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Le magazine en ligne The Conversation a publié le 30 juin dernier un article signé Mélanie Bourdaa et Arnaud Alessandrin, intitulé « Querer », « Adolescence »… les séries sont-elles plus efficaces que les campagnes de sensibilisation ? Les auteurs s’y interroge sur la coordination des politiques publiques de prévention des violences sexuelles et la vague de séries télévisées abordant le sujet. Vaste sujet. J’ai précédemment évoqué la réaction des autorités britanniques à la diffusion d’Adolescence ; la décision de notre Ministre de l’Éducation de la programmer à partir de la classe de 4e accroît la pertinence de la réflexion des deux chercheurs.

Pour illustrer leur propos, ils citent le réalisateur de Querer, Eduard Sala, pour qui sa série vise « non seulement à divertir mais aussi à changer le monde », tandis que pour Stephen Graham, le créateur d’Adolescence, il s’agit plus modestement de provoquer un dialogue entre enfants et parents. Intuitivement, on sent venir la catastrophe, la réalité ne se laissera pas si facilement faire. Qui peut croire que les adolescents regardent encore la télévision le soir avec leurs parents (1) ? Amenées par l’institution scolaire, ces séries n’auront guère plus de chance de succès. Les barrières sociales, la surpopulation, l’omniprésence des réseaux sociaux feront rempart aux meilleures intentions. Adolescence pointait clairement l’obstacle.

Il n’est pas de mon ressort de critiquer l’approche d’un sociologue et d’une chercheuse en communication. Néanmoins, ce qui lui manque, à mon sens, est de penser les séries en tant qu’œuvres (télé)visuelles. J’ai écrit par exemple au sujet d’Adolescence ce en quoi cette série me paraissait manquer sa cible : les adolescents. Ce n’est pas le sujet ni l’histoire qui posent problème, c’est le point de vue adopté (au sens optique du terme : qui regarde ?) et c’est l’écriture visuelle (la caméra implique le spectateur dans l’action, le privant de tout recul). Les questions esthétiques ne sont pas des simples questions pour critiques téléphiles. Ne pas les intégrer à l’analyse est la meilleure manière d’occulter une partie du problème, l’histoire caillouteuse de la critique cinématographique depuis la fin des années 1950 le prouve.

Secrets We Keep, une nouvelle série danoise, en est l’illustration. Elle relève, elle aussi, de cette catégorie à laquelle on peut tout reprocher sauf ses bonnes intentions. Le sujet concerne cette fois les rapports entre la bourgeoisie et son petit personnel.

La maison de Mike et Cecilie

Le cadre est celui de quartier de Nordsjælland, au nord de la capitale, composé d’immenses résidences protégées par de larges parcs donnant sur la mer. On y évolue dans un design épuré de bois blond et l’on cultive un entre-soi assumé. Ces gens – il s’agit de deux couples – ont à leur service des « filles au pair » philippines pour s’occuper de leur progéniture. Contrat de 2 ans, célibataire, sans enfant. Cette pratique est si peu scandinave qu’un collègue de Cecilie, l’héroïne, l’entendant parler de sa fille au pair, lance sur le ton de la plaisanterie « Une fille au pair, ça ne fait pas un peu colonial ? », ce à quoi Cecilie répond du tac au tac et avec un large sourire : « Si on veut que les femmes travaillent, il faut bien que quelqu’un s’occupe des enfants, non ? » Voilà le sujet (trop) clairement posé. À femme émancipée, petit personnel adéquat. Pour ces gens du moins, parce qu’on sait que pour l’essentiel, les familles danoises sont composées de couples où les deux parents travaillent et n’ont pas les moyens, ni même l’idée, d’embaucher des nounous.

Screenshot

Le récit prend sa source dans la disparition de Ruby, la nounou philippine d’un couple d’amis voisins, Rasmus et Katarina. Autrefois, les filles au pair étaient de jeunes européennes, qui, après le lycée, prenaient le temps de découvrir un peu le monde en se faisant embaucher dans des familles à l’étranger. Désormais, au Danemark, ce sont massivement de jeunes Philippines à commencer par l’actrice qui incarne Angel, Excel Busano, qui débuta en gardant les enfants de familles danoises aisées et interprète donc celle qu’elle fût, il y a quelques années.

Ruby (Donna Levkovski) tente d’avertir Cecilie (Marie Bach Hansen) de ce qu’elle subit. La disproportion des tailles traduit la disproportion sociale.

L’exploitation, dans un pays autrefois social-démocrate, a encore besoin de paravents. On ne perd pas si vite ses bonnes habitudes. Mieux que sa consœur française, la bourgeoisie danoise est convaincue de traiter son personnel comme il le faut, équitablement et avec respect. Sauf qu’un beau jour Ruby disparaît et qu’on retrouve beaucoup plus tard son corps flottant dans le port de plaisance. Entre les deux, les soupçons circuleront autour des hommes qui auraient approché Ruby, notamment Rasmus, son employeur et Mike, le mari de Cecilie. Puis, ce sera le tour du fils de Rasmus et Katarina, Oscar.

Aïcha, l’inspectrice en charge de l’enquête (Sara Fanta Traoré)

Pendant ce temps, le réseau des nounous philippines s’organise en s’appuyant sur l’église catholique. Chacun sa solidarité, d’un côté celle de la foi, de l’autre celle des privilèges sociaux.

Solidarité de classe entre les nounous philippines. Au centre, Angel (Excel Busano).

Ce que cette série expose plutôt bien, c’est la totale incompréhension de Cecilie envers Angel et plus généralement d’une élite sociale danoise envers les immigrés. Ils sont sincèrement, naïvement, persuadés d’agir pour leur bien. Ils – ou plutôt « elles » puisque ce sont les femmes qui gèrent les nounous – s’appuient sur la stricte morale scandinave : pas la moindre once de racisme (2) ni même de condescendance mais une incompréhension profonde du mode de vie et de pensée des immigrants. La révélation du mensonge d’Angel qui n’est pas la célibataire qu’elle prétend, mais la mère d’un enfant confié à sa famille le temps d’aller gagner à l’étranger de quoi la faire vivre est un choc pour Cecilie et l’illustration flagrante de son aveuglement.

Pour solde de tout compte. Face à face, mais à bonne distance.

Pour mettre en valeur la prise de conscience de Cecilie, son amie et voisine Katarina sert d’échantillon témoin. L’opposition des deux personnages est simpliste : une blonde, une brune, l’une est une femme autonome, l’autre est entretenue par un riche mari, l’une est mère d’un garçon sage, l’autre d’un garçon perturbé, quoi qu’il en soit, la brune, sans doute issue d’origines plus modestes mais mieux mariée, sait que le prix à payer pour conserver ses privilèges sociaux n’a pas de limite.

À cette dualité des rôles s’ajoute une composition de l’image trop mécanique qui exprime physiquement, c’est-à-dire, par le cadre, la profondeur de champ, les axes, où en sont les personnages. Comme un exposé des relations humaines dans l’espace, si l’on veut, qui fige la mise en scène.

Affrontement entre Cecilie et Katarina

Le principe d’opposition des personnages deux à deux structure la série. On peut difficilement parler d’originalité à cet égard. On le retrouve comme je le disais entre Cecilie et Katarina mais aussi entre les hommes et les femmes, entre les Philippins et les Danois, ou encore entre les garçons des deux familles, le calme et encore jeune Viggo d’un côté, Oscar le déluré et déjà adolescent de l’autre. Cette répartition des rôles implique que chacun d’entre eux représente quelque chose, qu’il incarne un type, un ensemble, un groupe, au détriment de la complexité qui lui donnerait une profondeur psychologique.

Viggo (Lukas Zuperka) à gauche, Oscar (Frode Bilde Rønsholt) à droite.

Le dernier épisode de la série nous laisse deviner la vérité sur la mort de Ruby, sans que ses circonstances soient clairement exposées. Choix judicieux, qui élargit le champ de la culpabilité. Mais, ce qui, alors, se révèle clairement, est la duplicité de toute une classe sociale, comme en prend conscience Cecilie. Ce qui a tué Ruby, est le système d’exploitation mis en place par la bourgeoisie danoise.

Un champ/contre-champ pour faire mesurer la distance qui, à présent, sépare Cecilie de sa classe sociale

Secret we keep n’est donc pas le thriller que l’on cherche à nous vendre, loin de là. On ne fait pas de thriller en donnant une leçon. Il faut à un moment faire surgir l’ombre d’un doute. Sur les personnages comme sur l’action. Il faut un véritable secret que l’on garde, comme l’annonçait tout à fait justement le titre !

Note : 1 – Je fais référence à la déclaration du premier ministre britannique devant la chambre des Communes dans laquelle il explique qu’il a regardé la série avec ses enfants. Lire à ce sujet l’article que les Carnets de la Télévision lui ont consacré.

Secret we keep est un mini-feuilleton danois en 6 épisodes créé par Ingeborg Topsøe, réalisé par Per Fly et diffusé sur Netflix en 2025. Il est interprété notamment par : Marie Bach Hansen, Excel Busano, Danica Curcic, Sara Fanta Traore, Simon Sears, Lars Ranthe, Lukas Zuperka, Frode Emil Bilde Rønsholt, Donna Levkovski, Henrik Prip

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