Histoire d’une série qui voulait ressembler à une série
Un ratage est un aveu, c’est ce qui est fait la beauté. Par exemple, de Truffaut, je préfère les ratages : La peau douce, La Sirène du Mississippi, La nuit américaine. Parce qu’il y a tout mis et que ça ne marche pas. C’est cela, en général, un ratage, quelque chose où l’on a mis tout le meilleur et que cela n’arrive pas à faire un tout. Et peut-être qu’on y a investi davantage de soi, qu’on s’est senti plus confiant, plus maître de son art, que dans ce que l’on a réussi. Il y a, à mon sens, plus de Truffaut dans les trois films cités que dans ses films autobiographiques. La vertu du ratage, pour tout dire, c’est son honnêteté.
Mammon est un ratage exemplaire. Pas un ratage comme la Série Noire de nos drôlatiques québécois, non, un vrai ratage. On s’y noie tant les auteurs y ont accumulé de références, d’ellipses, de péripéties, de rebondissements, de fausses et de vraies pistes.
Les deux tiers du premier épisode sont parfaits. L’histoire aurait pu s’achever là, j’aurais applaudi. Peter Verås, un journaliste un peu psycho-rigide, dénonce son frère businessman sur la base d’informations anonymes. Le scandale financier éclate à la une des journaux, le frère se suicide dans son garage. La brigade financière plonge son nez dans les affaires du frère. L’enquêtrice découvre assez vite que la source anonyme n’était autre que ce dernier, lequel aurait donc manipulé Peter pour en finir.
Hélas, l’histoire se poursuit et se complique dangereusement. Nouveaux suicides, on découvre un groupe d’anciens élèves, puis un meurtre collectif commis (et filmé) peut-être par ce groupe, s’y mêlent des références bibliques, un ministre est impliqué, l’Église aussi, plusieurs hommes d’affaires sont mouillés, les journaux se concurrencent, on finit par ne plus s’y retrouver. Le titre est pourtant assez explicite : Mammon, le démon de l’argent. On sait de quoi et de qui il va s’agir. Mais voilà que surgit Abraham, celui qui accepta de sacrifier son fils à Dieu, et tout un développement passablement obscur autour de cette figure biblique présentée comme la clef du récit. Dan Brown ou, mieux, X-Files, Millenium ou True Detective ne sont pas loin.
Entre le premier épisode et le deuxième, cinq ans se sont écoulés et au hasard d’un dialogue on apprend que, dans l’intervalle, notre Peter a vécu trois ans avec Vibeke, l’enquêtrice de la brigade financière. Celle-ci, qui souffre d’un apparente paranoïa, passe son temps à fuir d’hypothétiques poursuivants. Entre temps, elle a démissionné de la brigade financière mais est devenue copine avec son ancienne chef et met ses talents en informatique au service de Peter. Ce qui fait beaucoup, en terme d’ellipse.
Trop souvent, comme je le suggérais, on se croirait dans Tintin : le héros est un journaliste intrépide, des personnages surgissent aux instants les plus inattendus, des gens se suicident pour ne pas avoir à en dire trop, un tableau accroché dans une église donne la clef du mystère… on s’attend à ce que les personnages éclatent de rire, mais non.
La mise en scène achève de liquider ce scénario chaotique. La scène où les héros s’introduisent dans un chalet isolé, en pleine neige, leurs lampes-torches à la main, fait sourire quand on connaît l’esthétique de la lampe-torche développée par des séries telles que X-Files ou Profiler. Les plans d’autoroutes urbaines de nuit s’enchaînent pour faire croire à une mégapole alors que nous sommes à Oslo.
Bref, on devine que les auteurs ont voulu faire une série télévisée. Tout le problème est là. Dan Brown dans une main, Hergé dans l’autre, l’intégrale des séries télévisées américaines digérée, les norvégiens ont tenté ce que les danois et les suédois ont réussi.
Alors maintenant, pourquoi ce ratage laisse-t-il une impression sympathique ? Comme tout ratage : pour ses défauts, pour ce qu’il révèle des auteurs. Mammon est une série fondamentalement naïve et pudique. Et ce sont là deux immenses qualités. On y raisonne comme dans Tintin et on y craint les sentiments autant que les élans physiques. Un ministre est surpris à donner l’accolade à une dame : la presse titre sur un scandale de mœurs. Un journaliste pose deux ou trois questions polies à une dame, un peu tard le soir : il est accusé de l’avoir terrorisée. Une histoire d’amour : ellipse. Et puis, pour se rattraper, quelques scènes violentes, comme celle où un enfant meurt dans un incendie.
Dans cet univers à la fois simple et chaotique, les personnages ne sont guère fouillés. Au nom de quoi agissent-ils ? Ce Peter qui accule son frère au suicide, cette Vibeke qui croit que des hommes la poursuivent et qui passe son temps à pleurer, ces femmes dont les maris se suicident et qui supportent l’épreuve comme un incident de parcours ? On ne le saura pas. Mais qui sait pourquoi les personnages de Tintin agissent ? Alors, autant se laisser bercer, suivre les aventures de Peter Verås comme une suite de circonstances improbables, parfumées au conspirationnisme, mais sans plus d’importance.
Après tout, n’a-t-on pas accordé trop d’importance à toutes ces séries ?
PS : Le pire, néanmoins, est à venir : 20th Century Fox Television a acquis les doits et compte produire un remake américain.
Créée par Vegard Eriksen Stenberg et Gjermund Stenberg Eriksen, Mammon est une mini-série norvégienne en 6 épisodes de la chaîne NRK diffusée depuis le 1er janvier 2014 et interprétée notamment par Jon Oigarden, Terje Stromdahl, Ingjerd Egeberg et Alexander Tunby...