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L’affaire du Watergate est probablement assez méconnue de nos jours, du moins en France. Seul en subsiste cet étrange suffixe « gate » que l’on accole aux scandales d’État. Il y a eu l’Irangate sous Reagan, le Monicagate sous Clinton, le Pénélopegate lors de la campagne électorale française de 2017, le Dieselgate impliquant Volkswagen en Allemagne en 2020 et bien d’autres.

L’affaire originale, dite du Watergate, est un scandale d’espionnage politique qui fut révélé en 1972, lors de l’interpellation en flagrant délit d’une équipe de cambrioleurs-poseurs de micros dans les locaux du Comité Electoral Démocrate au septième étage d’un bâtiment de Washington dénommé le Watergate. Tout ceci en pleine la campagne pour l’élection présidentielle américaine, alors que les sondages donnaient le président républicain sortant, Richard Nixon, largement réélu ! L’affaire conduisit à sa démission en 1974. Depuis, le suffixe « gate » est attribuée à toute affaire politique scandaleuse qui dépasse la limite des entourloupes et de la corruption ordinaires. Étrangement, on ne l’a pas accolée à l’affaire des « plombiers du Canard Enchaîné », scandale français d’espionnage politique digne de son homologue américain.

Deux ans après le Watergate, Alan J.Pakula sortait un film qui fit date : Les Hommes du Président interprété par Robert Redford et Dustin Hoffman. Le point de vue était celui des deux journalistes qui révélèrent le scandale : Bob Woodward et Carl Bernstein, du Washington Post. Ce film était un panégyrique de la démocratie américaine, l’une des rares où, semblait-il, deux simples journalistes pouvaient contraindre un président à la démission par le simple exercice de leur liberté d’expression.

La série Gaslit prend Les Hommes du Président à contrepied. Plutôt que de narrer l’épopée du combat entre des journalistes tenaces et idéalistes et des politiciens puissants et retors, Gaslit nous montre un personnel politique médiocre qui trébuche en se prenant les pieds dans un complot minable réalisé par des incapables. Si une séquence nous montre bien un rendez-vous entre l’informateur « Gorge profonde » et Woodward dans un parking souterrain (1), comme le veulent l’histoire et la légende, on en reste là pour le Washington Post. Un personnage bien plus dérangeant occupe le podium : Martha Mitchell, la femme du ministre de la Justice de l’époque et directeur de la campagne électorale de Nixon.

Au contraire des journalistes, Martha n’a d’autre bannière qu’elle-même. Elle est la première à alerter sur les manigances du candidat Nixon, et ceci en dépit de ses convictions politiques républicaines. L’exubérance du personnage fait qu’il est difficile de distinguer entre ce qui relèverait d’exigences morales et de son désir de faire parler d’elle. Elle aime indubitablement la compagnie des journalistes, auxquels elle égrène ses confidences avec un savoir-faire indéniable, et tout Washington entre en ébullition chaque fois que son nom apparaît en couverture d’un magazine. De surcroît, elle boit, ce qui aggrave son penchant pour les indiscrétions.

Son mari, qui en est réellement épris, fait tampon, quitte à lui passer un savon de temps à autre. Pris en son amour pour sa femme et sa loyauté envers Nixon, John N. Mitchell se trouve rapidement pris au piège de ses propres manœuvres puisque ce sont ses services qui ont monté l’opération clandestine du Watergate et que lui-même l’a approuvé. Lorsque l’étau se resserre dangereusement, Mitchell commet la tragique erreur d’enfermer sa femme dans un hôtel de Floride, sous contrôle d’un garde du corps, le temps de régler deux ou trois affaires à Washington. Cet acte de violence précipite la fin de leur union, de sa carrière politique et de la santé de Martha.

Gaslit tire son nom de l’adjectif, du passé et du participe passé de « gaslight » qui, sous sa forme verbale, signifie « faire croire à quelqu’un qu’il est fou par manipulation psychologique ». C’est en effet ce que subit Martha. Celle qui ne fait que rapporter les faits qu’elle a recueillis à la meilleure source se voit accusée de mythomanie et d’alcoolisme. Son mari lui-même fournit à la Commission du Sénat qui l’auditionne des informations destinées à la décrédibiliser. Le pire qui lui est infligé, son enfermement, est le point de rupture de l’histoire. La comédie satirique politique bascule dès lors dans le drame humain. Le château de carte du pouvoir politique s’écroule tandis qu’une femme, abandonnée de tous jusqu’à son mari et sa propre fille, sombre définitivement dans la dépression et l’alcoolisme.

Parallèlement, la narration suit un autre couple, celui de John Dean, conseiller juridique de Mitchell, et de Mo, l’hôtesse de l’air qu’il séduit et qu’il finit par épouser. Aussi ambitieux que lâche, John Dean a été le maître d’œuvre de l’opération clandestine sous les ordres de Mitchell. C’est lui qui a recruté G. Gordon Liddy, ex-agent du FBI et anti-communiste pulsionnel, chef du commando d’espions. Le jeune couple, en pleine ascension sociale, bénéficie des faveurs d’une présidence qui cherche à obtenir son silence. Le parallèle – ou plutôt l’opposition – entre les deux couples, celui de Mo et celui de Martha, devient flagrante lorsque John Dean se trouve convoqué par la Commission d’enquête sénatoriale. Mo exige alors de lui la dignité qu’il n’aurait pas eue naturellement et sauve leur couple, au contraire d’une Martha qui joue sa partition en soliste.

De la même façon, une symétrie apparaît entre le fasciste Gordon Liddy qui s’enfonce dans sa paranoïa et le jeune afro-américain Frank Willis, gardien de l’immeuble du Watergate, qui, surpris d’être un héros, refuse d’être instrumentalisé et retourne dans sa Géorgie natale auprès de sa mère (2). En ce domaine scénaristique, Gaslit privilégie l’efficacité à l’innovation.

Néanmoins, outre l’extraordinaire talent d’acteurs comme Sean Penn, ici totalement méconnaissable, ou Julia Roberts, tour à tour piquante, émouvante et pathétique, ou encore Shea Whigham, en néo-nazi grotesque, cette série raccomplit deux tours de force : assumer une vision anti-héroïque de la vie politique tout en respectant les faits à la lettre d’une part et, d’autre part, basculer aux deux tiers du récit de la comédie mondaine à la tragédie individuelle. L’un ne va pas sans l’autre. Faire descendre les héros modernes de leur piédestal, les ramener à leur banalité la plus humaine, c’est aussi leur donner la possibilité d’être risibles comme d’être bouleversants. Politiquement, c’est faire de l’exercice de la démocratie une affaire d’individus semblables aux autres, ni plus doués ni moins passionnants, point de vue salvateur en ces temps d’expansion de l’autoritarisme. Sur le versant narratif, plus dure est la chute, plus l’effet est marquant et plus la leçon porte. Plus ces figures de l’élite politique se montrent stupides et grossières, plus leur désarroi révèle leur humanité. Les cas extrêmes étant incarnés par G. Gordon Liddy, dont la déchéance mentale, une fois en prison, vire au cauchemar et par Martha qui, elle, se désagrège peu à peu dans l’alcool.

Tout cela ne veut pas dire que l’écriture de Gaslit soit schématique, bien au contraire. Avec subtilité, les désirs, les ambitions, les regrets s’expriment par des détails habilement agencés. Le coupe-papier aux armes de la présidence subtilisé par John Dean qui, durant quelques plans, va symboliser à la fois son ambition et l’échec de cette ambition en est un bon exemple. On peut néanmoins rester dubitatif devant les trop longues séquences consacrées à Gordon Liddy dans sa prison qui occupent plus d’un quart du septième épisode et ne présentent d’autre intérêt que de régler son compte à l’arrière-cour fascisante de la Droite américaine.

Gaslit oppose ainsi aux Hommes du Président de Pakula une vision désenchantée de la démocratie américaine. On sait que la politique et la guerre ont partie liée, c’est même un lieu commun que de le dire, mais ce que l’on mesure mieux grâce à la brillante interprétation de cette série est qu’il leur faut, à toutes les deux, leur lot de chair humaine.

Note : 1 – Le directeur adjoint du FBI , Mark Felt, informait Bob Woodward. Les deux journalistes du Washington Post l’affublèrent du pseudonyme de Gorge profonde, titre du film pornographique le plus célèbre de l’époque (et de tous les temps). Felt n’avoua son rôle dans l’affaire du Watergate que trois ans avant sa mort. 2 – Gaslit prend des libertés par rapport à la véritable biographie de Frank Willis. On pourra corriger en lisant cette page (en anglais).

Gaslit est un mini-feuilleton américain en 8 épisodes conçu par Robbie Pickering à partir du podcast Slow Burn de Leon Neyfakh. Il a été diffusé en 2022 sur Starz. Il est interprété notamment par Julia Roberts, Sean Penn, Shea Whigham, Dan Stevens, Betty Gilpin, Allison Tolman, J. C. Mackenzie, Chris Bauer, Chris Messina et Hamish Linklater…

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