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Le vilain petit canard

 

Soprano Scène

Bien après tout le monde, j’ai fini par regarder Les Sopranos. C’est comme pour 6 feet under, plus une série gagne en notabilité, plus je diffère. Méfiance du consensus.

C’est donc avec 13 ans de retard que je glisse le DVD des Sopranos dans mon ordinateur. 13 ans, cela signifie que j’ai regardé les Sopranos après avoir vu The Wire, Treme, Battlestar Galactica, 24, The Good Wife, Madmen, ou Overthere, etc… Autrement dit, j’ai regardé Les Sopranos, une série née en 1999, après être passé par la mythification du 11 septembre 2001, le dynamitage de quelques certitudes morales et une plongée en apnée dans le réalisme le plus radical. Regardez Les Sopranos comme tout le monde, en parallèle avec Ally McBeal, The Practice, Cosmos 1999, Urgences, Touching Evil ou The West Wing. était l’expérience d’une époque. On pourrait dire cela de n’importe quelle œuvre, sauf qu’un film ou un tableau est toujours quelque chose de déjà fait et installé dans la durée, alors qu’une émission de télévision se regarde en direct, qu’elle le soit ou pas. On ne voit jamais une série seule, isolée de son temps. La découvrir des années plus tard, c’est l’aborder à la lumière d’un autre contexte, d’une façon non pas faussée, mais, de toute évidence, anachronique. J’ai donc regardé Les Sopranos comme Barthes lisait Stendhal, ‟ à partir de Proust ˮ.

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The Wire a largement repoussé le curseur du réalisme. D’une façon générale, cependant, la comédie, donc le théâtre, a toujours tenu une large place à la télévision. Pourquoi lorsque l’on regarde Les Sopranos pense-t-on à Ally McBeal ou à Urgences plutôt qu’à The Wire, alors que leurs sujets les rapprocheraient ? Parce que dans Les Sopranos, Ally McBeal ou Urgences, qu’il s’agisse de la Mafia, d’un cabinet d’avocats, d’un hôpital ou de pompes funèbres, le cadre n’est qu’une toile peinte. N’importe quel autre cadre ferait l’affaire, presque. Le milieu ne fournit qu’une forme dramaturgique. Pas un contenu.

Les Sopranos sont décris ici et là comme le portrait d’une Amérique en cours de désagrégation. Les mafieux ne sont plus italiens mais résistent à n’être qu’américains, le prestige de la Mafia a disparu, et avec, l’ordre ancien où un capo est un capo et un père un père. La nostalgie de la cohérence du passé traverse toute la série.

Mais le clan Soprano est un gang pour de rire. Quinquagénaires nostalgiques du bon vieux temps comme jeunes frappes empotées se consolent devant un DVD du Parrain et gèrent une boîte de gogo-danseuses en bons pères de famille. Le capo consulte une psy pour ses crises d’angoisse. Aucune véritable violence dans cette série, quelques coups de poings pour la rhétorique du genre, on n’y croit pas.

C’est ce qui a fait le succès des Sopranos auprès de son public. On ne cherche pas à croire à une histoire, on décode un système culturel. Avènement du second degré, triomphe de la post-télévision après celui du post-cinéma. Les Sopranos, finalement, sont plus proches de Pulp fiction que des Incorruptibles (la série avec Robert Stak). Sans tous ces codes, ces références, ces clins d’oeil, ces allusions, ces renvois, Les Sopranos ne sont rien.

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Symptôme majeur, donc : les rappels. Rappel récurrent au cinéma avec le Parrain de Coppola que les mafiosos ne cessent de revoir ou de citer. Rappel récurrent à la psychanalyse puisque Tony consulte une psy à chaque épisode. Celui du transfert (saison 1), où Tony veut embrasser la thérapeute, étant un passage obligé. Rappel enfin à la philosophie avec cet épisode de la saison 2 où le fils de Tony fait une crise existentielle. Tout l’épisode va tourner autour de l’existentialisme : la psy va en donner un résumé historique à Tony et son fils va avoir droit au rapide exposé d’un ‟ cousin ˮ sur les rapports entre Sartre, Heidegger et Husserl au sortir d’un entrainement de base-ball.

Seulement voilà, qui, dans l’immense public américain, a la moindre connaissance de Sartre ou de Heidegger ? Qui se fait psychanalyser et a la moindre idée de ce que représente le transfert ? Qui apprécie la distanciation à l’oeuvre dans la mise en scène de ces mafiosi pâmés devant Le Parrain ? Les abonnés de HBO, peut-être. Ceux qui ont les moyens de s’offrir une chaîne câblée et dont on sait qu’ils apprécient la bonne tenue culturelle d’un spectacle. Ca commence toujours comme ça, par une scission dans le corps social. Les réflexes de classe jouent à plein. L’intelligentsia s’offre un espace de connivence et le légitime via la presse et l’université. Cette reconnaissance s’alimente dans les disciplines officielles : ici le cinéma, la psychanalyse et la philosophie. L’université accourt, prompte à s’emparer d’un nouvel espace, d’autant plus qu’il est estampillé ‟ populaire ˮ et qu’on y aime bien passer pour déluré. L’université se charge d’analyser, c’est sa fonction, et pour ce faire, elle dégaine l’artillerie de la sociologie, tout naturellement, puisque la télévision est un phénomène de masse. On suppose donc une idéologie, une conscience collective, des contradictions internes, etc… Voilà nos Sopranos au menu de colloques universitaires1.

Et c’est à ce moment précis que la télévision devient muette. Qu’elle cesse de nous parler de nous. Et donc que j’ai cessé de regarder Les Sopranos.

A partir de là, la télévision ne m’intéresse plus.

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On me jugera borné, certainement, sectaire peut-être même, mais ce moment, je le redoutais depuis longtemps2. Cela devait arriver. Tout art populaire est voué à devenir une marchandise (symbolique) comme une autre. L’objectif n’est même pas masqué : voici ce que déclarait Zach Enterlin, vice-président de HBO à propos de la série True Blood : « Le cœur de cible (…) est un public de spectateurs avertis, qui n’apprécieraient pas d’être pris pour des idiots par les annonceurs ni d’être manipulés par de grosses ficelles»3 (…) D’où la nécessité accrue d’entretenir la demande sur les marchés complémentaires, laquelle dépend certes de la réputation des programmes, qui attise la curiosité du public non abonné, mais aussi de leur capacité à devenir des œuvres « cultes » fétichisées par des « fans » ou disséquées par un public cultivé amateur de débats et de critiques. Pour ce faire, il est primordial d’accroître la « valeur d’usage » de ces productions télévisuelles en leur faisant pénétrer le marché culturel parallèle dont font depuis longtemps l’objet les œuvres cinématographiques et littéraires : presse spécialisée, cercles littéraires et cinéphiliques, filières universitaires .4 ˮ

Et comme disait Marx : Les valeurs d’usage des marchandises fournissent le fonds d’un savoir particulier, de la science et de la routine commerciales. ˮ

Apprécions néanmoins avec un sourire contraint la satisfaction de notre ‟ public cultivé ˮ qui, barricadé dans le mépris depuis le début des années 60, retombe enfin sur ses pattes en triant le bon grain de l’ivraie télévisuelle. Il y aurait une bonne et une mauvaise télévision dont ils sont à même de déterminer la ligne de partage. Il y a quelques temps Jean de Loisy, l’actuel patron du Palais de Tokyo, s’était essayé à l’exercice en trouvant comme argument la soumission passée de la télévision au business, soumission dont elle se serait désormais débarrassée (grâce aux abonnements) !

Scandaleuse imposture mâtinée de mépris social, en réalité. La petite bourgeoisie cultivée renvoie le prolétariat à sa télé-réalité et s’encanaille devant des séries conformes à ses attentes culturelles. Elle se pare des atours du progressisme alors qu’elle a tordu le nez durant des décennies devant des séries dont elles ne comprenait pas l’intelligence. Les clefs n’étaient pas sur la table.

LE VILAIN PETIT CANARD

2- Seulement voilà, rien n’est jamais simple. En écrivant ces lignes deux souvenirs me reviennent. Il y a très longtemps, je me promenais en voiture en Arizona. Il était tard, il fallait trouver un endroit pour dormir. Arrive une bourgade, ‟ Seligman ˮ puis, immédiatement après, un second panneau : ‟ Motel, 6 dollars la nuit, pourquoi payer plus ? ˮ. Effectivement, pourquoi, payer plus ? Je freine et me range sur le parking. A l’accueil, un vieil homme, maigre et sec, une sorte d’Henri Miller, vise nos passeports.‟ Quoi, des français ! Savez-vous que je suis le dernier existentialiste de l’Arizona ? ˮ s’exclame-t-il en désignant sur une étagère une rangée de livres reliés : la collection complète des œuvres de Sartre !

Si il y a eu à tenir un motel au fin fond de l’Arizona un existentialiste qui se considérait comme le dernier de son espèce alors qu’il était sans doute le premier et le seul, il est possible de prétendre que Sarte a copié Heidegger dans une série télévisée d’aujourd’hui.

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Second rappel à l’humilité :

Sous le titre ‟ Un cercle de poker clandestin pour VIP démantelé par la brigade de répression du banditisme ˮ, Le monde du 21 juillet nous dit :‟ Les parties duraient toute la nuit et se déroulaient sans limite de mise: le nec plus ultra pour les accros du poker. Selon un enquêteur, « c’est dans ces parties qu’on trouve les meilleurs joueurs ». (…) Le droit d’entrée s’élevait à 10 000 euros, versés le plus souvent en cash, auxquels il fallait ajouter le dépôt d’un chèque de garantie en blanc, qui servait à couvrir les éventuelles pertes. ˮ Or c’est le scénario quasi-exact d’un épisode de la deuxième saison des Sopranos. Tony et sa bande reconstituent des parties clandestines de pokers qui existaient du temps de leurs pères et qui réunissaient seulement de très gros joueurs triés sur le volet, les ‟ parties du patron ˮ. Pas le limite de mise, droit d’entrée élevé, etc… c’est la même histoire. Effet de direct par excellence.

Mon exaspération butte donc sur ces deux obstacles de taille : ma propre histoire et l’actualité. Qu’en faire ? Rien. Passer à autre chose :

LE VILAIN PETIT CANARD

3- Comme souvent, dans une histoire d’hommes, ce sont les personnages féminins qui sont les plus passionnants. La femme de Tony, pour commencer, délaissée par un mari volage et criminel, mais qui résiste au nom de l’institution sacrée de la famille. Elle ne connaît plus la passion depuis belle lurette mais se laisserait volontiers séduire par un prêtre, ce qui aurait le mérite de combiner sa foi chrétienne et le péché de la chair. La psychanalyste, ensuite, à la voix monocorde et trop maîtrisée. Toute de tension, elle n’est retenue que par l’idée supérieure de sa mission de thérapeute, largement perturbée par son attirance pour Tony. Vient ensuite la jeune maîtresse russe, qui ne sert qu’à gérer la libido de Tony et qui, bien sûr, lui réclame un statut plus valorisant. A ces femmes s’ajoutent une autre, brièvement, à laquelle Tony, curieusement, ne cède rien : la chef d’un clan maffieux napolitain. Italienne ombrageuse et cultivée, elle le renvoie, comme ses consoeurs, à ce qui lui fait défaut : une culture, un passé, une autorité naturelle, une famille, un véritable désir.

Au dessus de ce gynécée plane la mère, tyrannique à souhait et castratrice exacerbée qui va jusqu’à décider avec son beau-frère du meurtre de son fils. ‟ Ton père était un saint ! ˮ ne cesse-t-elle de lui répéter, et lui, Tony, n’est donc qu’un bon à rien. Bref, aux yeux de toutes les femmes citées cet homme n’est ni assez mari, ni assez père, ni assez chrétien, ni assez amant, ni assez italien, ni assez capo, ni, surtout, assez costaud à l’aune de son père. Bref, elles ne cessent de lui désigner ce qui lui manque.

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Ombre du père, danger de l’oncle, éloignement du fils, culte d’un passé idéalisé, déception d’un présent insaisissable, inachèvement affectif, précarité des liens, instabilité de l’espace (social) et précarité du temps, la pression est trop forte. Crises d’angoisse, syncopes, stress, les ennuis tombent de tous côtés. Physiquement alourdi, Tony s’épuise à gérer l’ingérable. Rien ne va, jamais. Son idéal serait peut-être tout bêtement la famille canard qui s’est installée dans sa piscine au premier épisode. Tony confie à sa psy un rêve où les canards de sa piscine s’envolaient à l’automne en lui dérobant son pénis. Avec ce cauchemar inaugural (et caricatural), l’histoire s’ouvre par une castration. Ce qu’ont bien compris les femmes, sa Pénélope de femme la première.

Les Sopranos ne sont pas le portrait d’une Amérique en désagrégation, ou alors tout œuvre est le portrait de son temps et nous ne sommes pas plus avancés. Les Sopranos sont peut-être simplement le portrait d’un bœuf qui se rêve en taureau, et c’est déjà un beau sujet.

 

Les Sopranos est un feuilleton américain créé par David Chase et diffusée à partir de 1999 sur HBO. Il est interprété notamment par : James Gandolfini, Edie Falco, Jamie-Lynn Sigler, Lorraine Bracco, Michael Imperioli, Tony Sirico, Steven Van Zandt, Steve Schirripa, Vincent Pastore,…

 Notes

1 Par exemple ce colloque tenu à l’université Paris 7 Diderot début mai 2011, intitulé ‟ Les séries télévisées américaines contemporaines : entre la fiction, les faits et le réel ˮ. Ou bien cet autre colloque tenu à Sciences PO en juin 2010 : ‟ Séries d’élite, culture populaire, le cas HBO ˮ.

2 Cf ‟ Contre la télévision, tout contre ˮ Editions Cité du Design, 2008.

3 Cité par Dominique Pinsolle et Arnaud Rindel dans Séries télévisées pour public cultivé, Le Monde Diplomatique, juin 2011

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