
Matilda, une femme à laquelle son bébé a été arraché lorsqu’on l’a mise en prison pour le meurtre de son fiancé, retrouve sa liberté et part en quête de sa fille Rachel. Sujet noble s’il en est, qui promet tous les écueils et rebondissements.
Rachel, qui est déjà presque adulte mais vit toujours en orphelinat, est amoureuse d’Ismet, alias le Dandy, un séduisant chauffeur de taxi. Les retrouvailles de la mère et de la fille seront douloureuses et resteront conflictuelles jusqu’à l’ultime séquence. Entre-temps, en dédommagement des dégâts commis par sa fille lors d’un cambriolage du Club Istambul, Matilda accepte de se faire exploiter par l’infâme Çelebi, le gérant du club, en signant un contrat de travail en blanc. À la même époque, le club trouve à se relancer et à devenir la plus prestigieuse salle de spectacle de la capitale grâce à Selim, un jeune chanteur talentueux qui mêle jazz et mélodies turques.

Un mélo dans la grande tradition, avec tous les ingrédients du genre : lourds secrets ressurgis du passé, amours impossibles, haines inextinguibles, poids des familles, ragots, rancoeurs et calomnies, mariage sans amour, grossesse non désirée, salauds définitifs, séducteurs au grand cœur,… Kulüp (1) est effectivement tout cela et même plus si l’on ajoute dans la balance les images d’intérieur tournées avec un filtre de diffusion et des musiques pour le moins envahissantes. Bien des images pourraient faire la couverture d’un Barbara Cartland, haute époque. Et pourtant ! Si l’on accepte l’omniprésence de la musique comme relevant d’une tradition culturelle et la lumière ouatée comme une maladresse esthétique, on peut se laisser prendre par une histoire qui, pour être mélodramatique, n’en démérite pas moins pour afficher avec une belle franchise la condition des minorités dans les années 40 puis 50 en Turquie.
Car il n’y a pas que les Arméniens et les Kurdes à avoir souffert de discriminations et de violences. Il y a aussi les Grecs, présents depuis toujours, et ensuite les Juifs qui ne sont pas n’importe quels Juifs puisque leurs ancêtres furent expulsés d’Espagne et du Portugal et recueillis en 1492 par la flotte du très compatissant sultan Bayezid II pour être installés de l’autre côté de la Méditerranée. Une simple phrase du directeur d’un orphelinat juif à Matilda, l’héroïne, fait référence à cet exode :« Je comprends pourquoi vous voulez aller en Israël. Mais cela fait plus de 400 ans (que nous sommes là). C’est chez nous ici, aujourd’hui.» À des siècles d’écart, l’histoire de cette migration jette un éclairage cruel sur l’actuelle migration vers l’Europe qui laisse tant de cadavres dans les mers.
En revanche, ce qui est clairement présent durant la première partie de la saison est que l’État d’Israël existe et qu’incarne la possibilité d’un autre avenir pour les juifs. Sans plus. Rien n’est dit sur les affrontements en terre de Palestine, pourtant fréquents à cette époque.
Pour être historiquement complet, Matilda doit raconter à sa fille Rachel que le grand-père et l’oncle de la jeune fille – sont morts en camps de travail dans les années 40, en raison de l’impôt sur la fortune mis en place par le gouvernement turc. On comprend qu’il s’agissait moins de participer à l’effort de défense du pays en pleine guerre mondiale que de nationaliser l’économie et d’étrangler les minorités (2). Ils auraient été dénoncés comme mauvais payeurs, ce qui était faux. Plus tard, l’épisode 7 revient plus précisément sur cette période et trace en deux séquences un tableau glaçant de la dérive nationaliste de l’époque. Les chiffres de l’émigration juive, arménienne ou grecque de Turquie des décennies 40 et 50 sont éloquents. Le pays se prive sciemment d’une grande part de sa richesse culturelle, économique et intellectuelle.
Si les Juifs ont une échappatoire possible avec le lointain Israël, les Grecs ont la leur à portée de main. Kulüp choisit cependant de représenter cette population au travers le personnage on ne peut plus ambigu d’Ohran, le propriétaire du Club Istambul, qui se fait passer pour turc et ne s’exprime qu’en turc alors que son véritable prénom est Niko et que sa langue maternelle est le grec. Sa position devient délicate lorsque l’association des entrepreneurs turcs lui demande de licencier tous ses employés non-musulmans avant de recevoir le prix du meilleur entrepreneur de l’année. Il s’exécute, tout comme il assume, oralement du moins, de soutenir les Turcs chypriotes contre les Grecs. Dans l’ombre, Çelebi, son gérant fait chanter les uns et les autres, licencie, menace et se remplit les poches. Les contradictions qui habitent les personnages de premier plan extirpent Kulüp du roman sentimental pour en faire une leçon politique. Le premier sert de cheval de Troie à la seconde et permet de tenir un discours de tolérance dans un pays soumis à l’arbitraire politico-religieux.

On découvre peu à peu que Matilda est issue d’une famille qui fut riche et puissante. Son actuel employeur et ennemi intime, le gérant du club, en fut autrefois l’employé, sous un autre nom. Ce personnage peu recommandable fut, croit-on comprendre, mêlé aux manœuvres qui précipitèrent la chute de la famille et provoquèrent la mort du frère et du père. Le conflit culturel, le conflit familial et le conflit de classe se confondent, à juste titre. Fin de l’hypothèse multiculturelle en Turquie. Il n’y a que dans sa communauté qu’on est réellement protégé et soutenu. Sa fille Rachel le comprend tardivement mais s’y résout en acceptant de se fiancer à un ami plutôt qu’à son amant, du moins en un premier temps.

Mais dire tout cela est oublier l’une des figures centrales de la série, celui qui lui donne sa légèreté et nous laisse une d’espoir : Selim, le baladin, l’homme de spectacle, le show man impénitent, chorégraphe et styliste à ses heures perdues. Rejeté par sa famille traditionaliste qui se considère déshonorée par le « clown » qu’il est devenu, il hisse le club au niveau des meilleures salles londoniennes ou parisiennes. Ami de Matilda qui lui sert d’habilleuse et le materne quand nécessaire, il incarne l’homme que les orthodoxes de toutes religions détestent : fragile, talentueux, sensible, autant dire efféminé. Mais c’est parce qu’il est un homme du spectacle, de l’illusion, du rêve qu’il transcende les antagonismes. Turcs, grecs, juifs, kurdes , arméniens, tous aiment danser et entendre de jolies chansons. C’est aussi bête que ça. Tout comme nous, nous aimons que l’on nous raconte une triste mais belle histoire qui se déroulerait, par exemple, à Istambul, dans les années 50… Ce n’est pas encore le French Cancan de Renoir mais déjà un bel hommage du spectacle au spectacle.

Fin de la première partie. Début de la seconde dans la pénombre des années 40 et de l’oppression des minorités. Selon la logique d’alternance des deux périodes, on poursuit avec les années 50, empoisonnées par le même nationalisme, en plus insinueux. L’effondrement s’annonce. Le masque d’Orhan ne résiste pas à la suspicion, il prépare sa fuite. Selim s’écroule en plein spectacle, laminé par la fatigue et l’alcool. Puis vient le terrible 6 septembre 1955. Il aurait fallu à ce moment-là une caméra alerte, vive, nerveuse, capable de saisir au vol des gestes, des visages, des expressions, des coups. Welles n’aurait pas tourné la bataille de Shrewsbury pour rien ! Elle reste hélas trop sage, donnant de l’émeute une vision sans réelle vigueur.

Qu’importe, ce qu’il convient de savoir est que la maison d’Atatürk à Thessalonique explose, que les nationalistes défilent dans les rues d’Istanbul et brisent les vitrines des commerçants grecs, et que ceux qui s’opposent sont rossés. Au cœur du chaos, se multiplient les viols et meurtres « ordinaires », si l’on peut dire. Des photographies d’archives illustrent le pogrom : visages exultants de haine, monceaux de débris dans les rues, paysage de guerre civile. Effet de preuve, amorce d’une autre écriture.
Plus rien n’est désormais réparable. « Cette nuit-là, cette nuit qui assombrit notre histoire, est-il dit, notre pays a perdu une partie de son âme. Des ombres avides de vengeance ont emporté des vies, des rêves et des espoirs. » Il est à craindre que la lumière ne soit pas tout à fait revenue.

PS : La première saison de Kulüp est divisée en deux parties, l’une constituée de 6 épisodes diffusés en décembre 2021 et l’autre de 4 épisodes diffusés début janvier 2022.
Note : 1 – The Club en anglais, à ne pas confondre avec la série mexicaine du même nom qui date, elle, de 2019. 2 – Ce lourd impôt prélevé une seule fois s’appelait le Varlık Vergisi. Voici ce qu’en dit Şükrü Saraçoğlu, premier ministre turc de l’époque : « C’est une opportunité pour nous de gagner l’indépendance économique. Avec cela, nous allons donner le marché turc aux mains des commerçants turcs». On ne peut être plus clair. (pour un plus long développement sur les rapports entre les juifs et l’Etat turc Lire ici)
Kulüp est un feuilleton turc réalisé par Seren Yüce et Zeynep Günay Tan pour Netflix qui l’a diffusé en 2021-2022. Il est interprété notamment par Gökçe Bahadır, Salih Bademci, Metin Akdülger, Barış Arduc, Nuri Firat Tanış, Asude Kalebek