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Découverte d’une victime

The Long Shadow, un nouveau « true crime », comme il s’en publie et s’en télédiffuse à ne plus savoir par lequel commencer. Adapté de faits réels, mais avec la liberté de dramatiser pour maintenir l’intérêt du spectateur, comme le genre le permet, il traite lui-aussi d’un tueur en série. Assez vite, on pense à Sambre dont il avait été question il y a quelque temps dans Les Carnets de la Télévision. L’action se déroule dans le nord de l’Angleterre quand la série française se situait dans le Nord (de la France), on découvre les mêmes milieux populaires, la même police dépassée par l’affaire qui lui échoit, les mêmes erreurs d’appréciation et le même aveuglement devant les preuves. La grande différence, cependant, entre les deux séries tient à ce que Jean-Xavier de Lestrade suivait en parallèle la vie du tueur et l’enquête de police alors que George Kay ne nous découvre l’identité du criminel qu’au moment où la police met la main dessus. Le suspens n’agit pas de la même façon. De ce côté de la Manche, le spectateur pouvait paisiblement attendre la capture de l’assassin tout en se désolant de la bêtise des gendarmes ; sur l’autre rive, le spectateur partage avec la population la crainte d’un meurtrier désespérément hors-champ, auquel, donc, rien ne semble pouvoir s’opposer.

Le commissaire Dennis Hoban (Toby Jones)

Entre 1975 et 1980, 13 femmes furent en effet assassinées et 7 autres faillirent l’être par un même individu, qui ne les violait pas et ne cherchait qu’à les tuer. Il n’était apparemment pas mû par une pulsion sexuelle, mais par une haine plus radicale des femmes en général, à commencer par les prostituées.

Les faits se déroulèrent pour la plupart dans le comté du West Yorkshire, c’est-à-dire la région de Leeds, Bradford, Wakefield, Halifax et Huddersfield. Comme ses voisins, ce comté était déjà durement atteint par le déclin de l’industrie minière et du textile. Le premier « choc pétrolier » de 1973 et l’inflation galopante avaient aggravé la situation économique. On frôla la guerre civile. Les conditions sociales déjà peu reluisantes se durcirent encore avec l’arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher en 1979. La prostitution gagna des mères de familles modestes soudain paupérisées. The Long Shadow prend le temps de brosser ce contexte cafardeux, car, davantage que dans Sambre, le décor social est le terreau du crime.

Le passage à l’acte de Pat Jackson (Rebecca Hanssen) future victime de l’Eventreur du Yorkshire

Contraintes de vendre leur corps, les premières victimes sont cataloguées comme prostituées par la police, en dépit des efforts du commissaire Hoban en charge de l’affaire qui, lui, pressent le problème. Il sait que les policiers n’auront pas les mêmes égards envers une prostituée qu’envers une épouse modèle. De même, la population ne se mobilisera pas en sa faveur, la justice se montrera moins ardente à punir son meurtrier ou même, tout simplement, à accorder à celle qui survit aux blessures, l’aide financière légale. D’une façon ou d’une autre, la prostituée « l’a cherché ! » Un raccourci aussi monstrueux fait l’impasse sur les simples impératifs de survie, le loyer à payer, la nourriture à acheter, les enfants à habiller. Pourtant, c’est ce que certaines survivantes, comme Marcella Claxton, lurent, écrit noir sur blanc, sur les courriers de refus des services judiciaires.

Marcella Claxton (Jasmine Lee-Jones), survivante qui souffrit toute sa vie des séquelles de son agression.

C’est la raison pour laquelle, des femmes refusèrent de reconnaître qu’elles avaient été agressées par le maniaque par crainte d’être cataloguées comme prostituées. L’enquête en souffrit. À l’opposé, les familles de celles qu’il fallut inhumer, durent subir les regards réprobateurs et les ragots en serrant les dents.

La révolte des femmes

Hoban se méfiait des préjugés de ses propres troupes, mais il ne pouvait voir que la police reproduisait avec son personnel féminin la condition ordinaire des femmes. Elles sont toutes affectées aux postes subalternes, parfois traitées comme de simples secrétaires ou envoyées se fondre parmi les prostituées. Quelle différence avec un mari qui envoie sa femme se prostituer parce que la famille ne parvient à joindre les deux bouts ?

Dans une brève séquence, un policier suggère à sa femme, également policière, de conserver son maquillage et sa tenue de prostituée lorsqu’elle rentrera à la maison. Il se fait envoyer sur les roses. Néanmoins, en quelques secondes, tout est résumé.

Cependant, s’il suffit d’un rien pour que n’importe quelle femme change de statut et soit mise au ban de la société, maltraitée par la police et la justice, assez de signes montrent que la révolte gronde contre la violence masculine. D’autant que si l’obsession du tueur pour les prostituées est indéniable, il devient évident qu’il considère toutes les femmes comme telles.

La sergente Meg Winterburn (Liz White) transcrit l’enregistrement envoyé par le pseudo Eventreur

Le Royaume-Uni a toujours cultivé une compartimentation sociale rigide et il a fallu de grands drames pour que l’État prenne conscience de la misère qui pouvait régner dans telle région ou tel quartier de la capitale. Qui ne se souvient des descriptions de l’East End de Londres, où croupissaient des foules misérables parmi laquelle Jack l’Eventreur faisait son choix de drôlesses à étriper ? Jack, c’est justement le nom que prend celui que la presse appelle évidemment « L’éventreur du Yorkshire » et qui se permet d’envoyer une lettre à la police et une autre plus tard à la presse, comme son prédécesseur. Modernité oblige, il envoie aussi une cassette enregistrée. Il a un accent, l’accent « geordie » qui remonte aux ancêtres Angles. Deux lettres, une cassette, voilà ce que la police tient enfin de tangible à son sujet. Hélas, cette réincarnation de Jack l’éventreur n’est que l’invention d’un corbeau en mal de notoriété. Ses leurres égareront la police durant des années et coûteront ainsi la vie à plusieurs femmes.

George Oldfield (David Morrissey), le successeur malheureux de Hogan à la tête de l’enquête.

La télévision britannique a le bon goût d’éviter le pathos et de dépeindre les situations sociales avec un rare accent de vérité. Tout sonne juste, en dépit des moyens réduits. L’école du cinéma réaliste social anglais, que l’on rassemble souvent derrière le nom de Ken Loach, n’a pas œuvré en vain. On est aux antipodes des « true-crimes » américains qui, trop fréquemment, réduisent la quête du tueur à un duel entre un justicier et une incarnation du mal, aussi réussi et authentique soit-il comme dans le Zodiac de David Fincher. Cette forme schématisée du conflit, assez semblable à celle du western, ne répond jamais à la réalité de tels faits-divers. Sa dramaturgie vise une morale, pas une réflexion sociologique et encore moins politique.

Donna Deangelo (Molly Wright) après avoir été battue par un client

De telles affaires ne sont pas l’affaire d’une personne, quantité d’acteurs se mobilisent, des voisins aux journalistes en passant pas les familles, la police, la justice, les services sociaux et les responsables politiques à différents niveaux, mus par de plus ou moins bonnes raisons. Rappelons-nous d’Outreau, de l’affaire Gregory ou du Docteur Godard. Toute la société est impliquée.

Sans s’étendre aussi loin, mais en s’attachant en grande partie à la mobilisation confuse de la police et à son épuisement psychologique, The Long Shadow dresse un portrait tout à fait crédible de la désorganisation sociale induite par le crime. Tout au long du récit, la police ne fait que rajouter des moyens à ses moyens. Elle organise la plus vaste et onéreuse chasse à l’homme de l’histoire du pays et finit par s’asphyxier sous son propre poids. 250 000 interrogatoires, 20 000 maisons fouillées, tout cela en pure perte.

Le fameux portrait-robot à la ressemblance si exacte

Le commissaire Hoban avait eu une seconde intuition, plus tardive : le criminel était quelqu’un d’absolument ordinaire que rien de particulier ne distinguait, « vous ne le reconnaitrez pas lorsque vous le rencontrerez » disait-il. Le monstre est l’un d’entre nous, n’importe lequel. La preuve : en 5 ans, il avait été entendu 9 fois par la police, ne serait-ce qu’après sa première agression, en 1969, à Bradford. Il avait reconnu à l’époque avoir frappé une femme, celle-ci n’avait pas voulu porter plainte, mais il avait déjà été enregistré. Plus tard, alors qu’il avait déjà tué plusieurs femmes, il avait admis avoir été présent dans les quartiers et le jour où les crimes avaient eu lieu. De plus, il ressemblait comme deux gouttes d’eau au portrait robot. Et comme Hoban l’avait annoncé, personne ne l’avait reconnu. Tout comme le violeur de la Sambre qui s’amusait à poser à côté de son portrait robot, pour faire rire les policiers.

Les portraits de trois victimes affichés sur un mur

Peut-être qu’en cette période de dénonciation de violences contre les femmes, The Long Shadow nous concerne-t-il davantage qu’avant l’explosion de #Metoo. Mais son grand mérite est de nous montrer d’autres femmes, des femmes de classes sociales défavorisées qui, elles, sont prises dans un implacable double ou triple étau et n’ont guère de porte-voix pour se faire entendre.

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The Long Shadow est un mini-feuilleton en 7 épisodes écrit par George Kay et réalisé par Lewis Arnold. Il a été diffusé sur ITV1 fin 2023 et en France sur Polar +. Il est interprété notamment par : Toby Jones, Katherine Kelly, Rebecca Hanssen, David Morrissey, Daniel Mays, Lee Ingleby, Gemma Laurie, Mark Stobbart…

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