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Il y a des séries qui demandent de la bienveillance. Elles la réclament modestement, en se présentant à nous dans le plus simple appareil, dépouillées d’artifice ou de connivence, taillées brut dans la matière humaine. Elles peuvent paraître maladroites, certes, et les dialogues tomber comme des cailloux qui ne parviennent pas à faire de rides dans l’eau. Ces séries ne viennent pas de pays où la télévision est une industrie, où l’on musicalise les dialogues et les bruits, et où les plans ne font qu’une réplique. On en est encore heureusement à l’artisanat. Cela existe. La France en est au stade préindustriel. La Grande-Bretagne à l’artisanat de luxe, façon haute-couture. La Pologne, je ne sais pas. Son cinéma compte parmi les meilleurs au monde, sans remonter au Bois de bouleau d’Andrzej Wajda ou même avant, il suffit d’avoir vu et d’avoir été subjugué par Ida, le film de Paweł Pawlikowski, pour le savoir. Mais je ne connais pas la télévision polonaise. C’est pourquoi il faut l’aborder avec attention et prudence.

Wanycz sur le quai de la gare dont il ne partira jamais

Rojst se construit comme un puzzle dont les pièces seraient taillées un peu grossièrement et ne s’emboiteraient qu’en forçant un peu. Les deux premières saisons débutent aussi maladroitement l’une que l’autre, avec des dialogues attendus, des personnages d’un bloc et surtout une scénographie réduite à trop peu de lieux entre lesquels les personnages naviguent inlassablement : le bar de l’hôtel, lieu interlope par excellence, le commissariat siège d’une bureaucratie inefficace et arbitraire, la salle de rédaction du Kurier, l’hôpital pour récupérer des mauvais coups et enfin – et surtout – la forêt marécageuse qui cerne la ville, espace mystérieux et menaçant qui donne son nom à la série : Rojst, un terme lithuanien qui n’est utilisé en polonais qu’en référence à la Lituanie et qui désigne un marais.

Anna et le journaliste Kazik au bar de l’hôtel (Magdalena Rózczka et Michal Kaleta)

Lipiec, la ville dans laquelle l’histoire est censée se dérouler, n’est en réalité qu’un hameau. La série en a fait une ville moyenne relativement proche de la frontière, sinon de Lituanie, du moins de Kaliningrad, ce qui n’est pas sans importance lorsque l’on apprend le passé dramatique de la ville, enterré à proximité, dans la forêt. On pénètre dans ce marais hérissé de troncs de pins rectilignes par un passage sous un pont qui ressemble un peu trop évidemment à l’entrée de l’au-delà. Même s’il s’agit de passer le pont par en dessous et non par au-dessus, difficile de ne pas se remémorer le carton au début du Nosferatu de Murnau  : « Et quand il eut passé le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre ».

L’entrée de la forêt et de son marais

La 2de guerre mondiale terminée, des soldats russes parquèrent dans la forêt les civils allemands qui n’avaient pas eu le temps de s’enfuir, population de colons haïs par les Polonais, qui subit alors ce que l’on peut imaginer. Les inscriptions sur les troncs des arbres et les squelettes que l’on retrouve quand se donne la peine de fouiller le sol en sont les preuves. À l’instar de True Detective, la série fait donc germer son récit dans un terreau lourd de menaces invisibles, mais cette fois, il s’agit d’Histoire et non d’atavisme.

L’inconscient collectif matérialisé par le marais recrache, de temps à autre, un crâne, un bijou ou un simple os. Personne ne tient pourtant à ce qu’on aille voir plus loin. Autrefois parce qu’il aurait été mal venu de remuer une vieille histoire mettant en cause les voisins Russes. Plus tard, parce qu’il aurait été de mauvaise politique de faire passer les Allemands pour des victimes. De plus, depuis l’après-guerre, d’autres corps ont été engloutis dans l’un des trous d’eau qui piègent les imprudents ou offrent au contraire une miraculeuse opportunité aux criminels. L’inconscient est vorace.

Découverte macabre en forêt

On naît à Lipiec ou l’on y échoue par hasard, on n’y vient jamais par choix. Si choix il y a, ce serait plutôt d’en partir. Vers où ? Vers l’ouest, pardi. Pour cela, il faut avoir économisé les dollars pour les documents et le billet. En revanche, on peut y revenir, parce qu’un lien invisible vous attache à cette ville insupportablement provinciale. Pour Piotr, le rédacteur en chef du Kurier, c’est pour effacer l’échec de son premier mariage autant qu’une opportunité de carrière, pour Anna, l’inspectrice de police, la mutation professionnelle devient un retour à son enfance, pour son père, c’est pour une dette ancienne qu’il s’agit de régler, pour la substitut du procureur, c’est une faute à expier, pour Nadia, l’ancienne prostituée qui reprend le salon de coiffure, c’est à la fois un retour au passé et certains comptes à régler. Witold Wanycz, le journaliste du Kurier à la retraite, lui, n’a jamais pu s’arracher aux lieux où il vécut son premier et unique amour, en pleine tragédie, avec une jeune allemande. Et c’est de là que tout part.

Le jeune Witold Wanycz (Krzysztof Oleksyn) prend le risque de rejoindre son amoureuse Elza Koepke (Gina Stiebitz) enfermée dans le camp

Le récit est ainsi peuplé de spectres car, en dépit d’une trajectoire qui nous entraîne des années 1980 à 1999, c’est-à-dire des années de compromis entre Jaruzelski et Solidarnosc jusqu’à l’entrée progressive dans l’Europe, rien ne change à l’arrière-plan. Les vitrines deviennent mieux achalandées et les néons se multiplient (1), les dirigeants du parti disparaissent, remplacés par des mafieux, les voitures démarrent mieux, les strip-teaseuses sont moins pudiques, la forêt, elle, est toujours là.

Mafieux au sortir d’un incident

Rojst pourrait n’être qu’une série noire classique et plutôt bien tournée. Les personnages sont conformes à ce que l’on sait du genre : un jeune journaliste idéaliste et son cornac, un vieux collègue en fin de carrière, hanté par une déchirure ancienne et qui ne réussira jamais à larguer les amarres, un rédacteur en chef bougon mais bonne pâte, une prostituée avec un reste de morale et le cœur sur la main, un procureur corrompu, des flics bornés, un ancien boxeur un peu sonné, un inspecteur bègue mais à l’instinct de chien de chasse, une femme fatale encore séduisante… Tout y est. Le double meurtre d’une prostituée et du dirigeant d’un mouvement de jeunesse met la mécanique en branle, inexorablement. L’enquête de la police conduit un déficient mental en prison. Choqué par une mise en accusation visiblement bâclée, un jeune journaliste, Piotr Zarzycki (David Ogrodnik) reprend l’affaire avec la complicité réticente de son vieux collègue Witold Wanycz (Andrzej Seweryn).

L’enterrement du dirigeant d’un mouvement de jeunesse, assassiné.

Peu de temps après, pourtant, un couple d’adolescents se jette du haut d’une tour d’habitation. De prime abord, les deux affaires n’ont aucun point commun. L’impression est vite dissipée lorsque l’on découvre l’atmosphère délétère qui règne à la piscine où s’entraînent les adolescentes sous la direction d’entraîneurs pour le moins équivoques et dont le patron n’était autre que l’une des victimes du double meurtre. L’écheveau se dénouera peu à peu, impliquant de plus en plus de personnages, déroulant la fresque cinglante d’une ville de province.

Le patron de la piscine aborde une jeune nageuse

La première saison dresse le tableau, la seconde y ajoute des ramifications, la troisième extirpe les racines et purge le mal. Il faut cependant s’équiper de patience et attendre que les trois saisons s’écoulent, c’est-à-dire entre 5 et 6 ans, pour saisir toute la matière de l’intrigue. Le temps de faire remonter le passé à la surface, de mettre les noms sur les visages, de les reconnaître sur les photos vieillies. L’exercice dépasse des capacités d’un spectateur, quel qu’il soit, à moins qu’il ne regarde les trois saisons d’affilée, donc une fois la dernière diffusée. C’est la faiblesse de Rojst et ce qui lui vaut le reproche d’être confuse mais c’est d’abord le handicap des formats à 6 ou 8 épisodes imposés par Netflix et autres « nabas »majors » de la production sérielle. Rojst n’est pas confuse, elle est seulement exigeante en raison de de saisons trop courtes et de délais trop longs entre les saisons. Il suffit d’avoir regardé tous les épisodes et de s’en souvenir parfaitement pour comprendre.

Wanycz s’informe auprès du serveur du bar de l’hôtel (Cezary Kolacz)

En revanche, il est rare qu’une série circule si habilement entre des périodes espacées, sans pour autant nous faciliter la tâche. Sûre d’elle-même, elle s’offre une esquisse de comédie musicale à la troisième saison en suivant la déambulation d’un personnage au travers de la ville, accompagné d’une musique de big band, le pas léger, presque dansant. Soudainement inspiré, il bondit par-dessus le panier tenu par deux passantes. On se croirait dans West Side Story. Rupture de ton, on en revient vite aux affaires courantes : prostitution, racket, drogue.

Un souffle de spontanéité

Autre rupture un peu plus tôt, avec la deuxième saison, et bien plus essentielle. Piotr devenu rédacteur en chef, voit sa fille kidnappée par un réseau de prostitution. De journaliste enquêteur, il devient victime d’un crime. Celle qui, dans le récit, reprend son rôle de détective est une authentique policière, qui se montre bien plus efficace que lui. Elle lui prend aussi sa femme.

Rencontre d’Anna et Teresa (en haut, de face Magdalena Rózczka, en bas, de face Zofia Wichłacz)

Anna Jass – c’est son nom – possède l’avantage de parler rom, sans toutefois avouer qu’il s’agit de sa langue maternelle. Pas plus qu’elle n’affiche sa préférence sexuelle. Ce sont ses affaires personnelles.

Roms

Ce sujet secondaire ne l’est pas. Bien au contraire, il touche au propos fondamental de Rojst.

Aussi peu détaillée soit-elle, l’histoire d’amour entre ces deux femmes, l’une rom l’autre pas, prend un tour tragique du fait d’un accident de voiture. Elle pèse dès lors d’un poids émotionnel qui n’a d’équivalent que celui de l’impossible et tragique amour de Wanycz et d’Elza, la jeune allemande prisonnière, dans la forêt, en 1946. Autrement dit, l’amour interdit et fondateur de toute l’histoire.

Piotr (Dawid Ogrodnik) et Teresa

Mettre en parallèle ces deux amours, celui de deux femmes d’une part et celui d’un polonais et d’une allemande pendant la guerre d’autre part, pointe l’incapacité de la société, quelle qu’elle soit, à tolérer l’hétérogène. Tout cela n’est pas sans conséquence dans un pays massivement catholique, travaillé comme les autres par la xénophobie et victime autrefois de l’occupation nazie.

On pourra dire ce que l’on veut de cette série télévisée, mais pas que son auteur, Jan Holoubek, a manqué de courage.

Note : 1- lauteur a l’ironie de baptiser le centre commercial clinquant qui s’ouvre dans la dernière saison : « Wunderland », le pays des merveilles. 2 – Un prochain article devrait traiter d’une autre série polonaise consacrée à une jeune rom et à ses rapports avec sa communauté.

Rojst (The Mire) est un feuilleton polonais en trois saisons de 5 ou 6 épisodes conçu et réalisé par Jan Holoubek. La première saison a été produite et diffusée sur Showmax en 2018, les deux autres sur Netflix en 2021 et 2024. Il est interprété notamment par : Dawid Ogrodnik, Andrzej Seweryn, Zofia Wichłacz, Magdalena Rózczka, Lukasz Simlat, Agnieszka Zulewska, Magdalena Walach,…

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