Aucune série n’a sans doute mieux exploité le concept hitchcockien du crime comme échange que le remarquable feuilleton coréen Le prix des aveux.
Afin de se remémorer ce dont il s’agit, voici ce que l’on trouve à la fin de L’Image-Mouvement de Gilles Deleuze :
« (…), le crime n’est pas séparable de l’opération par laquelle le criminel a échangé son crime, comme dans L’inconnu du Nord Express, ou même « donné » ou « rendu » son crime à l’innocent comme dans La loi du silence. On ne commet pas un crime chez Hitchcock, on le donne, on le rend ou on l’échange. » (1)
Cette analyse apparaît pour la première fois sous les plumes de Rohmer et Chabrol dans leur livre de 1957 sur Hitchock (2) mais elle est trop vite étouffée par un militantisme auteuriste qui pousse les deux critiques des Cahiers du Cinéma à revenir sans cesse à la forme, à ce que l’esthétique de l’image signifie, au détriment de la composition dramatique.

Le prix des aveux relate donc lui aussi un échange de crimes. An Yun-su, artiste et enseignante est accusée d’avoir tué son mari, Lee Ki-dae, artiste et enseignant, après avoir découvert qu’il la trompait avec une étudiante. Après la version où elle découvre son mari agonisant, une seconde version nous la montre l’assassinant, le procureur préfère cette dernière qui lui évite de creuser plus loin. Une autre scène nous est également révélée où, assise au volant de sa voiture, sous la pluie, de nuit, la même Yun-su voit une personne sortir de l’atelier de son mari, dissimulée sous un imperméable à capuche et le bas du visage caché par un masque sanitaire.
Observer l’adversaire
Yun-su ne possède qu’une arme pour se défendre : son talent d’artiste. Elle exécute de mémoire un très fidèle portrait au crayon de l’inconnu à la capuche. Par la suite, les dessins d’individus suspects seront pour elle les preuves de son innocence. Preuves dérisoires parce qu’elles seront prises par les enquêteurs pour ce qu’elles sont, des dessins, c’est-à-dire des images approximatives, dépendantes de la volonté et des capacités de leur auteure. Ce qu’il faut pour produire une preuve recevable, c’est un outil mécanique ou électronique qui enregistre sans interpréter, qui saisit la vérité telle qu’elle est, du moins le croit-on. Or justement – et l’idée est formidable – choisir le dessin, pratique archaïque, lente et exigeante, est un pied de nez à la technologie. Ce qui nous est ici soufflé est que le dessin peut s’avérer bien plus efficace qu’un dispositif photographique, parce que, contrairement à celui-ci, il requiert une observation soutenue, rigoureuse, inquisitrice de ce qu’il y a à reproduire.
De l’observation au dessin
Toutefois, en dépit de ses dénégations, Yun-su est condamnée à la prison pour meurtre, peine justifiée puisque nous l’avons vue poignarder son mari au cou avec une gouge de sculpteur. Quelque temps plus tard, une étrange jeune femme dénommée Mo-eun, arrêtée pour avoir empoisonné un couple, annonce à la fin de son procès qu’elle en a commis un troisième. Cet aveu imprécis sera le point de départ du pacte qu’elle propose à Yun-su, en communiquant à travers le mur qui sépare leurs cellules de prison. Mo-eun accepte d’avouer que la victime de son troisième meurtre est le mari de Yun-su et donc de rendre caduque sa condamnation, à condition que celle-ci lui « rende » ce meurtre en tuant une personne qu’elle lui désignera. Plutôt qu’une « collaboration » entre femmes comme certains aimeraient que cela soit, il s’agit tout bonnement d’un chantage. Pour être remise en quasi-liberté et pour retrouver sa petite fille, Yun-su accepte l’échange.

Les deux femmes n’ont fait que se parler et s’écouter, sans jamais se voir. Arrive le moment où elles se découvrent dans la cour de la prison et se reconnaissent intuitivement. Scène magnifique, sous la pluie, où chacune donne un visage à la voix de l’autre côté du mur. L’une, Yu-sun, plus âgée, réfléchie et prudente, l’autre Mo-eun, plus jeune, animale et déterminée.

L’histoire est prenante, les personnages parfaitement campés, surtout la très inquiétante Mo-eun chez qui on ne parvient à départager le degré de folie de la dose de calcul. L’échange de meurtres n’est pas sans intérêt. Dans nos sociétés modernes, où l’ADN d’un simple cheveu vous envoie an prison pour le restant de vos jours, cette façon de se débarrasser de son prochain est l’une des rares possibilités de crime parfait qui subsiste (3). Encore faut-il qu’une condition de base soit remplie : la confiance absolue des deux contractants, comme dans tout commerce.

Cependant, la relation des deux femmes leur échappe peu à peu. Beaucoup d’autres personnes s’immiscent dans leur histoire : à commencer par le procureur en charge de l’enquête sur Yun-su puis sur les deux dès lors qu’il découvre leur lien. S’invitent à sa suite les avocats de l’une et de l’autre dont l’implication s’accroît au fil des péripéties, l’officier de probation chargée de surveiller les allées et venues de Yun-su, une fois celle-ci libérée sous bracelet électronique et enfin le père de l’homme empoisonné par Mo-eun. La relation binaire de l’échange de meurtres se transforme ainsi en une toile d’araignée de relations dont chaque extrémité, c’est-à-dire chaque acteur du drame, ne perçoit qu’une partie des fils.
Les relations tendues entre le procureur (Park Hae Soo) et l’avocat de Yu-sun (Jin Seon Kyu)
Tout ceci fait que, passant d’un point de vue à un autre, de celui de Yun-su, par exemple, à celui du procureur, revenant sur une séquence avec un point de vue différent ou en la rejouant avec d’autres personnages comme dans le cas du meurtre de Ki-dae, les auteurs ne montrent d’une scène que ce que le spectateur a besoin de savoir et taisent ce qu’ils conservent pour plus tard. Ce manque de fair-play est critiquable à bien des égards. Le contrat passé entre le spectateur et le narrateur, doit, lui-aussi, être imprégné de confiance. L’écorner par de telles cachotteries, est aussi prendre le risque d’une vraie perte. Je m’explique :
Mo-eun face à son avocat (Choi Young Joon)
La relation entre les deux femmes évolue dès que Yun-su entreprend de régler sa part du marché et donc de tuer celui que Mo-eun lui a désigné. Comme la première fois, le réalisateur nous fait croire qu’elle a vraiment tué sa victime, puis, très vite après, qu’elle l’a raté puis, un peu plus tard, que la victime est tout de même décédée. Comme la première fois, un personnage couvert d’un vêtement de pluie à capuche, l’observe à l’extérieur du bâtiment. À partir de ce moment, il devient évident que d’autres personnages s’immiscent dans le récit. Ce sont eux qui vont en précipiter la fin tandis que le procureur se laisse peu à peu déborder et que, pour Mo-eun, l’hôpital succède à la prison. Cette complexification du récit lui fait perdre sa belle simplicité originelle. Alors que toute la tension tenait dans l’échange, dans ce rapport éprouvant auquel les deux femmes s’étaient soumises, le voici noyé dans un ensemble plus vaste de relations, Mo-eun perd de son mystère, elle finit par s’allier à Yun-su contre l’adversaire invisible qui les menace.
Le corps de la victime tel qu’il a été retrouvé et tel que Yun-su le représente sur le tapis d’un ring de salle de boxe où elle attire le procureur.
Des personnages aux rôles jusque-là réduits prennent soudain une importance croissante. Je pense à l’avocat de Mo-eun dont on découvre tardivement le goût pour l’art, à sa femme Choi Su Yeon, dont le tempérament volcanique est passé sous silence jusqu’au dénouement, ou encore à l’avocat de Yu-sun, dont le dévouement à l’égard de sa cliente pourrait être teinté d’un sentiment amoureux. Tous révèlent un potentiel dramatique auquel le temps manque pour être réellement exploité. Pourtant, il me semble que la femme de l’avocat, notamment, pouvait transformer la relation de Mo-eun et Yun-su en une relation triangulaire propre à relancer le récit au moment où qu’il perdait de son énergie.

Ces restrictions étant faites, il faut reconnaître aux auteurs du Prix des Aveux leur parfaite maîtrise du suspense dans le cadre sériel, c’est-à-dire avec les contraintes de temps et de rythme qu’impose le découpage en épisodes. 12 épisodes leur offraient certainement un cadre plus confortable que les 6 ou 8 du modèle netflixien. On goûtera les fins d’épisodes, les fameux « cliffhangers », qui jouent ici parfaitement leur rôle. Pour cette raison, mais aussi pour apprécier la série dans toute sa densité, le visionnement en continu, alias « binge watching », est donc vivement déconseillé. Ainsi seulement retrouvera-t-on devant Le prix des aveux quelque chose des sensations d’antan.
Note : 1 – L’image-Mouvement, Gilles Deleuze, Ed. de Minuit, page 271. 2 – Hitchcock, Claude Chabrol et Eric Rohmer, Ramsay Poche Cinéma, page 110 et suivantes. 3 – L’échange de crimes est trop récent pour avoir été apprécié de Thomas de Quincey, dont l’essai De l’assassinat considéré comme un des Beaux-Arts reste une référence. On ne peut néanmoins douter qu’il aurait apprécié cette histoire qui conjugue intimement l’art et le crime.
Le prix des aveux (자백의 대가) est un feuilleton sud-coréen en 12 épisodes écrit par Kwon Jong Kwan et réalisé par Lee Jeong Hyo. Diffusé en 2025 sur Netflix, il est interprété notamment par : Park Hae Soo, Jeon Do Yeon, Kim Go Eun, Jin Seon Kyu, Choi Young Joon, Lee Sang Hee, Lee Ha Yul, Lee Cho Hee, Lee Kyu Hoe, Nam Da Reum…










