Il est probable que, ne sachant pas à quoi s’en tenir, le spectateur se sente démuni tout au long des premiers épisodes de Shining Girls. Néanmoins, captivé par les lentes circonvolutions du récit, il redoublera d’attention et se verra récompensé de sa patience. Tout ce temps n’aura pas été perdu.

Kirby, ex-journaliste du Sun-Times de Chicago, reléguée aux fonctions d’archiviste, survit, arc-boutée contre son environnement de travail, contre sa mère chez qui elle loge, contre l’univers tout entier. En plus de cette méfiance à l’égard du monde dont elle se préserve en gardant ses écouteurs aux oreilles, apparaissent chez elle des troubles psychiques conséquents à la brutale agression dont elle a été victime. Suite à cette commotion, elle a dû s’inventer un nouveau prénom et un nouveau nom, mais aussi se reconstituer – ou tenter de se reconstituer – un cadre. Elle s’efforce ainsi de noter tout ce qu’elle voit autour d’elle pour s’en souvenir au cas où les choses changeraient, comme cela se produit régulièrement. Par exemple, lorsqu’elle trouve quelqu’un installé à son bureau et qu’on lui annonce que le sien a toujours été celui de l’autre côté de la salle. Ou bien quand son appartement change d’étage ou qu’elle se découvre mariée sans le savoir. « Les choses changent, confie-t-elle au début à sa mère. Elles ne sont plus comme je les ai laissées. Rien n’est là où il devrait être et je ne peux plus rien reconnaître. »

Parallèlement, on découvre un personnage au moment où il aborde une petite fille occupée à jouer sur les marches de sa maison. On flaire aussi bien que la petite fille le danger que représente cet homme et le rapport qu’il peut avoir avec ce qui vient d’être décrit comme avec ce qui va l’être ci-dessous.
Enfin, la découverte dans une conduite d’égouts d’un cadavre à laquelle assiste le journaliste Dan Velazquez du même Sun-Times lance le récit. La victime répond au nom très romanesque de Julia Madrigal. Les blessures relevées sur son corps s’avèrent semblables à celles infligées à Kirby lors de son agression. Un meurtrier en série sévit donc dans Chicago, commettant ses crimes à de plus ou moins longs intervalles. Nous avons vu son visage, mais nous seuls. Attaquée par derrière, Kirby ne connait que sa voix, la petite fille a certainement grandi et oublié cet épisode de son enfance, quant à Julia Madrigal, elle est morte, comme le sont sans doute quelques autres.

Kirby s’associe à son collègue pour mener l’enquête. Ce dernier est l’autre marginal de la rédaction du Sun-Times. Alcoolique en rémission, il joue sa carrière en s’attelant à Kirby pour mener l’enquête.
Les meurtres s’étant étalés dans le temps, Shining Girls emprunte à la mode actuelle des flashbacks à tout-va la fâcheuse tendance à embrouiller le spectateur en sautant d’une époque à l’autre. A lui de bien enregistrer les dates affichées en bas d’écran et de classer mentalement la séquence dans la bonne case temporelle jusqu’à ce que le puzzle temporel finisse par offrir suffisamment de lisibilité.
Pour un amateur d’univers parallèles, les trous de mémoire ou les sérieuses confusions de Kirby pourraient être plus objectivement des « sautes » dans le temps. Nous ne serions plus dans un thriller psychologique, mais dans une série de science-fiction à la Philip K. Dick. Il reste néanmoins à savoir si ces sautes sont effectives ou si elles n’interviennent que dans sa propre perception de la réalité. Un traumatisme tel que celui qu’elle a vécu peut altérer la perception de soi, des autres et du temps. Récit dickien en diable, Shining Girls ravira ceux qui, il y a quelque temps, s’étaient plongés avec bonheur dans Counterpart.

L’incertitude ne sera résorbée qu’au sixième épisode, tout entier consacré à Harper et aux origines de l’histoire. Ce procédé pour le moins maladroit affecte sérieusement le rythme et la tension d’un récit déjà bien emberlificoté par les sauts temporels. On oublie vite cet improbable sixième épisode pour se reconcentrer sur la poursuite entre d’un côté Harper et, de l’autre, Kirby, Dan et Jin-Sook, une astronome elle aussi victime du tueur.
Celle-ci d’ailleurs demande un jour à Kirby :
« Qu’est-ce que cela veut dire ? Qu’il va me tuer ?
– Il l’a déjà fait. Mais pas encore. » lui répond Kirby, dans un dialogue digne des meilleures histoires de labyrinthes temporels.
À bien y réfléchir, je pense même que dans une saison prochaine de Shining Girls, on apprendra que tous les personnages que l’on vient de voir sont déjà tous morts depuis longtemps.
Les cicatrices au visage que se sont infligés l’un l’autre Harper et Kirby les marquent comme s’ils étaient liés par le sang. L’un et l’autre sont en effet portés par la même barque ballottée au gré des bifurcations du récit, mais il faut mettre ce rapprochement à première vue gênant entre un agresseur et sa victime au crédit d’auteures qui s’appliquent à sortir les femmes de leur habituelle image d’impuissance. Pour preuve, les brefs plans présentant les autres martyres de Harper, toujours à distance, tirés de journaux ou de documents policiers, qui n’insistent jamais ni ne donnent les corps ensanglantés en spectacle. Pour preuve également l’agression de Kirby, dont on ne voit rien, ou encore ce combat où elle affronte Harper, couteau à la main, et inflige à son adversaire la balafre déjà évoquée. L’érotisation des tueurs en série et, par conséquence, des corps mutilés des femmes (puisqu’à quelques exceptions près, la différenciation sexuelle s’opère ainsi) a été dénoncée ici même et dans plusieurs publications (1). Shining Girls prouve que l’horreur n’a pas besoin d’être détaillée avec complaisance pour être ressentie.

Egérie des séries télévisées féministes ou sensibles à la cause, depuis Mad Men et en passant par La Servante Écarlate, Elisabeth Moss s’implique dans des productions télévisuelles qui mettent en lumière la condition passée, présente ou à venir des femmes et qui offrent des personnages féminins pour le moins combatifs. C’est le cas dans Shining Girls, au net détriment, cependant, des autres personnages. Son comparse Dan est survolé, Marcus, son mari, est nettement délaissé, quant à Jin-Sook, l’autre victime de Harper, on n’en sait rien sinon qu’elle travaille à l’observatoire. Il n’y a que Harper et sa folie pour tenter de rétablir l’équilibre. Habilement, l’acteur prend le contre-pied de sa partenaire en jouant le manque confiance en soi et la difficulté à gérer les situations, faiblesses qui le font apparaître plus venimeux encore.

Avec son formidable talent à se métamorphoser selon les « états » de Kirby, Elisabeth Moss tire donc la narration vers la psychologie post-traumatique d’une femme plutôt que vers le versant fantastique de l’histoire. En réalité, on peut fondre le thriller temporel et le thriller psychologique en un seul, les deux ne s’excluent pas. Ainsi se comprend cette métaphore dont use Jin-Sook dans ses explications à Kirby : « Prenez deux particules. Elles peuvent être connectées d’une certaine manière, comme si un fil invisible les reliait. Elles ne peuvent pas agir indépendamment. Donc si vous en touchez une, l’autre est affectée. Leurs actions sont inextricables. L’une impacte l’autre, même à travers l’espace-temps. » L’intrication quantique comme métaphore des rapports entre un prédateur sexuel et sa victime est une invention inattendue. S’il s’agit des rapports humains en général, dont font hélas partie les meurtres en série, elle est parfaite.
Note : 1 – Par exemple Vanity Fair.
Shining Girls est un mini-feuilleton américain en 7 épisodes adapté par Silka Luisa de The Shining Girls de Lauren Beukes et diffusé par Apple TV. Il est interprété notamment par : Elisabeth Moss, Wagner Moura, Phillipa Soo, Chris Chalk, Amy Brenneman