Le nom de Michael Mann est associé à la série à succès Miami Vice et au semi-échec de son adaptation au cinéma, quelque 20 ans plus tard. Le public s’attendait à retrouver ses héros familiers, archétypes de playboys des années 80, aux prises avec la criminalité qui gangrène la clinquante et très réactionnaire Floride chère à Versace comme à Trump. Deux décennies après, donc, la sophistication formelle et narrative du film avait évidemment déçu ceux qui attendaient leurs héros d’autrefois. Ce qui s’imposait pourtant une nouvelle fois était l’indéniable talent de directeur d’acteurs et la vivacité des récits de Michael Mann.

Tokyo Vice assume une proximité avec Miami Vice en dépit de la distance géographique, le titre ne trompe pas. On aura bien affaire aux épousailles de la drogue, des escroqueries et des meurtres dans les bas fonds d’une scintillante mégapole. Les personnages sont toutefois plus complexes, plus fragiles, plus attachants aussi, que les insubmersibles Sonny Crockett et Ricardo Tubbs. Peut-être sont-ils d’abord plus réalistes, le scénario étant adapté des mémoires du véritable Jake Addelstein, qui, après avoir achevé ses études à l’université privée Sophia, à Tokyo, fut premier « gaijin » embauché par un journal japonais à grand tirage.
Les faits se déroulent en 1999. Michael Mann est à la production et a réalisé le premier épisode, fixant ainsi l’esthétique de la série et lui donnant son tempo.

Tokyo Vice est l’histoire de trois enfants perdus.
Le premier, Jake, est originaire du Missouri, il a tout quitté pour tenter sa chance au Japon. En apprenant le japonais à la perfection, il entend devenir journaliste, le premier occidental, comme je viens de le dire, à s’imposer dans la presse nippone. Les seuls liens qu’il conserve avec sa famille sont les cassettes faussement enjouées que lui envoie sa sœur et qui lui donnent une image déformée de la réalité. Finalement, il parvient à se faire embaucher dans un grand quotidien de Tokyo, le Meicho Shimbun (1) et à s’y faire respecter à force d’obstination.

Le deuxième enfant perdu est Sato, un jeune yakuza qui fait ses gammes dans le clan Chihara-Kai. Sa mère et le reste de sa famille le rejettent pour avoir sombré dans la criminalité. Peu aguerri, il subit le joug de son supérieur direct dans le gang, mais arrive à accomplir sa mission à sa façon, c’est-à-dire à extorquer les commerçants en usant d’intimidation plus que de violence.
Samantha, la dernière du trio, est arrivée au Japon comme missionnaire mormone. Lorsqu’elle a perdu la foi, elle a volé l’argent de l’église et a coupé les ponts avec son père. Elle est maintenant hôtesse du club de nuit l’Onyx. L’une des plus demandées en sa qualité de gaijin, et l’une des plus déterminées à se tailler une place dans le milieu de la nuit.

Sato est amoureux de Samantha. Jake n’y est pas indifférent, lui non plus. Jules et Jim version tokyoïte au XXIᵉ siècle, la mélodie sentimentale est aussi douce et tolérante que la vie réelle, celle du journalisme comme du banditisme, est sans pitié pour les plus fragiles. Il faut entendre ces deux musiques simultanément, celle du trio amoureux, à peine perceptible, fait d’effleurements et de sentiments retenus, et de l’autre, celle, brutale, des combats au couteau et des vies qui se répandent en flaques rouges dans les ruelles.
Ces trois enfants perdus dans la mégalopole tokyoïte, vivent surtout la nuit, dans des lieux dont on sait, partout au travers du monde, qu’ils ont partie liée avec le crime organisé. Sato et Samantha y travaillent, Jake y enquête. Au fond, s’il s’agit de faire de Tokyo le véritable personnage de cette série, ce n’est pas au travers de son urbanisme ni de la vie de la majorité de ses habitants. C’est en observant le milieu restreint des noctambules et des délinquants que Jake la déchiffre, en commettant toutes les erreurs qu’un étranger commet nécessairement, surtout lorsqu’il est trop pressé. Et nous avec lui.

Il prend son métier à coeur, porté par un idéal du journalisme indépendant et tenace, à la Bernstein et Woodward (2). Hélas pour lui, la pratique japonaise du journalisme n’a rien à voir avec l’américaine. Ce n’est pas que la liberté de la presse n’y est pas respectée, c’est tout simplement que la presse s’autocensure systématiquement. Elle ne cherche qu’à demeurer en phase avec les convenances sociales et politiques, à entretenir le très hypocrite consensus social. Jake nous le fait découvrir : d’ordinaire, au service judiciaire, on se contente de recopier les communiqués de la police. Cet état d’esprit ne convient évidemment pas au trop impulsif Jake qui, malmené par un rédacteur en chef raciste et nationaliste mais soutenu par sa supérieure, met à jour de graves scandales et se trouve vite au contact de gangs de yakuzas.

La façon dont ces derniers sont présentés relève certainement du cliché. Leur idéologie d’extrême-droite ultra-violente est gommée au profit d’un traditionalisme rigoureux. Tout comme la mafia sicilienne a ses « hommes d’honneur » les gangs japonais prétendent se porter garants des traditions ancestrales, à l’encontre d’une société qui s’occidentalise et se sécularise. Et c’est pourquoi, comme dans tout film sur la mafia, on assiste à l’affrontement entre la vieille génération attentive au respect du code moral et des oyabuns (3) et la jeune garde, impatiente de briser les règles et de s’arroger le pouvoir. Cette dernière est incarnée par Tozawa, le chef d’un gang extérieur à Tokyo qui cherche à s’approprier le territoire du clan Chihara-Kai, dirigé par le vieux Ishida. Les scènes de la vie des yakuzas ne diffèrent guère de celles de n’importe quelle mafia, même brutalité, même appétit du gain, même indifférence aux souffrances infligées, même code de l’honneur suranné, même collusion avec les politiciens (4) et même étouffoir en vigueur dans la presse et les milieux politiques (5).

Parallèlement à son infiltration des milieux criminels, Jake Adelstein se lie à un policier, Hiroto Katagiro, qui va le prendre sous son aile. À ses côtés, Jake comprend que le rôle de la police n’est pas d’extirper une criminalité trop inextricablement liée à la société japonaise et avec laquelle politiciens et grands patrons ont partie liée, mais d’empêcher que les rivalités entre gangs dégénèrent en bains de sang.
Néanmoins, toujours impatient de publier un scoop, Jake joue avec le feu. Ses premiers résultats s’avèrent pourtant maigres. Non seulement il risque sa vie, mais il doit le plus souvent se contenter de miettes pour avoir été trop vite, quand il ne provoque pas de graves dégâts faute de prudence. Tout comme Sato, discipliné et loyal, mais trop vulnérable encore, il doit s’endurcir et apprendre l’antique vertu japonaise de la patience.

Le personnage de Samantha s’avère plus complexe puisqu’avec elle, il ne s’agit plus de murir, de gagner en autonomie et en autorité, mais de gérer son problème de culpabilité. Culpabilité vis-à-vis de son père, culpabilité vis-à-vis de l’église qu’elle a volée, culpabilité vis-à-vis de son éducation. Si, pour les trois jeunes gens, il s’agit de s’émanciper, l’émancipation de l’unique fille du trio est autrement complexe que celle des garçons puisqu’elle doit s’accomplir avant tout vis-à-vis d’elle-même.
Michael Mann échappe ainsi en partie au film de yakuza stricto sensu pour faire de son histoire une réflexion sur la liberté de choix. Dans le cadre on ne peut plus réglé des bas-fonds japonais, chacun des trois enfants perdus empruntera sa propre voie, soit en revenant à son point de départ, soit en assumant définitivement sa rupture avec ses origines. Il y a indubitablement quelque chose de dramatique dans cette liberté qu’a tout individu, au sortir de l’enfance, de choisir sa vie. Le libre arbitre, Tokyo Vice ne parle peut-être que de cela.

À fréquenter le monde de la nuit, la série cultive l’esthétique artificielle qui lui appartient. Michael Mann la maîtrise mieux qu’un autre. Il sait jouer des contrastes violents et des aplats vivement colorés aux néons. Tout se déroule très vite sans paraître artificiellement accéléré. Bâti sur ses trois personnages, le récit glisse de l’un à l’autre avec une parfaite fluidité, soutenant en permanence l’attention. On se laisse prendre par cette vivacité qui évite les temps morts mais aussi toute fausse accélération.
Les nuits sont plus courtes que les jours. On le savait déjà. La vie noctambule se consume à grande vitesse, toujours à la merci d’un « accident ». C’est ce que l’on apprend ici.

Notes : 1 – Journal fictif inspiré du Yomiuri Shinbun. Les principales figures de ce quotidien sont un mélange de rédacteurs rencontrés par le véritable Jake Adelstein. 2– Carl Bernstein et Bob Woodward sont les journalistes du Washington Post qui révélèrent le scandale du Watergate entraînant la démission du président Nixon. 3 – Chef de clan yakusa. 4 – On se souvient, en Europe, du procès en 1993 de l’ancien premier ministre italien Giulio Andreotti dénoncé par des mafieux repentis. 5 – Cela fait exactement trente ans que les juges Giovanni Falcone et Paolo Borsellino, abandonnés par l’État italien et le Conseil de la magistrature de leur pays, ont été assassinés par la Mafia, à moins de deux mois d’intervalle.
Tokyo Vice est un mini-feuilleton américano-japonais en 8 épisodes, créé par J. T. Rogers à partir de l’autobiographie de Jake Adelstein : Tokyo Vice: An American Reporter on the Police Beat in Japan , et diffusé en 2022 sur HBO. Producteur délégué, Michael Mann en a réalisé le premier épisode. Il est interprété notamment par : Ansel Elgort, Rachel Keller, Show Kasamatsu, Ken Watanabe, Ella Rumpf, Rinko Kikuchi,…