Le pouvoir (de l’amour)
D’emblée, Power prend un sérieux risque : raconter l’histoire de deux barons de la drogue new-yorkais qui blanchissent le fruit de leur trafic au travers d’une boîte de nuit. L’un des deux aimerait se retirer de la drogue et se consacrer à la gestion de la boîte de nuit, l’autre sait que jamais ils ne quitteront l’univers de la rue. En dépit de leur amitié d’enfance, l’aspiration de l’un à la respectabilité s’oppose à la passion guerrière de l’autre, comme la loi des affaires à la loi de la jungle. Aussi violentes l’une que l’autre, elles impliquent tout de même un rapport différent au territoire et à sa maîtrise. C’est exactement le scénario de The Wire. Ghost et son copain Tommy Egan aurait pu s’appeler Stringer et Avon Barksdale. On est simplement passé de Baltimore à New-York et du réalisme radical à la classique série de gangster.
Ainsi donc, Ghost et son copain d’enfance Tommy ont fait et font fortune dans la vente de drogue. Grâce à cet argent, ils ont acheté une boîte de nuit. Les affaires roulant, Ghost se voit bien délaisser les affaires illégales pour une vie plus paisible. Tout mafieux se lasse, un jour ou l’autre. Tommy mais aussi Tasha, sa propre femme, s’opposent à ce que celui-ci abandonne le trafic de drogue. Un soir, dans son club, Ghost tombe sur Angela Valdes, son amour de jeunesse. Les sentiments sont intacts. Angela est désormais substitut du procureur et chargée de la lutte contre le réseau auquel appartient Ghost. Aucun des deux n’a la moindre idée des activités de l’autre.
On imagine facilement tous les développements possibles à partir de ces données et, effectivement, la série se regarde sans grande surprise, mécanique narrative bien huilée dont on n’attend qu’une progression efficace, sans être dupe de ses ressorts.
Il n’en reste pas moins qu’outre le genre adopté, Power se démarque de The Wire sur des questions plus précises : par exemple, le gang de dealers n’est pas composé uniformément de noirs, comme dans The Wire, ce qui gomme l’aspect “ racial ” du sujet. Pour reprendre la terminologie américaine, Ghost et Tasha sont afro-américains, son ami Tommy est caucasien, Angela est une latino, tous les quatre étant issus du même quartier pauvre. Dans The Wire, le partage était clair : aux blacks le trafic de drogue, aux polonais les détournements sur les docks, aux irlandais (et assimilés) le maintien de l’ordre. Ici, rien n’est si tranché.
Deuxièmement, le film (ici la série) de gangster ayant depuis longtemps cédé le pas devant le film (ou la série) policière, il n’est pas désagréable de se retrouver de l’autre côté de la barrière, dans un monde régit par d’autres lois que celles qui figurent dans le code pénal et qui ne sont guère distinctes de celles du monde des affaires. Remplacez ces voyous par des banquiers ou des industriels, rien ne serait très différent. C’est même parce que ces deux mondes partagent les mêmes valeurs qu’autrefois le code Hays mit un terme à le représentation du crime. L’ascension de Ghost est celle d’un businessman, d’un type qui veut réussir et c’est en cela qu’elle nous concerne. Les vrais voyous sont beaucoup moins intéressants.
Enfin, et c’est sûrement la dimension la plus troublante, la coïncidence entre les retrouvailles entre les deux ex-fiancés et le choix fait par Ghost de s’acheter une conduite est sans doute naïf et très loin de l’âpreté des rapports humains dans The Wire, mais justement, cette romance, aussi fleur bleue soit-elle, ne serait-elle pas la clef de voûte de la série ?
Je m’explique : Ghost et son complice Tommy font ostensiblement preuve d’une brutalité extrême. Ils n’hésitent ni à torturer ni à liquider leurs ennemis dans des scènes dignes de 24 (heures Chrono). Sur ce plan, la série offre son quota de violence sans trop lésiner. Lorsqu’en revanche Ghost se trouve devant Angela, on le voit se métamorphoser en parfait gentleman. De son côté, la très efficace substitut du procureur se transforme aussitôt en midinette.
Saisis par l’amour, ce sont deux êtres dont les vieilles blessures affectives se ré-ouvrent et qui ne peuvent résister à la résurgence d’anciens sentiments. C’est l’histoire de tous ceux qui ont eu un premier amour, c’est à dire d’à peu près tout le monde sur terre. Mépriser ou se moquer de cette situation, effectivement si commune, est faire preuve d’un intellectualisme trop froid, car, en réalité, lors de ces séquences, les crimes de Ghost ne paraissent plus aussi terribles et l’on se prend à absoudre un tel assassin, capable d’un si bel amour. De même que secrètement, on souhaite que la belle Angela échoue dans son enquête et ne mette jamais en prison l’homme de sa vie. Dilemme moral non négligeable entre le devoir et les sentiments, entre la Loi (d’un milieu ou de la société) et le désir. Encore une fois, relisons Corneille et Racine.
L’organisation sociale, qu’elle soit officielle ou souterraine, entre inévitablement en conflit avec les pulsions individuelles, et entre autres la plus noble. C’est ce qu’exprime à sa façon une série telle que Power. Et ce n’est pas rien.
Power est un feuilleton en 8 épisodes créé par Courtney Kemp Agboh, produit par Curtis « 50 Cent » Jackson et diffusé en 2014 sur Starz (USA). Il est interprétée notamment par Omari Hardwick, Naturi Naughton, Joseph Sikora, Lela Loren, Sinqua Walls…