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L’histoire de Landscapers est une histoire vraie. On peut en retrouver le récit dans la presse britannique de la fin octobre 2014. C’est ce que les Américains appellent un « true crime », ce sous-genre de séries criminelles qui traite de faits divers authentiques d’une façon qui va du documentaire constitué d’images d’archives et d’interviews jusqu’au docu-fiction, c’est-à-dire à la reconstitution des faits réels par des acteurs comme c’est le cas dans l’anthologie American Crime Story.

Pour résumer l’histoire de ce téléfilm anglo-américain en quatre parties, disons qu’il s’agit de celle d’un couple marié, Susan et Christopher Edwards, tardivement rencontrés sur un site de rencontres, qui assassina les parents de Susan, Patricia et William Wycherley le 9 mai 1998 et enterra les deux corps dans le jardin après avoir regardé chanter Dana International à l’Eurovision en mangeant leurs Fishes and Chips (1). Susan ouvrit à la banque un compte joint à celui de ses géniteurs dès le lendemain matin et commença par en retirer une forte somme. Le couple vécut paisiblement une quinzaine d’années en siphonnant les économies des parents, mais en veillant aussi à aérer de temps en temps leur maison et en tondant leur pelouse à intervalles réguliers, répondant à leurs courriers administratifs tout en faisant croire aux voisins comme à la famille qu’ils étaient partis vivre à Blackpool. Personne ne s’aperçut de quoi que ce soit. Malheureusement, leurs finances se tarirent assez vite du fait de l’obsession de Susan pour les souvenirs d’acteurs célèbres. Elle ne pouvait résister devant une affiche originale ou l’autographe d’une star d’Hollywood et assouvissait sa passion à coups de centaines, voire de milliers de Livres Sterling.

Les deux tourtereaux furent mis en émoi par l’arrivée d’une lettre du Ministère du Travail et des Retraites destinée au père de Susan, qui le complimentait pour l’anniversaire de ses 100 ans et demandait à le rencontrer pour préparer le télégramme de félicitations de la Reine. Les morts n’étant pas officiellement décédés, ils avaient continué à vivre au regard de la société et atteignaient désormais des âges canoniques, difficulté à laquelle les meurtriers ne s’étaient pas préparés. Susan et Christopher fuirent aussitôt en France où ils vécurent assez chichement, Christopher ne trouvant pas de travail et Susan continuant à les ruiner en affiches ou des photos dédicacées de Gary Cooper. Dénoncés par une vieille tante à laquelle Christopher eut le tort de se confier en espérant lui soutirer de l’argent, le couple résista deux ans Outre-Manche avant de rentrer se livrer à la police britannique.

Devant le tribunal, ils plaidèrent leur innocence. Ils la clament toujours du fond de leur prison. (2)

Ed Sinclair a choisi de traiter cette pitoyable histoire sur un mode familier aux britanniques : la comédie noire (black comedy). L’humour noir qui en est la sève exige une écriture très précise et une interprétation sans faille pour tirer sur le fil de la crédibilité sans le rompre. La seconde condition a été remplie puisque la presse a acclamé la performance des deux acteurs principaux : Olivia Colman et David Thewlis, dont la carrière est déjà largement reconnue. On a l’habitude, avec les acteurs britanniques, d’une telle qualité de jeu mais cela ne doit pas retenir les compliments.

Si ces quatre épisodes qui condensent l’affaire criminelle présentent un intérêt autre que psycho-sociologique, c’est grâce à une intime correspondance, une symbiose dirais-je, entre la mise en scène et la psychologie des personnages.

Susan vit ostensiblement dans un autre monde. On pourrait la considérer comme une adolescente dans un corps de femme mûre tant elle est incapable de maîtriser ses envies et tant ses envies relèvent du fétichisme le plus éculé : photos, lettres ou autographes d’acteurs, affiches de cinéma…

Reviennent parfois des images super-8 évoquant l’affection de Susan préadolescente pour un cheval blanc qu’elle aimait retrouver dans son pré. Au fur et mesure que l’on prend la mesure des troubles relationnels de Susan avec ses parents tout d’abord puis, ultérieurement, avec le reste du monde, on saisit la fonction de cet animal qui autorise un rapport sans doute régressif mais apaisé à l’Autre. Dans une lettre de prison à Christopher, Susan explique qu’elle n’a jamais eu peur d’être isolée du monde extérieur parce qu’elle a toujours su qu’elle n’y avait pas sa place. Le cinéma et le cheval sont les médiums qui lui ont servi à ne pas rompre tout lien avec l’humanité.

Les écarts de Susan à la réalité se traduisent en premier lieu par des séquences en noir et blanc qui la montrent avec Christopher dans une vision plus sereine, plus sentimentale de la vie, une douce idéalisation qui, par l’usage du noir et blanc évoque des romances cinématographiques passées de mode.

Lorsque son mari la rappelle à la réalité en découvrant les courriers de la banque qu’elle a dissimulé, on la voit fuir mentalement et se réfugier devant sa télévision. Elle est aussi celle qui envoie à Christopher de fausses lettres de Gérard Depardieu, signature soigneusement imitée et fautes d’anglais de ci de là pour faire plus vrai. Christopher en est comblé. N’est-ce pas une juste récompense pour celui qui a passé sa vie à tenter vainement de secourir ses prochains et qui n’est qu’adoration envers Susan ? S’il n’y avait cette histoire de crime, on aurait affaire qu’à des jeux enfantins. Mais il y a eu ce double meurtre et pour protéger sa femme, il l’isole encore davantage en lui faisant retenir par cœur le récit qui doit se substituer à la réalité. Elle s’exécute à la perfection. Malheureusement pour eux deux, les talents de conteur de Christopher ne compensent pas suffisamment son manque de précision pour résister à la perspicacité des enquêteurs.

Au cours du troisième épisode, la mise en scène illustre parfaitement l’articulation entre ce qui relève de la réalité ou du simulacre. La rupture survient d’une façon inattendue lors des interrogatoires de Susan menés par l’inspectrice Lancing et son collègue. Après nous avoir montré le « public » de l’interrogatoire au moyen d’un effet d’éclairage et alors que l’entretien s’englue, l’inspectrice se lève et sort brusquement de la salle d’interrogatoire non pas par la porte mais par une ouverture dans le décor. Susan et l’autre policier la suivent et l’on voit les personnages déambuler au travers du studio en direction d’un autre décor qui représente l’appartement des parents de Susan et dans lequel ils se retrouvent confrontés à leurs victimes ressuscitées et à l’inspectrice pour la reconstitution de la scène du double meurtre.

Le procédé n’est pas celui, plus ouvertement brechtien, par lequel s’ouvraient les épisodes du récent Scènes de la Ville Conjugale car il intègre en plus la mise en abyme de la mise en scène. La reconstitution judiciaire, ce rite étrange à qui n’est ni policier ni magistrat ni avocat, est une pratique théâtrale qui vise à mettre à jour les faits tout comme devrait l’être la mise en scène d’une série télévisée traitant d’un authentique double meurtre. L’assassinat de Gianni Versace ou L’Affaire O.J.Simpson en sont des démonstrations. Rejouer des actes est supposé les rendre accessibles, pour la Justice comme pour la Télévision (ou le cinéma).

Que Landscapers se garde de démêler le vrai du faux est un autre problème. Dans ce téléfilm, la mise en scène d’une mise en scène dans un décor déconstruit exprime surtout le vertige qui saisit Susan prise entre la version des faits dont le couple s’est auto-persuadé quinze ans durant et la version de ces mêmes faits que la police met à peu à peu à jour. Au « paysage » que nos deux « paysagistes » (3) ont soigneusement cultivé, les inspecteurs opposent implacablement les détails matériels qui ne s’emboîtent pas dans le puzzle. Christopher en fait l’expérience au cours d’interrogatoires qui, selon le même procédé appliqué à Susan, le voient s’entretenir imaginairement avec les policiers au pub, à la maison ou dans le bus, signifiant à la fois l’intrusion des inspecteurs dans son domaine privé et son souhait de gagner leur confiance.

On ne doute plus que les deux malheureux héros, et Susan en particulier, ont un rapport au réel qui fluctue entre sa pure négation et son rejet. Soit Susan regarde des westerns pour ne plus entendre parler de l’argent dépensé dans des reliques de Gary Cooper, soit elle rejette les évidences au moyen d’une « vérité » construite de toutes pièces et à laquelle elle croit dur comme fer, en prétendant par exemple être l’auteur du meurtre de sa mère mais aussi et d’abord la victime des agressions sexuelles de son père. Les policiers pensent qu’elle est ni l’une ni l’autre et cherchent à « aller voir derrière ». De la même façon, la mise en scène va « aller voir derrière ». Elle retourne le cours de la fiction comme un gant et passe de l’autre côté du décor pour rejouer un meurtre avec des acteurs-personnages de téléfilm qui deviennent personnages-acteurs de reconstitution judiciaire. Quand la réalité n’offre plus rien que de la désillusion, le simulacre reste le seul terrain de jeu.

En plus de l’alternance des plans en couleurs et de ceux en noir et blanc, en plus des multiples ruptures narratives, en plus d’effets visuels parfois inutiles, en plus de ce que les trois premiers épisodes ont tenté, brillamment réussi ou pas complètement, le quatrième et dernier épisode propose une nouvelle construction : l’alternance de scènes du procès des époux Edwards et de séquences en couleurs inspirées de l’affaire mais traitées à la façon d’un western. Pendant que la procédure judiciaire se déroule, Susan imagine une autre réalité où Christopher et elle, costumés en cow-boys, fuient le shérif et ses hommes lancés à leur poursuite. Tout cela s’achève par une fusillade dont les victimes se relèvent à la fin de la séquence, en un ultime effet de distanciation. Quel enfant n’a imaginé s’extraire ainsi du cours de la réalité ? Échapper à la pression exercée par les autres ou par les adultes ? En cela et par la tendresse qu’il accorde à ses deux pauvres personnages, Landscapers est une ode à l’immaturité.

La série s’achèvera quelques plans plus tard sur le tournage d’un film puis les images noir et blanc de ce film montrant Christopher et Susan lancés au galop sur le cheval blanc de l’enfance. Enfermée pour le restant de ses jours, Susan ne craint désormais plus rien.

Notes : 1 – C’est cette précision donnée par le couple qui permit à la police de dater précisément le double meurtre. 2 – Pour plus de détail, à condition que l’on sache lire l’anglais, lire cet article du Guardian : https://www.theguardian.com/uk-news/2014/oct/25/the-murderers-next-door 3- Landscapers = Paysagistes

Landscapers est un téléfilm en quatre parties créé par Ed Sinclair et réalisé par Will Shape. Diffusé par HBO et Sky, Il a été diffusé fin 2021(sur Canal + en France). Il est interprété notamment par : Olivia Colman, David Thewlis, Kate O’Flynn,…

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