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Hasard de ma programmation personnelle, deux séries se rencontrent et se regardent, se découvrent étrangement semblables, presque si comme chacune n′était que le reflet de l′autre dans le miroir de nos yeux. Glow a seulement quelques mois, The Deuce n′en est qu′à ses premiers épisodes, elles sont sœurs ou cousines. L′aînée a été crée par deux femmes, Liz Flahive et Carly Mensch, déjà connues pour Orange is the new black, série qui, on s′en souvient, avait pour cadre une prison de femmes. La seconde l′a été par deux hommes, l′idole de la critique post-télévisuelle David Simon et son complice George Pelecanos.
J′avoue avoir traîné les pieds avant de traiter ces deux feuilletons. La question de la représentation et du statut des femmes à l′époque d′un Strauss-Kahn ou d′un Weinstein d′un côté et du voile islamique de l′autre a des allures de champ de mines. Mais c′est probablement une des raisons d′être de ces deux séries conçues par des duos réputés pour leur cran.

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Glow raconte l′histoire d′une émission de catch féminin des années 80 qui connut un formidable succès. The Deuce se situe de l′autre côté des Etats-Unis et traite de l’essor de l’industrie pornographique à New York au début des années 1970. Toutes les deux touchent au même sujet : la commercialisation du corps des femmes. Et elles le font sous deux angles adjacents : la création d′un spectacle télévisé pour Glow, l′émergence du cinéma porno pour The Deuce. Les images sont le médium de la commercialisation modernisée des corps. Avec ce que cela implique de déplacement d′une réalité sordide vers l′industrie du fantasme mais aussi, et d’abord, d’expansion irréfrénable dans l’ensemble du corps social. Avec les films et les vidéos, ce qui était géographiquement limité donc difficile d’accès ne se reconnaît désormais plus de frontière.

Glow

Glow collectif

Glow (Glorious Ladies Of Wrestling) est donc un spectacle télévisé de la seconde moitié des années 80 créé par un producteur d′émissions de sport, tourné en Californie et qui dura quatre saisons. La série en relate la gestation.
Les femmes qui répondent à l′annonce de casting puis acceptent de figurer dans le spectacle de Glow sont toutes, d′une façon ou d′une autre, des marginales ou en passe de le devenir. L′une est une actrice sans contrat, l′autre une mère de famille trompée, une troisième se prend pour une louve, une quatrième vit avec un père et deux frères catcheurs, etc. Prises en mains par un réalisateur de dernière zone et un fils de famille en rupture de ban, elles vont s′entraîner avec obstination pour mettre au point un spectacle digne de ce nom en surmontant le découragement, la fatigue ou simplement leur ennui. On est aux antipodes des matchs de catch commentés par Roger Couderc pour l′ORTF. Il s′agit de catch américain, donc d′un spectacle où l′emphase verbale et visuelle l′emporte sur le combat proprement dit et où, puisqu′il s′agit de catcheuses, il s′agit d′émoustiller le spectateur masculin sans trop scandaliser sa compagne. On joue sur la rivalité entre l′Amérique et la Russie, sur les conflits entre noirs et blancs, entre prolos et intellectuels, tout est bon pour enflammer le public tout en mettant en valeur le physique des catcheuses.

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L’intérêt du catch est de n′être pas un sport mais un spectacle pratiqué par de véritables athlètes. Tout est truqué, le public le sait, mais feint d′y croire. L′important, c′est ce que le match raconte. Le catch est un récit. « (…) du fond même des salles parisiennes les plus encrassées, le catch participe à la nature des grands spectacles solaires, théâtre grec et courses de taureaux : ici et là, une lumière sans ombre élabore une émotion sans repli. » écrit Barthes (1) qui évoque la Comédie italienne dont les personnages immuables sont annoncés par leurs costumes et leurs masques. Il n′y a aucune surprise, aucune évolution, aucune transformation à attendre des catcheurs, il ne sont là que pour que s′énonce une justice. « Sur le Ring et au fond même de leur ignominie volontaire, les catcheurs restent des dieux, parce qu’ils sont pour quelques instants, la clef qui ouvre la Nature, le geste pur qui sépare le Bien du Mal dévoile la figure d’une justice enfin intelligible » poursuit Roland Barthes. Il distingue cependant le catch américain qui exprime toujours un combat du Bien contre le Mal du catch français qui se plait à opposer à l′honnête travailleur du ring la figure du parfait salaud.

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Aussi peu inspirées soient-elles par l′idée de se rouler sur les planches d′un ring, les aspirantes-catcheuses comprennent qu′il ne s′agit pas de sport, ni de se faire mal mais d′un affrontement symbolique où le Bien et le Mal devront en découdre. L′une après l′autre, elles se donnent ou se voient imposer un rôle en fonction de leur apparence physique : Zoya la Rouge, la soviétique, Liberty Belle, la championne de l′Amérique libre, Machu Pichu, la péruvienne folklorique, The Welfare Queen, la noire accro aux aides sociales, Beirut the Mad Bomber la terroriste musulmane, Britannica l′intello british, Vicky the Viking, la guerrière nordique, etc… Sous l′impulsion de Ruth, l′actrice ratée, la troupe transforme peu à peu le projet en une ambition collective. Que l′idée du spectacle et son recrutement soient indigents est incontestable, même à leurs yeux, mais ce qui en fera la dignité est l′énergie que les catcheuses déploieront pour se surpasser. Au fond, Glow est, en mode satirique, un énième hymne au rêve américain : toute activité, aussi modeste soit-elle, peut-être transcendée par l′énergie qu′on y met et se voir récompensée par la gloire et la fortune. Seuls le succès ou l′échec en mesurent la valeur.

The Deuce

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Dans The Deuce, les filles arpentent inlassablement le trottoir de la 42ème rue, dans le quartier de Time Square. Leur vie n′a d′autre objectif que de rapporter chaque soir les gains de la journée à leur souteneur. Quelle autre alternative auraient ces femmes ? Elles viennent de lointaines provinces, n′ont connu que cette vie et n′imaginent rien d′autre. La brutalité quotidienne des macs est le prix à payer pour ne pas finir enlevée ou massacrée par un psychopathe. Une seule, Candy, refuse toute protection et le paie de vols et de raclées de la part de clients.

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La police les connaît toutes par leurs surnoms. Elle les embarque chaque semaine pour les relâcher le lendemain matin, histoire de justifier l′activité du commissariat. Tout cela fait un petit monde sans illusion, empreint de fatalisme. Les bars sont les lieux où l′on se retrouve, toutes professions confondues : ouvriers, mafieux, prostituées, macs, flics. Vincent, le gérant de l′un deux est affligé d′un frère jumeau flambeur. La mafia locale l′enjoint de régler les dettes de son frère. Peu à peu le capo local commence à apprécier ce cafetier plutôt doué pour les affaires et lui propose de s′associer. Les temps changent. Le quartier est trop mal fréquenté pour que le public des théâtres s′y attarde. La mairie aimerait nettoyer. C′est la mafia qui va s′en charger et empocher la plus-value immobilière qu′entraînera la réhabilitation. Les mœurs aussi évoluent. La pornographie, sévèrement condamnée, n′est plus perçue en cette période de libération des mœurs comme le délit qu′elle était autrefois, une nouvelle législation est envisagée. La 42ème rue s′apprête ainsi à se transformer physiquement et commercialement en faisant évoluer son petit négoce de prostitution vers l’industrie plus confortable de la pornographie.

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Le rythme de la saison est particulièrement lent, comme si les auteurs délaissaient le prétexte (l’émergence de l’industrie du porno) pour longuement décrire le paysage. On devient familier de la galerie de personnages sans qu’aucun conflit, au sens théâtral du terme, ne s’impose. Les sociologues de la critique post-télévisuelle seront enchantés de cette chronique minutieuse du Times Square des années 70 et citeront immanquablement Balzac. Nous autres spectateurs, contraints d’attendre que le récit se noue, guettons chaque signe, chaque fait, qui viendrait enclencher la mécanique d’un conflit. On se doute bien que Candy et Vincent seront les premiers à se recycler dans la nouvelle industrie mais au-delà ?

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Questions de langage

Mieux que les costumes ou les accessoires, ce sont les mots qui fixent l’époque et le milieu. Dans des microcosmes aussi bigarrés que ceux de Glow ou de The Deuce, la façon dont on se désigne délimite au premier chef les appartenances. Le langage que les uns emploient à l′égard des autres, juifs, noirs, homosexuels, prostituées ou flics, ré-assigne en permanence chacun à sa communauté. Le plus souvent c’est sur le ton de la moquerie, sans agressivité apparente, avec la familiarité rugueuse du petit peuple de la rue. Les préjugés n′ont pas encore été étouffés par le politiquement correct. L’exemple le plus flagrant est celui du barman de The Deuce qui n’est jamais perçu, désigné ou raillé comme barman ni comme blanc mais systématiquement comme homosexuel. Néanmoins, en dépit de ses multiples contours, David Simon subordonne le patchwork social de la 42ème rue à une communauté de destin. Ouvriers du bâtiment, flics, prostituées, patrons de bistrots, tous cohabitent sans trop se juger, et même, souvent, avec une réelle solidarité. On le sait depuis Treme et l′on est convaincu depuis Show me a Hero, David Simon et George Pelecanos sont des humanistes qui s′attachent à exalter la dignité de leurs personnages quels qu′ils soient, humbles ou puissants, lâches ou héroïques. Ils ont aussi l’art de présenter des groupes sociaux dans leur complexité, sans manquer les fêlures et tensions qui les traversent. Liz Flahive et Carly Mensch, les auteurs de Glow, ont la tendresse plus vacharde. Elles ne rechignent devant la caricature ni de leurs personnages ni des situations dans lesquelles elles les plongent. Souligner ainsi la part de comédie qui mène la société humaine est une autre forme d′humanisme.

 

The Deuce est un feuilleton créé par David Simon et George Pelecanos et diffusée sur HBO en 2017. Il est notamment interprété par James Franco (pour les deux rôles de Vincent et de son frère Frankie, fausse bonne idée), Maggie Gyllenhaal, Dominique Fishback, Lawrence Gilliard Jr., Margarita Levieva, Michael Rispoli…

Glow est un feuilleton créé par Liz Flahive et Carly Mensch et diffusée en sur Netflix. Il est notamment interprété par Alison Brie, Betty Gilpin, Sydelle Noel, Britney Young, Marc Maron…

Note :

1- dans « Mythologies ».

3 réflexions sur “Glow & The Deuce

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