Si on pouvait vivre ses histoires d’amour après les avoir vécues, elles seraient beaucoup plus belles. Telle est la leçon que donne Olivier Assayas avec sa série Irma Vep, à la fois suite et remake de son précédent opus : le film Irma Vep sorti en 1996. Tous les deux racontent la même chose : le tournage d’un remake des Vampires de Louis Feuillade, feuilleton cinématographique de 1916 dont l’héroïne, Irma Vep, donne son nom au film d’Assayas comme à sa série. Le film datant de 1996 et la série de 2022, on est en droit de penser que cette dernière est également le remake du film de 1996 et c’est vrai. Elle rejoue le film, l’approfondit, mais elle se situe aussi clairement à sa suite, comme on le verra.

Ainsi présentée, la chose peut sembler un peu compliquée, quand, de surcroît, s’y greffe la liaison réelle entre Olivier Assayas et Maggie Cheung, l’actrice du film de 1996.
Des films sur le cinéma, il en existe depuis que le cinéma existe ou presque. Après tout, le premier film des Frères Lumière, La sortie des Usines Lumière, montrait le personnel d’une usine de films débauchant en fin de journée. Des dizaines de production, de Behind the Screen à Boulevard du Crépuscule en passant par Chantons sur la Pluie, illustrèrent avec toute l’ampleur voulue le mythe qu’Hollywood entendait se forger. En Russie, L’Homme à la caméra de Dziga Vertov pris pour prétexte la journée d’un caméraman dans Moscou. Quant à la Nouvelle Vague, elle a à son actif le chef d’oeuvre qu’est Le Mépris de Godard, un film oscarisé, La Nuit Américaine de Truffaut, et tous les commentaires possibles sur ce que le cinéma devrait être ou ne pas être, répondant ainsi interminablement à la question d’André Bazin : » Qu’est-ce que le cinéma ? « . Irma Vep, le film comme la série, participent ainsi à une longue fétichisation du cinéma par ses auteurs mêmes.

Reprenons. Louis Feuillade sort en 1915-16 un feuilleton cinématographique en 10 épisodes qui raconte les méfaits d’une bande de criminels nommés les Vampires, à laquelle appartient la très sensuelle Irma Vep, interprétée par Musidora et dont le nom est l’anagramme de « vampire ». Le personnage donnera naissance au mot « vamp » pour désigner les descendantes de Dalila ou de Salomé, femmes fatales qui donnèrent au film noir tout le brillant de sa noirceur.

En 1996, Olivier Assayas réalise un film qui raconte le tournage d’un remake du feuilleton de Feuillade. Le rôle du réalisateur René Vidal est tenu par Jean-Pierre Léaud. Le film est bilingue, français et anglais selon qu’y intervient ou non Maggie Cheung, l’actrice chinoise rebaptisée Jade dans le film et choisie pour reprendre le rôle d’Irma Vep. Jean-Pierre Léaud, assez peu compréhensible en anglais, offre un personnage replié sur lui-même, brutal et dépourvu d’empathie. Il disparaît vers la fin pour être remplacé par un confrère, caricatural à souhait, dont la première décision est de se débarrasser de l’actrice chinoise. Entre-temps, la guerre des egos bat son plein, les membres de l’équipe s’engueulent, se jalousent, se disputent et cancanent à n’en plus finir. Personne n’est à l’heure, personne n’est là où il devrait être, un tel panier de crabes ne peut objectivement accoucher d’un film. L’attention se recentre sur Zoé, la costumière, interprétée avec un naturel époustouflant par Nathalie Richard et qui, poussée par Bulle Ogier, laisse au film sa discrète empreinte de romance lesbienne déçue.
Ce foutoir brillamment filmé aurait pu se passer de références cinéphiles trop appuyées comme la longue citation de cinéma militant ou la caricaturale interview d’un journaliste anti-cinéma d’auteur. qui contredisent l’humble désir de René Vidal : réaliser la plus fidèle reproduction des Vampires de Feuillade, mais avec le son et la couleur.

La série qui vient ensuite substitue à Jean-Pierre Léaud un Vincent Macaigne plus Léaudesque que l’original et remplace la star Maggie Cheung/Jade, par la star Alicia Vikander/Mira, observatrice amusée du petit monde du cinéma français en dépit d’un moral en berne, suite à une récente rupture sentimentale. D’autres personnages voient leur partition étoffée, la série accordant plus de temps pour les développer : le maladroit journaliste Edmond Lagrange, le très mondain Robert Danjou et surtout le terrible Moreno, rival des Vampires, interprété par un volcanique Lars Eidinger. À ce niveau de mise en abyme, les rappels des Vampires de Feuillade sont plus nombreux et plus précis de façon à ce que les cinq étages soient repérables : le feuilleton original, le tournage du feuilleton original reconstitué, les références au tournage du remake cinématographique de 1996, le tournage du remake télévisuel et des extraits du remake télévisuel lui-même.
Cet échafaudage complexe est festonné de nouvelles coquetteries cinéphiliques : Anais Nin dans un film de Kenneth Anger (1), Jean Eustache, Deleuze,… et, pour le pire, un dialogue (ironique) entre gens du métier sur ce qu’est une série télévisée : film découpé en morceaux ou descendance du serial ? Véritable création ou produit calculé par des algorithmes ? Quelques épisodes tard, ce seront deux entretiens aussi essentiels que : « Les films sont-ils de l’art ? » ou « Pourquoi faisons nous des films maintenant ? », des dialogues entre Vidal et Mira sur le cinéma comme art spirite et enfin, pour conclure la saison, une laborieuse séquence où René Vidal explique à sa psy la difficulté de sortir d’un tournage pour réintégrer le monde des vivants…
Qu’est-ce que le cinéma, encore et toujours. À charge pour le spectateur de se dépétrer de ce labyrinthe s’il en possède les clefs.
Héritier assumé de la Nouvelle Vague, critique devenu cinéaste conformément à une certaine tradition française, Olivier Assayas, ne pouvait pas ne pas penser à La Nuit Américaine en s’engageant dans un film traitant du tournage d’un film.

Dans un numéro des Chemins de la Philosophie (2), Hélène Frappat livra une approche sensible et savante de ce film. Dans La Nuit Américaine, nous disait-elle, en cachant à l’écran sa liaison avec son actrice, Jacqueline Bisset, Truffaut avouait beaucoup plus sur lui-même que s’il l’avait exposée. Tombant quasi-systématiquement sous le charme de ses actrices, il enchaînait les adultères avec « une obsession de la clandestinité » dont le romanesque avait sans doute beaucoup pour le séduire. Cette fois, il la cachait ouvertement, si l’on peut dire.
Olivier Assayas, lui, se maria tout à fait officiellement avec Maggie Cheung deux ans après la sortie du film et en divorça trois ans encore après. Et ne le cache pas.

Si son souvenir hante la série, Assayas y revient en effet plus intensément au travers d’une scène somnambulique où René croit découvrir Jade chez lui, au beau milieu de la nuit. Ils parlent de leur amour qui, pour lui, s’estompe et qui, pour elle, a toujours été bancal. Désormais, tous les deux s’évitent à distance pour ne pas risquer de raviver leurs souvenirs. Elle lui reproche d’avoir donné le rôle d’Irma Vep, « son » rôle, à une autre. Il répond qu’il lui a écrit pour lui en parler. Le fantôme de Jade n’insiste pas et disparaît le temps que René aille prendre une cigarette.

C’est là une des raisons pour laquelle certaines publications décrivent Irma Vep 2022 comme une série « méta », le mot est à la mode (3). Autoréférentielle est un adjectif moins abscons, encore qu’elle se réfère à tant de choses que l’autoréférence n’est qu’un palier de plus dans la mise en abyme. Ce qui est certain, c’est qu’elle circonscrit son univers à celui du cinéma, une vision chic du cinéma, où les actrices dorment dans des palaces, posent pour des magazines de mode et où on lit Deleuze dans le taxi qui vous emmène au plateau. Dans ce monde où tous les rôles sont excessivement normés, le metteur en scène fait figure d’égaré. Personnage lunaire, hanté par son incapacité à réaliser ce qu’il a pourtant écrit, proclamant à tout va son imposture, on a du mal à croire que des producteurs aient misé sur lui et qu’une équipe le suive. Au fond, il ne fait que rejouer ici l’éternelle figure romantique de l’artiste en proie au doute. Un artiste bien enfant que Mira et le fantôme de Jade sont contraintes de materner pour le ramener au travail.
Par opposition au documentaire, Truffaut appelait la fiction « le mensonge organisé ». La série fait reposer son mensonge sur un habile collage de petites scènes qui permet de parfaitement suivre toute la galerie des personnages. Peu à peu, cependant, le récit se concentre sur Mira à mesure qu’elle se transforme réellement en Irma Vep ou plutôt, comme le suggère Regina, son intello d’assistante, qu’elle laisse Irma Vep devenir Mira. Vêtue de son collant noir, elle se promène sur les toits de Paris, espionne les uns et les autres et – miracle ! – traverse les murs. Du mensonge s’exhale la vérité profonde de l’invisible.

Les Vampires n’auraient pas connu leur succès ni leur notoriété sans les formes de Musidora moulées dans son collant noir. René Vidal insiste sur la sensualité de Musidora, la première interprète d’Irma Vep, mais il faut reconnaître que Jade comme Mira évoluent dans un autre registre, même si la seconde fait preuve d’une grâce toute féline. Disons qu’il y a un écart considérable entre le sensuel et le sexy et qu’on peut à la fois jouer la distanciation ironique et la sensualité. C’est tout le problème du post-modernisme. À bien compter, la seule à avoir insufflé une réelle sensualité à cette histoire l’a fait dans le film et non dans la série, et sans avoir exhibé rien d’autre que son seul désir pour la belle actrice : Zoé, la costumière.

On a dit les grandes qualités visuelles de la série, c’est-à-dire de mise en scène et de filmage. Il y a aussi des fulgurances scénaristiques et j’en retiens une en particulier : René Vidal est chez sa psy et, d’une manière presque déclamatoire, il lui déclare : « Vous savez, les fantômes n’ont pas grand-chose à voir avec les morts. Ils ont plutôt à voir avec ce qu’il y a de mort en nous, à voir avec le passé qui nous habite. » (ep 6) En l’entendant, j’ai eu le sentiment que ce long travail, qui va de Feuillade à la série Irma Vep, avec l’écriture des scénarios, l’argent, les différentes équipes, la mise en abyme, le chaos des tournages, l’histoire du cinéma, le passage de l’argentique au numérique, tenait tout entier dans cette déclaration et qu’on pouvait certainement y inclure l’histoire d’amour d’Olivier Assayas et de Maggie Cheung.

C’est peut-être aussi ce qu’avaient en tête Aragon et Breton lorsqu’ils écrivaient : « … C’est dans les Vampires qu’il faudra chercher la grande réalité de ce siècle. Au-delà de la mode, au-delà du goût. Viens avec moi. Je te montrerai comment on écrit l’Histoire… » (4). Il faut les prendre au mot et tout au long des huit épisodes, je n’ai cessé d’espérer que l’on découvre enfin Les Vampires dans leur nouvelle version intégrale, celle de René Vidal, enfin tournée, montée, projetée. Les rares extraits diffusés ne font qu’aggraver la frustration et l’on en vient à vouloir faire disparaître tout le reste pour ne jouir que du remake qu’Assayas ne fait que nous promettre. Hélas, tout comme il faut se contenter du sexy à défaut de sensualité, il faut se satisfaire de la citation des Vampires plutôt que des Vampires retrouvés. Le remake est inaccessible.
Ainsi, cette construction complexe et brillante, légère et surchargée à la fois, récèle, derrière ses voiles et ses citations, une sincérité toute barbouillée de nostalgie et une histoire d’amour devenue images, sons, acteurs, lumières, montage, c’est-à-dire, en un mot : vivable.
Notes : 1- Kenneth Anger au sujet duquel Olivier Assayas publia un essai aux éditions Cahiers du Cinéma. 2- https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-chemins-de-la-philosophie/la-nuit-americaine-les-films-sont-comme-des-trains-dans-la-nuit-7017850. 3- « On a vu la sublime série meta avec Alicia Vikander » (sic) 4-Dans Le trésor des Jésuites, pièce en un prologue et trois tableaux publiée dans le numéro de la revue Variété consacrée au Surréalisme, juin 1929
Irma Vep est un mini-feuilleton américano-français en 8 épisodes écrit et réalisé par Olivier Assayas et diffusé sur HBO en 2022. Il est interprété notamment par : Alicia Vikander, Vincent Macaigne, Jeanne Balibar, Devon Ross, Vincent Lacoste, Nora Hamzawi, Alex Descas, Hippolyte Girardot, Adria Arjona, Lars Eidinger…