Deux ans après une première saison remarquée, Tokyo Vice se rappelle aux bons souvenirs des spectateurs avec une nouvelle saison, en 10 épisodes, cette fois. À l’époque où les séries comptaient 25 ou 30 épisodes et se succédaient tous les ans, l’exercice ne représentait pas trop de difficultés. Se souvenir des 8 épisodes diffusés en 2022, retrouver l’intimité que l’on a vécu avec cette série, est, en revanche, impossible. Il faut se remémorer l’essentiel, à savoir qu’un jeune américain prénommé Jake a réussi à se faire embaucher comme journaliste au Meicho Shimbun (1), le plus grand quotidien japonais – une première historique -, et qu’une jeune missionnaire mormone dénommée Samantha est devenue hôtesse de club de nuit et que son club est fréquenté par Sato, un jeune yakuza amoureux d’elle. Des saisons trop brèves et trop distantes, c’est l’un des multiples défauts de l’irrésistible prolifération des mini-séries et de l’explosion des coûts de production que les chaînes payantes ont instaurées. Je ne cesserai de le dire.

La difficulté s’accroît avec le choix des scénaristes d’augmenter le nombre d’intrigues secondaires par rapport à la première saison. Entrent en scène des personnages jusqu’alors ignorés ou seulement entrevus :
Kaito, le jeune frère de Sato qui entreprend de suivre les traces de son frère au sein du gang yakuza Chihara-Kai, malgré les larmes de sa mère,

Misaki, la maîtresse de l’oyabun (2) Tozawa qui s’éprend de Jake au risque de sa vie,
Kazuko, la femme de Tosawa, grande dame humiliée par son mari mais inflexible,
Ohno, un architecte client de Samantha et qui en tombe amoureux,
Kei, le frère instable d’Emi, la rédactrice en chef adjointe du Meicho Shimbun et supérieure de Jake,
Emi qui s’éprend de Shingo Murata, rédacteur en chef du magazine Tokyo Weekly,
De haut en bas : Eimi Maruyama (Rinko Kikuchi) et Shingo Murata (Soji Arai)
Jason, un attaché de l’ambassade américaine, qui s’éprend de Trendy, un collègue de Jake,
Hayama, de retour de prison, qui succède à Ishida, l’oyabun du gang Chihara-Kai, à sa mort,
Erika, l’ancienne patronne de Samantha qui s’éprend de Sato,
et enfin la commissaire Nagata qui devient la supérieure de Katagiri et prend le contre-pied de la politique d’équilibre entre les gangs qu’il menait au profit d’une guerre plus frontale.
L’inspecteur Hiroto Katagiri (Ken Watanabe) et la commissaire Shoko Nagata (Miki Maya)
Tout cela représente un grand nombre de personnages secondaires qui enrichissent la fresque. Qu’on les ait aperçus ou non au cours de la première saison, qu’on s’en souvienne précisément ou vaguement, a relativement peu d’importance, ce qui en a, ce sont les multiples intrigues secondaires qui se nouent entre eux, histoires de famille, de pouvoir ou aventures amoureuses.

Si les liens avec l’histoire principale, déjà scindée entre Jake et Samantha, n’apparaissent pas toujours immédiatement, tout le talent de l’auteur, J. T. Rogers, est de savoir ramener ces intrigues secondaires au corps principal du récit et de les clore avant la résolution finale, conformément à la tradition classique. Pour user d’une métaphore fluviale, disons qu’aucun affluent n’est inutile et que chacun alimente le fleuve avant que ne se profile l’estuaire. La résolution d’un récit secondaire s’avère hélas parfois artificielle comme lors des séparations symétriques de Mizaki et Jake d’abord et de Sato et Erika ensuite. Mais, au contraire, il arrive qu’elle relie le récit entier à de lointaines et ténébreuses nappes phréatiques familiales, et qu’elle s’éteigne avec discrétion, comme le fait la vengeance de Kazuka Tozawa à l’encontre de son mari.
De haut en bas : Shinzo Tozawa (Ayumi Tanida) et Kazuko Tozawa (Makiko Watanabe)
Mener un récit si complexe sans perdre un instant le spectateur est un exploit. Les premiers épisodes en oublient cependant le tempo de la première saison, dont Michael Mann avait réalisé le premier épisode. Il y avait insufflé l’énergie de Miami Vice, la série qu’il avait produite dans les années 1980 ou, mieux, du film qu’il en avait tiré en 2006, un bijou. Il faut avancer assez loin dans le récit de la seconde saison pour que la matière prenne, pour que l’ensemble de la mécanique trouve sa vitesse. Cela se produit à l’heure des règlements de comptes entre yakuzas, lorsque se déchaîne la violence. Après, plus aucun retour n’est possible. Le rythme est donné.

La réussite la plus discrète et la plus remarquable de Tokyo Vice S02 est la transformation des personnages principaux, les deux américains en voie de japonification, Jake et Samantha. Jusqu’alors, on reconnaissait en Jake un cousin du Tintin d’Hergé, grand adolescent bourré d’énergie et de bonnes intentions, travailleur acharné, justicier dans l’âme. De son côté, Samantha, diplomate mais obstinée, se montrait assez courageuse pour négocier avec des yakuzas aguerris et possédait l’esprit d’entreprise nécessaire pour monter son propre club de nuit dans un environnement à la fois étranger et dangereux. Leur découverte du Japon était notre découverte d’eux, mais à y repenser, les yakuzas et leurs sociétés secrètes marquaient davantage l’esprit.
Jake et Samantha perdent beaucoup de leur idéalité au cours de cette seconde saison. Non pas d’une façon spectaculaire, mais en raison de trahisons, d’indignités, d’infidélités qui, peu à peu, dévoilent leur part sombre. Plus pour Jake que pour Samantha qui, elle, bénéficie de l’excuse de ne pouvoir compter sur personne au monde.
Samantha Porter (Rachel Keller) et Akiro Sato (Show Kasamatsu)
Tout le système dans lequel ils sont immergés, du moins tel que la série le représente, se fonde sur le marchandage. Chaque échange se résume à un donnant-donnant, sauf avec les yakuzas qui pratiquent la version radicalisée du marchandage : le chantage. Un exemple : en échange d’un document confidentiel, Jake « donne » l’une de ses sources, le diplomate Jason Aoki, à l’agent du FBI en poste à l’Ambassade des Etats-Unis. Jake sait pertinemment qu’il a dénoncé l’amant de son collègue et ami Trendy.
Je passe sur le contre-exemple de sa petite sœur, psychologiquement fragile, dont il ruine les espoirs pour satisfaire son goût de l’aventure. Illustration supplémentaire de ce qui pourrait passer chez lui pour un détestable égoïsme.

Samantha, elle, séduit un client architecte et se fait inviter chez lui afin de photographier des plans confidentiels pour le compte des yakuzas. Sans même évoquer l’infraction aux règles qu’elle impose à ses hôtesses par sécurité et respect des lois sur la prostitution, elle étouffe ses propres sentiments à l’égard de l’architecte pour le piéger. Trahison d’un ami pour un scoop, trahison d’un amant pour récupérer la part de son club détenu par les yakuzas, l’un ne vaut pas mieux que l’autre.

Aucune liaison amoureuse ne survit à cette seconde saison. Aucune imposture, aucune illusion non plus. Chacun poursuit son chemin seul.
Ce qui triomphe, finalement, n’a été voulu par personne, en particulier pas par celui qui en bénéficie, Sato. Comme quoi, le Destin avait son mot à dire et ce Destin-là n’était pas indifférent aux vertus et aux fautes des uns et des autres.
C’est pourquoi la seconde saison de Tokyo Vice est celle du désenchantement et en cela, elle me semble plus juste. Que l’on croie ou non aux aventures de deux jeunes américains au Japon, n’est pas la question. Il suffit de ne pas regarder la série si on n’a pas envie d’y croire. Croire à une série, un film, un roman implique de se sentir respecté par leurs auteurs. En rendant visibles les défauts de ses personnages, en les faisant chuter de leur piédestal pour endosser les habits d’humains imparfaits, J.T. Rogers, mise sur notre intelligence et notre sens moral. Notre intérêt pour sa production est notre façon de l’en remercier.
PS : En dépit de ses incontestables qualités, la série a été supprimée de sa chaîne d’origine, Max. Le porte-parole de celle-ci a déclaré à Deadline : « De la richesse de l’écriture de Tokyo Vice aux plans magnifiquement composés en passant par les performances vécues, le soin et la créativité de cette équipe extrêmement talentueuse transparaissent dans chaque image de la série. Nous remercions J.T., Alan, Ansel, Ken, Fifth Season et Wowow pour leur partenariat sur ce thriller noir moderne tout à fait unique ». Il n’y aura donc pas de troisième saison. (mise à jour du 9 juin 2024)
Note : 1 – En réalité le Yomiuri Shimbun, quotidien conservateur au plus gros tirage mondial (10 millions d’exemplaires en 2010). 2– Oyabun, chef d’un gang de Yakuzas.
Tokyo Vice est un feuilleton américain en deux saisons de huit et dix épisodes écrit pat J.T.Rogers à partir du livre Tokyo Vice : An American Reporter on the Police Beat in Japan, de Jake Adelstein et dont la seconde saison a été diffusée sur Max en avril 2024. Il est interprété notamment par : Ansel Elgort, Ken Watanabe, Rachel Keller, Show Kasamatsu, Rinko Kikuchi, Miki Maya,…







