitée au cercle intime. La conséquence en est que les prétendants au pouvoir, qui n’appartiennent pas à la dynastie mais estiment avoir la valeur nécessaire pour remplir le rôle, doivent recourir à la guerre et la liquidation de la totalité de la famille régnante pour imposer leur nouvelle légitimité.

Ce tableau est celui d’une structure sociale auchaïque, aux antipodes de la démocratie moderne. Pourtant, les esprits férus d’actualités internationales n’ont pas manqué de la rapprocher des régimes russe ou américain actuels. Pour étayer leur comparaison, ils ont même pu s’appuyer sur un article récent de l’éditorialiste de The Atlantic, Cullen Murphy au sujet de la dégradation de la situation politique aux USA, depuis l’élection de Trump ; « Le démantèlement délibéré du gouvernement américain au cours des derniers mois, et son remplacement par un système fondé sur le pouvoir privatisé et les réseaux d’allégeance personnelle, accélère ce qui était déjà en cours depuis longtemps. » Titre de l’article : Le Féodalisme est notre Futur.

Ce titre fait immédiatement surgir sous nos yeux les portraits de Musk, Zuckergerg, Bezos, Bolloré, Arnault, Murdoch et tant d’autres oligarques devant lesquels les États s’inclinent. Le concept politique étant posé et puisqu’il apparaît incontestable qu’en la période que nous vivons, la démocratie libérale est en recul dans monde (2), peut-on dire que les séries de gangsters ou d’héroic-fantasy, en valorisant les structures tribales, en accordant la primauté à la violence dans la gestion des conflits et en célébrant le retour du politique au pouvoir absolu sous-tendent une réelle régression idéologique mondiale ? Ou, pour le moins, qu’elles lui offrent un imaginaire ? C’est ce que je crois.
Harry da Souza face à Kat McAllister (Janet McTeer)
Féodalisme, donc… Oui, Conrad Harrington est un baron du crime organisé britannique comme il y en eut de tout temps. Il est en concurrence avec le clan des Stephenson et le sera prochainement avec le cartel international de Kat McAllister. La guerre est permanente. Il ne faut pas plus qu’elle cesse dans Mobland que dans les plaines d’Ukraine. Pour quelle raison ? On ne nous l’explique pas. Il n’est même pas question de haines ancestrales puisqu’en coulisse, les uns discutent avec les autres et l’on comprend que certaines relations ont pu être plus intimes qu’un simple business. Le marché du fentanyl est bien abordé, mais on ne voit aucun dealer, aucun drogué, aucun chargement de poudre blanche. À peine un achat de pierres précieuses à Anvers, écourté par une fusillade. L’objet de la lutte n’est donc pas concrètement la maîtrise du commerce de la drogue ou d’un territoire, il tient tout entier dans une abstraction : le pouvoir en soi. La scène finale où Conrad Harrigan, le chef de clan est libéré de prison sous les acclamations de ses codétenus, est un triomphe d’empereur romain. Poutine en rêve.

Les gains et les pertes comptent à peine. Aussi, puisqu’il n’y a rien d’autre à accaparer que la victoire, il convient de ne laisser derrière soi que la Mort. Mitraillages, explosions, qui aurait cru Londres en proie à une guerre civile ? La police elle-même, gang parmi les gangs, y ajoute son grain de sel.
En réalité, de quel monde parle Mobland ? Dans celui qu’elle nous décrit, on a compris que les pulsions l’emportent. Les colères destructrices de Conrad Harrington balaient tout sur leur passage et laissent derrière elles autant de cadavres qu’il leur faut de temps pour s’apaiser. Que les morts n’aient pas été les bons est une question secondaire, il lui arrive de tuer son meilleur allié en le prenant pour un traître. Il n’y a plus de limite. Ce mépris de la raison au profit d’un instinct sans frein, cette la jouissance de la transgression, on les reconnaît, il sont à l’oeuvre dans notre réalité. «Je pourrais me poser au milieu de la Cinquième avenue (à New York) et tirer sur quelqu’un, je ne perdrais pas d’électeur» déclarait Trump en 2016. Conrad Harrigan pourrait en dire autant de ses troupes, son ennemi Richie Stephenson aussi. Le pouvoir, pour Trump comme l’un et l’autre de ces deux bandits, ne tient à aucune règle, ni aucune loi, bien au contraire, celui qui les transgresse le premier l’emporte… sous les vivats.

Étrangement, c’est dans ce contexte que la télévision parvient à rivaliser avec le cinéma. Le poids de Harry, l’homme des basses œuvres de Conrad Harrigan, la menace constante qui émane de son corps lourd et puissant, dont n’échappe jamais un mot plus haut que l’autre, nous la ressentons dans notre propre chair. La cruauté irréfrénable de Conrad, sa bêtise profonde et sa vulgarité crasse qui explosent dans de tonitruants accès de fureur, alarme notre instinct de survie. La perversité illimitée de Maeve, la vipère qui couve trahisons et complots comme ses œufs, voilà contre quoi tous nos sens nous mettent en garde. Cette intensité émotionnelle, la télévision en est capable grâce à des acteurs de la trempe de Tom Hardy, Helen Mirren et Pierce Brosnan. Peut-être aussi grâce à la puissance brute de Guy Ritchie, ce réalisateur, qualifié de « bourrin » par un hebdomadaire français et qui partagea la réalisation avec trois confrères.

Toutefois, Mobland a l’intelligence de ne pas nier la part de la souffrance, y compris chez des criminels aguerris. Kevin, le second fils de Conrad a été systématiquement violé par un gardien, durant ses années en prison. Pendant ce temps, sa femme Bella a été violée par son beau-père, Conrad. Leur fils et successeur de Conrad, le psychopathe Eddie, est le fruit de cet inceste. Ils le savent tous les deux. Quant à Conrad et sa femme Maeve, ce sont deux irlandais qui ne cachent pas leur haine de l’ancien oppresseur.

Ainsi la télévision nous parle-t-elle toujours de ce que nous vivons, souvent plus de efficacement lorsqu’elle le fait de façon détournée plutôt que directement. Les informations établissent des chronologies – ce qui est important – mais les fictions nous désignent les mouvements profonds de notre société et nous permettent de les penser.
Mobland et les séries qui l’accompagnent n’ont certes inventé ni les transgressions de Trump ni les crimes de Poutine, mais elles racontent des histoires qui les illustrent et sans lesquelles on verrait ces personnages nus, et pour tout dire, obscènes. En leur faisant traverser les tourments des gangsters de Mobland, la fiction les conservent malgré tout du côté de l’humanité. Ce sont les sinistres héros de notre mythologie moderne.
Note : 1 – En réalité l’ère d’éclosion des chaînes par abonnement, Netflix, HBO, etc… 2 – D’autres indices abondent dans le même sens. Le dernier rapport de V-DEM, le respectable observatoire suédois de la démocratie dans le Monde, est alarmant. On y apprend que les démocraties libérales sont désormais minoritaires à la surface de la planète (88 contre 91) et que 72 % de la population mondiale vivrait en régime autoritaire. Mais il y a plus grave en ce qui nous cerne directement puisqu’un sondage du Cevipof, le centre de recherche de Sciences-Po, annonce que 41 % des Français se déclarent favorables à un dirigeant qui gouvernerait sans Parlement ni élections (https://www.ladepeche.fr/2025/02/16/defiance-envers-la-politique-41-des-francais-prets-a-un-pouvoir-autoritaire-12515740.php)
Mobland est un feuilleton britannique en 10 épisodes créé par Ronan Bennett et co-écrit avec Jez Butterworth pour Paramount+ et diffusée en 2015. Guy Ritchie, Anthony Byrne, Daniel Syrkin, and Lawrence Gough se sont partagé la réalisation. Il est interprété notamment par : Tom Hardy, Pierce Brosnan, Helen Mirren, Paddy Considine, Joanne Froggatt, Mandeep Dhillon, Geoff Bell,…

