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La crise des opiacés a, semble-t-il, épargné la France. Ce privilège est sans doute autant dû à la formation des personnels hospitaliers et médicaux qu’à une haute autorité censée trier le bon grain du médicament de l’ivraie du poison. Notre industrie pharmaceutique est loin d’être exempte de reproche mais rien ne s’est produit, ici, de comparable aux 500 000 morts de la crise des opiacés aux USA dans les années 1990 dont les principaux responsables ne furent ni la mafia ni les cartels mexicains mais des laboratoires pharmaceutiques avec pignon sur rue. Il fallut un génie particulièrement retors pour franchir le barrage de la FDA (1), l’institution fédérale responsable de l’autorisation de mise sur le marché et de publicité des médicaments, puis les réticences des milliers de médecins méfiant envers les dérivés de l’opium. Non seulement la famille Sackler eut ce génie, mais en prime, tout cela ne lui coûta presque rien tout en lui rapportant des milliards de dollars.

Les laboratoires Purdue Pharma, propriété de deux branches cousines de la famille Sackler, se sont en effet distingués à cette époque en fabriquant et commercialisant l’OxyContin (2), un opioïde qui, selon leurs publicités, ne provoquait aucune accoutumance du fait de sa libération ralentie dans le corps. En réalité, ces laboratoires enrichirent honteusement la famille Sackler tandis que l’on mourait d’overdose dans la rue ou dans son lit. Les déclarations officielles de Purdue Pharma étaient trompeuses, ses chiffres étaient présentés d’une façon frauduleuse. « Moins d’un pour cent de cas d’accoutumance ! » annonçaient mensongèrement ses vendeurs comme s’il s’agissait du résultat d’une étude statistique alors qu’il s’agissait d’une note en 5 phrases envoyée par un obscur médecin à une revue médicale. La FDA elle-aussi se laissa abuser et d’autant plus facilement que le médecin chargé de contrôler la labellisation de l’OxyContin avait préalablement aidé Purdue à rédiger sa demande. Munie du précieux label, les visiteurs médicaux pouvaient déferler dans tous les cabinets de médecins du pays pour placer leurs pilules miracles contre la douleur. Elles firent des ravages. Quant au médecin-contrôleur de la FDA, il fut récompensé par un poste grassement rétribué à Purdue Pharma.

Dopesick suit sept personnages principaux : Richard Sackler, le responsable du lancement de l’OxyContin et plus tard PDG de Purdue Pharma, le docteur Finnix qui se laisse convaincre de prescrire l’OxyContin à ses patients et finit par en prendre lui-même à la suite d’un accident, Rick Mountcastle et Randy Ramseyer, un duo d’adjoints du procureur, Bridget Meyer une agent de la DEA (3), Betsy Mallum une jeune ouvrière victime d’un accident du travail et Billy Cutler, un vendeur de Purdue Pharma. Soit deux personnages du côté de l’industrie pharmaceutique, trois du côté de la justice et deux victimes, pour un récit choral qui donne une vision presque complète du sujet.

Les différentes époques sont habilement mêlées, avec des repères de dates discrets qu’on ne fait que remarquer, sans fournir réellement l’effort de reconstituer mentalement la chronologie. En réalité, le principe adopté par les scénaristes a été de mettre tous les personnages en action en même temps, de les synchroniser, si l’on peut dire. Selon Danny Strong, le créateur de la série, un respect de la véritable chronologie aurait déporté l’intervention des adjoints du procureur à l’avant-dernier épisode, par exemple, bien trop tard pour une série en 8 épisodes. Cette condensation qui réunit artificiellement le passé, le futur et le présent est si bien travaillée que les allers-retours dans le temps entre les divers personnages paraissent parfaitement naturels. Les stratégies trompeuses de la famille Sackler, leurs conséquences dramatiques et les efforts de la justice apparaissent à tort comme contigus alors que des années se sont écoulées. Ceci amène à s’interroger sur les problèmes éthiques ou même simplement narratifs que pose la réduction des séries à 6 ou 8 épisodes lorsqu’on en vient à accélérer la succession des faits et à créer des relations artificielles entre les évènements. La soumission à la dynamique de l’action – c’est-à-dire au spectacle – au détriment du déroulement réel des faits pose la limite du genre docu-fiction.

La peinture d’une famille Sackler parfaitement dépourvue de conscience morale et convaincue de son impunité, est pour le moins glaçante. Au fur et à mesure de la remontée d’informations de plus en plus alarmistes, la hiérarchie de l’entreprise détourne les accusations par de fausses proclamations : ce n’est pas le médicament qui crée le manque mais le mauvais traitement du mal dont il apaise les effets douloureux. Si le médicament ne tient pas ses promesses de soulagement durant 12 heures, il faut augmenter les doses. Les victimes d’overdoses ? Ce sont des toxicomanes qui détournent le médicament pour se droguer, etc, etc. Ainsi, de mois en mois, on passe des pilules de 10 milligrammes à celles de 20 puis de 40 puis de 80 et jusqu’à 160 sous les applaudissements de vendeurs stimulés par des primes de plus en plus substantielles. Pendant ce temps, les files s’allongent devant les pharmacies. Les patients devenus accros sniffent les pilules écrasées ou se piquent après les avoir diluées dans l’eau. On ne compte plus les morts.

Avoir situé le récit dans une ville minière des Appalaches, au cœur du prolétariat historique, celui qui a produit l’acier dont on a fait les gratte-ciels des quartiers d’affaire des mégalopoles, les cargos et les avions qui sillonnent la planète, les voies ferrées et les trains qui ont unifié le pays, cette population laborieuse qui, en un mot, a construit l’Amérique sans en profiter, est loin d’être négligeable. Ce sont ceux qui ont le plus d’accidents du travail qui sont les premiers à « bénéficier » du poison.

On ne voit plus de nos jours autant d’êtres abîmés par le travail qu’il y a trente ou quarante ans. Les boiteux, les amputés, les silicosés ne hantent plus les bistrots ouvriers qui, eux-mêmes, se raréfient. Les victimes du travail, comme celles autrefois, celles dont les corps portent les traces de souffrance, se trouvent au Bangladesh ou en Inde. Les nôtres sont majoritairement devenues dépressives, droguées, suicidaires ou alcooliques. La souffrance physique s’est muée en souffrance morale. À défaut de faire advenir un monde meilleur, la pharmacie a des réponses pour l’une comme pour l’autre. Au fond, le sous-entendu du discours de Purdue Pharma est celui-là : plutôt que changer la société, supprimons la douleur d’y vivre. Et ce sont des milliards de dollars qui lui tomberont dans les poches.

Lorsque la jeune Beth, une des deux seules femmes travaillant à la mine, se blesse sérieusement le dos contre une machine, elle ne prend pas d’arrêt de travail de crainte d’être licenciée. Elle consulte le médecin de sa petite ville, celui qui l’a fait naître et qui l’a toujours soignée. Elle est la première patiente à laquelle il prescrit de l’OxyContin. Il le fait précautionneusement, en commençant par une dose minimale et en l’avertissant de le prévenir en cas de problème. À la fin de la saison, elle sera morte d’overdose. Lui aura perdu sa licence de médecin et partagera sa vie entre les cures de désintoxication et les rechutes.

La catastrophe aurait pu être évitée par les autorités sanitaires. Mais déjà bien plus souples qu’en Europe, ses membres se laissent trop facilement corrompre. Ils se comportent un peu comme ces hauts fonctionnaires des impôts qui, dit-on, ferment les yeux sur les fraudes de gros chefs d’entreprise ou trouvent avec eux des arrangements pour ne pas compromettre leurs futures opportunités de pantouflage dans la finance, le commerce ou l’industrie. Les politiciens font de même, comme on en voit de plus en plus dans les conseils d’administrations de grosses sociétés, de nos jours. Il ne reste que de rares fonctionnaires de la justice ou de police à tenter désespérément de freiner la chute dans laquelle le pays est entraîné. Deux adjoints du procureur d’un côté, une agent de la DEA de l’autre mais qui, on ne sait pourquoi, travaillent chacun de leur côté. Sans doute parce que les premiers dépendent d’un État, celui de Virginie, et que la seconde dépend de l’État fédéral.

Le biais idéologique finit par s’imposer en fin de la saison : absence d’organisations politiques, prégnance de la religion, force des communautés, prises de conscience individuelles, nous sommes aux USA. À défaut de partis politiques ce sera finalement « le peuple » rassemblé autour d’associations locales, qui fera sauter les verrous en pétitionnant et en manifestant, contraignant ainsi politiciens et procureurs à agir. Mais bien avant ce passage à l’acte, la série a eu le mérite de dépeindre une population politiquement et médiatiquement sous-représentée. Ce choix de traiter du problème des opiacées au sein des classes populaires des Appalaches tranche avec les fresques sociales plus ordinaires des ghettos des mégalopoles en déshérence ou des campagnes réactionnaires du Sud.

Le décès de Beth, après qu’elle a rejeté l’aide de l’église, ainsi que la rédemption du docteur Finnix sont les deux axes qui portent la fin du récit. Ils l’ancrent dans le terreau religieux de la culture locale, évacuant simultanément une éventuelle perspective politique. S’étant péniblement arraché de sa dépendance, le docteur Finnix consacre sa vie à soigner et à prêcher contre le fléau qui a emporté tant de ses patients. Billy Cutler, le vendeur de Purdue qui avait placé son OxyContin chez Finnix, prend conscience de la malhonnêteté de son employeur et se fait licencier après avoir dérobé des cassettes compromettantes. La mère de Beth se métamorphose à force d’arracher sa file à la drogue et de ne pas y parvenir. Elle finit par s’exprimer enfin en son nom propre et se joindre à la lutte contre le Goliath pharmaceutique. Une camarade de la malheureuse Beth suit un nouveau traitement sous l’impulsion de Finnix et s’extrait peu à peu de l’addiction. La rédemption est toujours possible. L’agent du DEA apporte une bouteille aux adjoints du procureur, ils ont gagné une bataille, gagner la guerre demandera d’en gagner bien d’autres. Une forme d’espoir renaît, la paix est amère mais c’est une paix. Il ne faut pas désespérer l’Oncle Sam.

Purdue s’en tira momentanément grâce à un accord financier de 100 millions de dollars mais le procureur de Virginie en charge du dossier sera viré par décision hiérarchique. Quand on sait que l’ancien maire de New-York puis avocat de Trump, Rudy Giuliani, fut l’avocat de Purdue, on mesure la puissance des protections dont bénéficiait la famille Sackler.

Depuis, Purdue Pharma a fait faillite, ruinée par ses condamnations dans les différents états des USA qui la traînèrent en justice. Après avoir payé 4,5 milliards de dollars pour se mettre hors d’atteinte des poursuites, la famille Sackler, continue à prospérer, une partie de sa fortune ayant été placée en temps utile hors d’atteinte, dans des paradis fiscaux.

Note : 1 – Food and Drug Administration. 2 – L’OxyContin est une forme à libération prolongée de l’oxycodone, un antalgique stupéfiant très puissant appartenant à la famille des opioïdes, c’est-à-dire issu de l’opium. Développé en 1916 en Allemagne, L’oxycodone est prescrit pour soulager les douleurs modérées et sévères. 3 – Drug Enforcement Administration, service de police fédéral chargé de la lutte contre les trafics de drogue.

Dopesick est une mini-série américaine créée par Danny Strong à partir du livre de Beth Macy : Dopesick: Dealers, Doctors and the Drug Company that Addicted America. Elle a été diffusée internationalement par Disney + en 2021. Elle est interprétée notamment par Michael Keaton, Rosario Dawson, Peter Sarsgaard, Michael Stuhlbarg, Will Poulter, John Hoogenakker, Kaitlyn Dever, …

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