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Daniel Schneidermann ayant publié dans le Libération du 21/22 avril un article intitulé : « La série La Fièvre sur Canal + sert-elle les intérêts de Bolloré ? », il devient aussi difficile de traiter de cette série en évitant la question qu’en la prenant à bras-le-corps. Elle est pourtant la première à venir à l’esprit quand on sait que La Fièvre a été produite par Canal+, propriété du milliardaire.

Sur le terrain…

Bottons pour l’instant en touche et temporisons… : Eric Benzekri – puisque c’est son nom – vient de la Gauche, tout le monde le sait. Il a été proche de Mélenchon. Sa série Baron Noir racontait par le menu la dérive d’un Parti Socialiste converti au libéralisme et à la basse politique. Le héros était interprété par un Kad Merah dont ce fut l’un des meilleurs rôles. L’autocritique était juste et l’on se disait qu’en France, il n’y avait que la Gauche pour être capable de s’autoportraiturer – où se fustiger, comme on préfère – avec aussi peu de complaisance. Mais cette fois ?

A gauche Samuelle « Sam » Berger (Nina Meurisse), à droite Marie Kinski (Ana Girardot)

Cette fois, La Fièvre met aux prises deux ex-collègues de travail désormais ennemies. Samuelle Berger, la bien nommée, est le pilier d’une agence de communication où elle joue l’empêcheuse de communiquer en rond quand elle n’est pas en proie à un accès de dépression ; l’autre, l’influenceuse d’extrême-droite Marie Kinski, prédatrice insatiable, devenue auteure et interprète d’un stand-up après avoir démissionné de l’agence. Son public pourrait être celui de Dieudonné ou de Charlotte d’Ornellas. Ajoutons à la gauche de Sam, Kenza Chelbi, universitaire décolonialiste familière des manifestations et incarnation dans la série de ce que le Figaro appelle le « wokisme ». Censée équilibrer la balance, son poids dans le récit est cependant insuffisant pour rivaliser avec celui de Marie Kinski.

Juste après le coup de tête de Fodé Thiam (Alassane Diong). À terre, son entraîneur (Pascal Vannson)

Les 6 épisodes sont l’arène où Sam et Marie s’affrontent, avec pour arme la connaissance intime qu’elles ont l’une de l’autre pour avoir partagé les mêmes bureaux, les mêmes dossiers, les mêmes stratégies de communication. La guerre est déclenchée par Marie qui prend pour prétexte un coup de poing et une insulte assénés devant les caméras par un joueur (noir) du Racing à son entraîneur (blanc) au beau milieu d’une cérémonie télévisée de récompenses footballistiques. L’insulte proférée, « sale Toubab », signifiant « sale blanc » en wolof, il n’en faut pas moins pour qu’à l’instar d’une Elisabeth Levy (1), l’influenceuse hurle au racisme « anti-blanc ». Le patron du Racing embauche aussitôt l’agence de communication de Sam pour le tirer d’affaire. De l’autre côté, Kenza mobilise ses troupes pour dénoncer un nouveau mauvais coup porté aux immigrés.

De haut en bas : Marie Kinski commente l’incident avec Fodé devant son public, François Marens, le patron du Racing (Benjamin Biolay) consulte et Kenza Chalbi (Lou-Adriana Bouziouane) mobilise.

Sam est intimement convaincue que le pays marche vers la guerre civile à grands pas, poussé par des boutefeux tels que Marie. Pour preuve, la contre-attaque organisée par Sam ayant fonctionné, Marie change de terrain et lance aussitôt une nouvelle campagne pour le « port d’arme citoyen », avec des fonds de la NRA américaine (2). Le sujet enflamme le pays. Cette fois, la guerre civile aurait-elle vraiment commencé ? Cela n’étonnerait en rien le spectateur des chaînes d’information en continu ni l’abonné à Twitter, familiers des déclarations incendiaires, des canonnades télévisuelles, des mitraillages de tweets, des brûlots radiophoniques et des chroniques lance-torpilles.

Réunion de crise au Ministère

Dans la réalité, la guerre a commencé aux USA le jour où un conseiller en communication dénommé Roger Ailes, organisa un débat entre de faux électeurs et Richard Nixon pour le préparer à sa seconde campagne pour la présidentielle. En 1996, chargé de construire Fox News, il conçut la chaîne comme une machine de guerre contre les Démocrates et pilonna les administrations Clinton puis Obama avec autant de mauvaise foi que de mensonges éhontés. Son coup de maître fut d’aller chercher l’outsider Trump pour le lancer dans la campagne électorale de 2016.

Ce modèle médiatique agressif est arrivé en France et désormais bien installé, au nez et à la barbe des autorités de contrôle. Depuis la privatisation de TF1 (1974), on sait qu’un patron de chaîne de télévision est aussi puissant qu’un président de la République. Mitterrand a reculé devant Bouygues comme aujourd’hui Macron ménage Bolloré.

Tristan Javier (Xavier Robic) le patron de l’agence de communication et Sam Berger

C’est pourquoi on peut difficilement contester la pertinence de La Fièvre. Il fallait traiter par la fiction ce que ni l’Arcom (3) ni la Commission d’enquête de l’Assemblée nationale sur la TNT (4) ne sont parvenues à clarifier. Dépasser les argumentaires spécieux en mettant en scène les acteurs de la communication audiovisuelle actuelle était devenu une nécessité d’hygiène démocratique. Qui sont-ils ? Comment pensent-ils ? Quelles sont leurs stratégies ? De quoi rêvent-ils ? Un homme ou une femme politique, on le sait un peu, les livres d’histoire, les mémoires, les romans, les films nous ont ouvert les âmes de ceux qui choisissent de vouer leur vie à la conquête du pouvoir. Mais les « communicants », les journalistes, les présentateurs, les commentateurs, les chroniqueurs, les experts, tout ce petit monde des écrans, quel est-il ? À quoi pense-t-il vraiment ? Que désire-t-il ?

L’irrépressible mélancolie de Samuelle

La question se pose en premier pour le personnage de Sam, la mélancolique Sam dont on ne connaîtra jamais ni la cause ni l’étendue de la douleur. Elle y répond à sa façon par la phrase de Zweig qu’elle cite et qui est reprise plusieurs fois, par d’autres : « Il ne restait qu’une chose à faire : se replier sur soi-même et se taire aussi longtemps que dureraient la fièvre et le délire des autres. Cela n’était pas facile. » (5) Sam Berger, pourrait elle-même incarner cette phrase si elle n’était pas si souvent traversée d’éclairs de lucidité. Toujours, malgré la tentation de la coquille, elle repart au combat.

Sam n’est pas seule, elle a l’agence de communication derrière elle, une partie du Racing et le ministère de l’Intérieur, ce qui lui procure une réelle force de frappe. Mais Marie ? Son rayonnement ne se voit ni ne s’entend, il se calcule. Les chiffres et les courbes ésotériques qui serpentent sur le mur d’écrans de la « war room » de l’agence traduisent instantanément les progrès de ses provocations au sein des réseaux sociaux. L’opinion publique n’est plus affaire que de connections et de « likes » sur internet.

La « war room » de l’agence de communication, graphiques et info en continu

C’est là le défaut de la cuirasse. Autant Sam est faite de chair, de sang et d’émotions, autant Marie n’est que la face visible de la haine numérique. Comme le fait remarquer Daniel Schneidermann, il lui manque toute une galerie de personnages pour relayer sa parole. Il est improbable que son petit cabaret et Twitter soit des porte-voix suffisants pour atteindre chaque ville et chaque village. On aperçoit bien sa tête dans une émission d’Hanouna et le logo d’Europe 1 quelque part ailleurs, mais c’est insuffisant. Où sont ceux que Daniel Schneidermann appelle « le gang de pyromanes identitaires » ? Les « Drama-Queens », pour reprendre l’expression de Yann Barthès. Concession au milliardaire ? Il serait inutilement blessant de le croire.

L’apothéose d’une influenceuse

L’espace qui s’organise autour des trois femmes, Marie, Sam et Kenza est d’emblée bancal. L’agressivité de Marie n’est pas contrebalancée par celle de Kenza, dont le rôle se réduit vite à justifier les provocations de son ennemie. On a là, habilement, la reproduction de la situation politique française avec un Centre mou qui alerte sur le risque que représente l’Extrême-Droite, une Extrême-Droite qui se permet toutes les outrances et une Gauche à la rue, dans les deux sens du terme.

Si politiquement le tableau se tient, ce qui fait défaut est l’arrière-plan des trois femmes qui en sont les sujets, la matière qui leur donnerait une profondeur psychologique, une existence en dehors de leurs discours. Même Sam, que l’on connait mieux, n’est guère saisissable en dehors de ses fonctions de communicante et de maman maladroite.

La parole publique à l’heure de l’hypermédiatisation

Et pour finir justement sur les discours – mais il aurait fallu commencer par là -, avouons une très grosse réserve sur les répliques de ces « communicantes », chacune à sa façon. Reines de la formule imparable, virtuoses de l’interprétation psycho-sociologique, Sam et Marie débitent à la vitesse du son, si je puis dire, leurs argumentaires impeccablement structurés. Quant à Kenza, son jargon politique est certes très ressemblant à l’original, mais il est inaudible sur le champ de bataille. Le spectateur, lui, a du mal à suivre le débit accéléré Sam, à croire au machiavélisme spontané de Marie ou s’intéresser au charabia de Kenza. Il pourrait finir par soupçonner qu’elles ne font que répéter ce que le scénariste leur a écrit.

PS : Pendant que je corrige cet article, un journal en ligne canadien publie cet article. La coïncidence m’a laissé coi. Le diagnostic d’Eric Benzekri n’est donc pas le seul à pointer les causes de la fièvre.

Le plus beau plan de La Fièvre

Notes : 1 – Rédactrice en chef de la revue Causeur, pilier de CNews, elle anime sur Radio RCJ une émission hebdomadaire, L’esprit de l’escalier, en compagnie d’Alain Finkielkraut.. 2 La National Rifle Association qui regroupe les amateurs et les fabricants d’armes à feu aux USA. 3 – L’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique. 4 – On trouvera ICI toute l’information nécessaire au sujet de cette commission dont plusieurs séances mémorables ont agité la sphère médiatique autant que la politique. 5 -Stefan Zweig, Le Monde d’hier, page 539.

La Fièvre est un mini-feuilleton français de 6 épisodes écrit par Eric Benzekri en collaboration avec Laure Chichmanov et Anthony Gizel et réalisé par Ziad Doueiri. Il a été produit par Canal+ et diffusé sur cette même chaîne en mars et avril 2024. Il est interprété notamment par : Nina Meurisse, Ana Girardot, Alassane Diong, Benjamin Biolay, Xavier Robic, Pascal Vannson, Lou-Adriana Bouziouane,  Assa Sylla,…

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