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On attend toujours la dernière œuvre de David Simon avec trop d’impatience, trop d’envie pour ne pas ressentir une légère déception en la découvrant. On aimerait retrouver ce que l’on connaît de lui, s’immerger à nouveau dans le Baltimore de The Wire avec sa formidable galerie de personnages ou alors dans la Nouvelle Orléans de Treme, débordante de musique et rongée de tristesse. Un rapide panorama de sa carrière télévisuelle, pourtant, suffit à réaliser que s’il quitte le cadre des rues de Baltimore, David Simon n’abandonne jamais son véritable sujet : celui de la résistance des êtres humains aux prises avec un système social injuste et brutal. Et puis, une fois la nouvelle oeuvre vue, absorbée, digérée, comprise, ce qui peut prendre bien plus de temps que de simplement la regarder, elle prend naturellement sa place dans la téléthèque mentale du spectateur, à la suite de The Corner, The Wire, Generation Kill, Treme, Show me a Hero, The Deuce et Le Complot contre l’Amérique.

Après s’être attaqué à une pure fiction avec la dernière production citée, adaptée du roman de Philip Roth, David Simon retrouve son terrain familier en transposant We Own the City, un essai documentaire de Justin Fenton, journaliste au Baltimore Sun où lui-même travailla durant une douzaine d’années. L’enjeu s’inverse. S’il avait fallu pour Le Complot contre l’Amérique placer des personnages fictifs dans un contexte précisément documenté, il s’est agi cette fois de transformer les individus réels de We Own This City, en personnages de fiction.

Au sujet de son travail sur le Complot, David Simon s’était exprimé sur l’avantage que lui donnait le fait d’être né et d’avoir été élevé dans une famille juive ne serait-ce qu’en terme d’économie de temps et d’énergie. De son point de vue, des mois et des mois auraient été nécessaires à un goy pour portraiturer avec leur justesse le milieu juif du Complot, que lui, en revanche, connaissait intimement depuis l’enfance.

Avec We own this City, David Simon retrouve une famille plus vaste, Baltimore, sa ville originelle, celle qu’il a arpenté des années durant aux côtés des patrouilles de police, le berceau de The Wire, l’archétype de la ville américaine perclue de chômage, de misère, de meurtres, de drogues, de décrépitude urbaine et de brutalité policière. Les personnages de la série ont vécu dans les rues de cette ville, on se souvient d’eux. Il ne s’agit pas d’évoquer Brutus ou Lady Macbeth, qui peuvent, au fond, avoir n’importe quel visage mais de personnes toujours vivantes ou récemment décédées auxquelles il faut rendre justice, quelles qu’elles soient.

Le cadre historique est également primordial, il n’est pas certain que des téléspectateurs européens le connaissent très bien. Le 12 avril 2015, à Baltimore, Freddie Gray, un jeune afro-américain, est arrêté par la police avec une telle brutalité qu’il décède une semaine plus tard de ses blessures, plusieurs de ses cervicales brisées et sa trachée écrasée. Des témoins ont enregistré l’interpellation constituant autant de preuves accablantes contre la police. Une manifestation à la mémoire de Freddie Gray scande « pas de paix sans justice » (no justice, no peace), des émeutes suivent, le maire et le gouverneur imposent tour à tour le couvre-feu puis l’État d’Urgence et l’intervention de la garde nationale.

Au mépris de la plus élémentaire justice, le tribunal acquittera ultérieurement les 6 policiers accusés d’homicide, ou abandonnera les charges à leur égard.

Aux Etats-Unis, les policiers « sont protégés par la règle de l’« immunité qualifiée« , qui empêche de poursuivre des officiers de police pour des actions dans l’exercice de leurs fonctions, et par des conventions collectives, négociées par leurs puissants syndicats, qui entravent les poursuites. » (1) Fautes de statistiques, on estime qu’environ un millier de personnes sont tuées chaque année par la police. Il s’agit bien évidemment de noirs dans leur grande majorité.

Les émeutes de Baltimore intervinrent quelques mois seulement après celles qui avaient suivi la mort de deux autres afro-américains, Michael Brown, à Ferguson (Missouri) et Eric Garner, à New York, tués eux-aussi par des policiers blancs. La tension s’éleva brutalement dans tout le pays.

Au terme de dégâts considérables, de quantité de blessés et d’arrestations, les responsables politiques nationaux finirent par remettre en cause la politique de tolérance zéro mise à l’honneur dans les années 1990 par le maire de New York, Rudy Guiliani (2). Tout comme la « guerre contre la drogue » initiée par Richard Nixon et largement perdue par la police, la tolérance zéro n’avait fait qu’implanter une logique du « eux contre nous » au sein des forces de maintien de l’ordre, retournant la population contre elles.(3)

L’affaire Freddie Gray n’est pas directement montrée dans We Own this City mais elle est constamment prétextée par les policiers pour mettre la pression sur les politiciens. Si on ne les protège pas, répètent-ils, s’ils risquent chaque fois qu’ils font leur travail de se retrouver inculpés pour violences ou faux témoignages, alors ils préfèrent laisser la rue aux criminels et les élus en répondront devant les électeurs.

Et ils mettent leurs paroles en actes comme en témoigne la juriste du département des Droits Civiques du Ministère de la Justice, Nicole Steele, qui enregistre avec son portable une unité de police battant en retraite devant un rassemblement de la population tout en lui lançant : « débrouillez-vous ! » (police yourself !). Le personnage de Nicole Steele est certes fictif, elle incarne à elle seule un Ministère de la Justice préoccupé par les dérives policières à Baltimore, mais elle apporte au récit un recul, une exigence morale et un souci des plus faibles qui, sans elle, pourrait rapidement se réduire a un simple rapport de forces.

Le jeu pervers de la police devient clair lorsque l’on assiste au cours que le sergent Jenkins donne aux nouvelles recrues pour leur expliquer que la violence est à la fois inutile et dangereuse et que le montage entrecoupe son discours de scènes de violences policières.

Pire, le chantage qu’exerce la police sur des élus dissimule non seulement le racket systématique d’une catégorie de la population mais toute une gamme d’extorsions, de vols et de brutalités dignes des gangs des années 30 comme le dénoncera plus tard le chef de la police, Kevin Davis. Tout ceci sans compter les fraudes massives aux heures supplémentaires qui saignent directement la collectivité.

Certains chiffres auraient pourtant dû alerter bien avant : 24 policiers interdits de témoigner devant un tribunal pour s’être parjurés, 46 plaintes contre le chef de l’unité anti-armes sans qu’il en soit autrement inquiété. Concernant ce dernier, quel intérêt auraient les responsables politiques à sévir contre un service de police qui peut se targuer d’un nombre croissant d’arrestations alors que dans l’ensemble elles chutent de 60% en raison de l’affaire Freddy Gray ? Quel électeur ira vérifier que les suspects sont la plupart du temps relâchés par la justice et que ces arrestations sont totalement inefficaces ? Un collègue explique à un Jenkins alors débutant qui s’étonne de voir autant d’individus arrêtés sans raison : « on les boucle, ils ne s’entretuent pas et le taux d’homicides baisse ». Enfin, pourquoi donner crédit à des allégations de corruption qui mettraient en cause tout l’édifice ?

Bref, la police de Baltimore est devenue le plus grand gang de la ville. « We Own this City » (cette ville nous appartient !), cette phrase prononcée par le sergent Jenkins devant ses troupes aurait effectivement pu l’être par Al Capone, à Chicago, dans les années de la prohibition.

Pour détailler ce contexte social, politique, policier et traiter des situations avec la plus grande authenticité, David Simmons compose un kaléidoscope de points de vue des différents protagonistes : Nicole Steele, la police du comté voisin de Harford, un tandem d’agents du FBI venus enquêter sur les dérives policières à Baltimore, le nouveau chef de la police et bien évidemment, les membres de la fameuse unité anti-armes qui cumule à la fois le plus d’arrestations et le plus de plaintes à son encontre. Par des sauts dans le temps successifs, on assiste alternativement aux recherches de la juriste qui s’intéresse essentiellement aux victimes et aux interrogatoires des policiers menés par le FBI qui introduisent les flashbacks sur les exactions commises par leur unité au cours des années précédentes.

David Simon et George Pelecanos n’ont pas pour habitude de séduire le public par leur poésie et l’on regrette presque que le fragment de jazz du générique ne revienne par moments arracher le récit à sa sèche réalité. Le « nappage » sonore dont abusent bien des séries pour musicaliser leur bande son n’a pas cours ici, on apprécie de retrouver les simples bruits et ambiances naturelles. Ceci permet au spectateurs de fournir une meilleure d’attention. La juxtaposition de scènes rapides et souvent brutales avec des scènes de discussions ou d’interrogatoires logiquement plus lentes nécessite que l’on s’habitue aux changements de rythme. Le nombre de personnages et les relations entre les uns et les autres exige que l’on doit mémoriser beaucoup d’informations condensées sur une durée réduite à 6 épisodes. De plus, l’annonce de séquences par l’intermédiaire d’un formulaire de police sur ordinateur est à la fois peu lisible et trop rapide pour que l’on ait de temps de se repérer dans la chronologie. Il faut donc laisser passer au moins deux épisodes pour que l’alchimie se produise. Il faut que s’impose le sergent Wayne Jenkins, fort en gueule insupportable autour duquel toute la série s’articule. Ce flic véreux et corrupteur, menteur, voleur, escroc et accidentellement assassin est un fauve lâché dans la jungle urbaine, un grand carnassier grondant, tonnant, menaçant qui se jette sur ses proies avec une avidité sans borne. On se laisse fasciner par son obscénité, par l’obscénité de l’animal triomphant de ce qui reste de la société humaine, par la joie féroce d’un corps auquel rien ne vient imposer de limite.

Jenkins occupe tout l’écran. Baltimore est son théâtre et il y mène le spectacle à lui seul. Initié par son ancien chef, Helster, au racket et au vol des pseudo-suspects, il a par la suite lui-même corrompu toute son équipe, jusqu’à un policier de passage dans le service qui accepte une seule fois de l’argent volé, par crainte de Jenkins, et s’en débarrasse quelques heures plus tard, trop tard, hélas, pour ne pas passer le reste de son existence sous la menace d’une dénonciation de Jenkins.

Personne n’est innocent, il suffit d’un moment d’hésitation pour basculer.

À l’extrémité opposée du spectre des personnages, Nicole Steele alerte à plusieurs reprises sur la menace politique qui plane à l’approche des élections présidentielles. Si Trump est élu, le département des Droits Civiques du Ministère de la Justice sera étranglé. Il deviendra très difficile de défendre les noirs victimes de la police. Le procédé est un peu facile puisque la série a été produite après le départ de Trump mais il a le mérite de faire entendre une voix dissonante dans l’étouffant milieu politico-policier de Baltimore et de mettre en scène la prise de conscience d’une rupture idéologique qui va bientôt fissurer le pays tout entier. L’idéalisme de Nicole Steele s’allie à un pragmatisme instinctif. Elle a vu dans la rue le racisme et la violence qui annoncent la prise du pouvoir par l’extrême-droite et l’impunité dont ils jouissent. Elle pressent l’obscénité trumpiste qui s’apprête à déferler sur le pays. Anticipant la liquidation de la défense des libertés et des droits civiques dans la future administration, elle choisit de démissionner pour mener son combat ailleurs, là où elle sera plus efficace. S’il faut retrouver dans la multitude des personnages la voix de David Simon, c’est bien au travers d’elle qu’il faut l’entendre.

Je disais que le style de David Simon ne cherchait pas à séduire, c’est là son élégance. De quoi se rappelle-t-on en effet, au sortir des 6 épisodes de We Own This City ? De l’obscène sergent Wayne Jenkins et de la discrète Nicole Steele. Ils ne se connaissent pas, ils sont l’antithèse l’un de l’autre mais ils sont comme les deux faces opposées d’une même Amérique durablement divisée. De quoi se rappelle-t-on après Treme ? D’Albert Lambreaux, dans sa formidable tenue de chef indien de Mardi Gras et de l’aimable Antoine Baptiste avec son trombone. Et après The Deuce ? De Candy, la prostituée indépendante qui se passait de souteneur. Et après The Wire ? De McNulty et de son acolyte Bunk, du splendide Omar, du chef Daniels, De Stringer, de D’Angelo et de quelques autres. Galerie de personnages intenses qui restent ancrés en nous comme ceux que nous avons fait nôtres au fil de nos lectures d’adolescents. David Simon ne magnifie ni ne poétise, il façonne des figures humaines à partir de la glaise inégale du monde qui va. C’est là son formidable talent.

Notes : 1 – Libération du 16 juin 2020. 2 – Futur avocat de Trump, désormais interdit d’exercer à New York ainsi qu’à Washington DC pour violation du code de conduite des avocats dans l’affaire des prétendues élections « truquées » qui auraient coûté à Trump sa réélection. 3 – Logique revendiquée en France par un certain préfet de Paris qui n’hésita pas à déclarer à une manifestante : « madame, nous ne sommes pas du même camp ».

We Own this City est un mini-feuilleton américain créé par David Simon et George Pelecanos, et réalisée par Reinaldo Marcus Green. Il a été diffusé sur HBO en 2022. Il est interprété notamment par : Jon Bernthal, Wunmi Mosaku, Jamie Hector, Josh Charles, McKinley Belcher III, Dagmara Domińczyk, Don Harvey,…

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