S’il y a quelque chose de détestable avec une série comme avec n’importe quelle œuvre, visuelle, littéraire ou autre, c’est d’en retirer le sentiment de s’être fait tordre le bras. La manipulation du spectateur ou du lecteur relève, certes, de l’art du scénariste ou de l’écrivain, mais il y a des limites déterminées par cet accord tacite dont Sartre disait : « La lecture est un pacte de générosité entre l’auteur et le lecteur ; chacun fait confiance à l’autre, chacun compte sur l’autre, exige de l’autre autant qu’il exige de lui-même ». La maxime vaut pour le cinéma et la télévision. Plus peut-être d’ailleurs pour la télévision que pour le cinéma en raison de son rapport exacerbé à la réalité. Or lorsque l’on atteint la fin du huitième et dernier épisode de la série danoise Cry Wolf, que l’on a d’abord pris pour une série réaliste, à portée documentaire, pour un authentique travail sur un sujet complexe et délicat, on a le sentiment de s’être fait berner.

L’affaire commence par la dissertation d’une adolescente, Holly, dans laquelle elle accuse son beau-père de l’avoir frappée. Appel à l’aide ou affabulation, réelle violence sur mineur ou mensonge de gamine ? L’assistant social appelé par le professeur pose à la Holly deux ou trois questions pour s’assurer de sa sincérité puis la retire immédiatement à sa famille ainsi que son frère Théo, en s’appuyant sur le principe qu’il vaut mieux en faire trop que pas assez. Le gaillard est d’un bloc. Au cours d’une procédure pourtant traditionnellement favorable aux services sociaux (les jugements leur sont acquis à 98%), il dissimule un document crucial, néglige les indices défavorables à sa thèse du beau-père violent, commet nombre irrégularités de procédure voire même des actes délibérément illégaux. C’est, nous fait-on comprendre, qu’il fonctionne à l’instinct et que grâce à son intuition, il l’emportera, faisant arrêter le beau-père non pour violences sur mineur mais pour violences conjugales.

Pour donner une image du personnage, deux exemples : alors que sa procédure de placement des enfants a été désavouée, il vient provoquer le beau-père jusqu’à sa porte « Gardez bien en tête que je ne vous lâcherai pas » lui lance-t-il (épisode 7). Puis, sur le point de faire arrêter le beau-père, il donne son avis sur le personnage : « Je les connais les types comme vous, d’abord vous les cognez et après ça vous voudriez encore qu’ils vous aiment. J’ai raison ? » (épisode 8).
On serait dans un film noir et l’assistant social serait un flic insubordonné mais talentueux, le terrain serait connu. Les arguments seraient les mêmes : l’instinct formidable de l’enquêteur, son irrespect de la procédure, l’incompréhension qui l’entoure, le soutien de son chef qui, lui, connaît ses états de service, la mise à pied, etc. Mais ici, ni le sujet ni le cadre n’autorisent ce genre de personnage à moins de vouloir dénoncer les abus de la bureaucratie.
C’est d’ailleurs ce que l’on croît durant la plus grande partie d’un récit qui pourrait être à la fois une mise en cause des méthodes arbitraires des services sociaux et une réflexion sur les affabulations des adolescents en difficulté, comme dans Les Risques du Métier. On n’en serait pas autrement surpris en raison des différents scandales (1) concernant le suivi des jeunes en souffrance qui ont récemment émaillé la presse française. Contrairement à notre pays, ce n’est pas un manque de moyens dont il faudrait se plaindre dans le contexte danois mais de l’omnipotence de la bureaucratie. Aucun psychologue n’intervient, les parents ne sont pas entendus par des professionnels (à l’exception de leur avocate), ni individuellement ni ensemble, l’assistant social est seul à gérer le dossier, la commission qui décide du sort des enfants n’échange quasiment pas avec les parents et s’est visiblement fait son opinion avant de les rencontrer.
En réalité, et c’est la désagréable surprise de la fin, ce n’est pas vers une dénonciation de ce système que l’on nous emmène, mais au contraire vers la critique de sa trop grande prudence : les services sociaux sont trop précautionneux, celui qui l’emporte et met à jour la vérité des faits et des êtres, est celui qui sait outrepasser les règles.

Jusqu’au trois quarts du sixième épisode le beau-père n’est qu’un grand costaud au tempérament sanguin, capable de s’emporter à la seconde, mais guère plus. Certes, il a le physique de l’emploi, immensément grand – il dépasse sa femme de plus d’une tête – roux et barbu, tout en muscles, prêt à s’emporter à la moindre occasion, il suffit qu’il prenne l’air fâché pour que l’on s’inquiète. Ce n’est qu’à la fin du sixième épisode qu’on nous suggère qu’il pourrait être un mari violent. L’assistant social, lui, a forgé sa conviction dès la première minute : ses deux condamnations passées pour voies de fait lui ont suffi à classer l’individu. S’il ne bat pas sa fille, c’est donc qu’il bat sa femme.

La fin nous accule ainsi à accepter un système où l’on juge de la vie d’enfants et d’une famille en se fiant seulement à l’avis d’un fonctionnaire, de surcroît irrespectueux de la déontologie et de la loi, dont il faudrait suivre « l’instinct ». Le délit de violence du mari envers sa femme justifie tout, même découvert a posteriori, parce que les affabulations de l’adolescente puis sa rétractation conduisaient à une impasse. Il n’y a donc plus de loi, plus de concertation, plus de psychologues, plus de médiateurs, plus d’éducateurs, il y a un homme qui bat sa femme. Contrairement à ce que l’on pourrait croire au regard des études publiées, personne d’autre ne serait à mettre en cause que cet individu ostensiblement déviant puisque la société réagit comme il convient. L’alcoolisme, le drogue, le chômage (2) ne sont même pas en cause puisque l’on a affaire à une famille qui vit correctement, qui est confortablement logée, entretient des relations sociales harmonieuses et où chaque époux travaille. C’est l’homme, du fait de sa personnalité, qui constitue une menace. Aucune réhabilitation n’est possible. Quoi qu’il fasse, il restera un individu dangereux qu’il faut tenir à l’écart de la société. Les deux actes délictueux qu’il a commis par le passé, sont les symptômes qui suffisent à attester de sa dangerosité naturelle.
En plus du passé du beau-père, la justification du comportement de l’assistant social est la deuxième pièce de la machinerie mystificatrice. Ce fonctionnaire vit en effet avec le souvenir d’un drame qu’il n’a pas su éviter par le passé, faute d’avoir réagi assez vite et fort. Le spectateur est donc averti que si, cette fois, il n’agit pas de façon décisive et au plus vite, une adolescente ou une femme risquent d’être tuées. C’est un peu le principe de 24 heures chrono : doit-on respecter les droits d’un prisonnier quand on apprend qu’une bombe va exploser dans les 10 minutes et que le prisonnier sait où elle a été posée ? Chacun d’entre nous doit se déterminer à partir d’évènements dont il ne connait rien mais dont l’ombre fait peser une menace sur le présent.
Les scénaristes ont dû se rendre compte qu’ils avaient forcé le trait pour devoir ajouter une petite scène sur la fin où, ayant annoncé au beau-père qu’il purgerait une peine de prison, l’assistant social se sent contraint de gentiment lui proposer de l’aider à sa sortie puisque, précise-t-il, son travail consiste à aider les familles (dans leur intégralité). Scène particulièrement gênante en regard de son comportement tout au long du récit.

Puisque la série est annoncée comme un thriller et que, comme on l’a vu, elle en adopte les critères, il est légitime de la considérer comme telle et de s’interroger sur le bien fondé de ce genre pour traiter d’un cas social aussi sensible qu’une affaire de violences domestiques. La fictionnalisation et l’adhésion aux normes d’un genre ne heurtent pas une position de principe mais une pratique, une expérience qui a fait ses preuves. Je pense à Marcel Moussa, le scénariste de Et si c’était vous ? qui démontra en son temps qu’une forme de fiction permettait d’introduire dans le débat public des sujets sociaux aussi délicats que l’avortement, la délinquance juvénile, les problèmes de logement et de cohabitation intergénérationnelle après-guerre, etc.). En collant au plus près de la vie ordinaire des Français de l’époque, il créa le besoin d’en débattre. Cette télévision avait une fonction éducative et démocratique, pas celle de Cry Wolf, qui, de toute évidence, connaît toutes les réponses.
Impressionné par la vérité qui émanait de ses téléfilms, François Truffaut embaucha Marcel Moussy pour Les 400 coups, film qui ne racontait rien d’autre que la vie, elle aussi douloureuse, d’un enfant sensiblement du même âge que Holly, mais en inventant sa forme propre, sans recourir à un registre qui n’aurait pas été le sien.

De Cry Wolf, on retiendra donc seulement le visage pétrifié de Holly, à la fois opaque et scrutateur, avec ses pupilles brunes, immobiles, et dans lesquelles on croit lire son incompréhension du monde adulte. Cette expression que l’on prend d’abord pour un effroi devant l’ampleur de ce qu’elle a provoqué puis pour la crainte de ne pas être entendue. Fascinante prestation que celle de cette très jeune actrice.
Notes : 1 – https://www.francetvinfo.fr/sante/enfant-ado/video-la-mort-de-jess-17-ans-symbole-du-scandale-des-adolescents-places-dans-des-hotels-et-du-desinteret-de-certains-elus-pour-l-aide-sociale-a-l-enfance_4271533.html. 2 – Rapport du Bureau fédéral de l’égalité entre femmes et hommes (Ministère de l’Intérieur Suisse) à lire en cliquant ici (https://www.vd.ch/fileadmin/user_upload/themes/vie_privee/ViolenceDomestique/pdf/02_Causes.pdf).
Cry Wolf (Ulven kommer) est un feuilleton danois en 8 épisodes créé par Maja Jul Larsen et diffusé sur DR en 2020. Il est interprété notamment par Bjarne Henriksen, Flora Ofelia Hofman Lindahl, Christine Albeck Børge, Peter Plaugborg…