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Le loup mange l’agneau

Petit agneau qu’as-tu fais

Quand tu t’es retrouvé dans la gueule du loup ?

Viens sommeil, prends mon bébé

et ramène-le-moi dans une heure

Viens, sommeil, ne tardes pas

Il est tard et maman doit travailler

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L’idée ne viendra à personne de considérer que les familles maffieuses de Sicile ou leurs cousines de la ‘Ndrangheta calabraise, offrent des conditions de vie épanouissantes aux femmes. Même sous une apparence modernisée, le féodalisme n’a jamais enfanté une quelconque forme d’émancipation. Dans cet univers patriarcal, clos, opaque, les femmes, dépositaires de l’honneur des hommes et gardiennes de sa progéniture, sont asservies à leur famille ou à leur mari et paient au prix fort les entorses aux règles. Dans les années 2010, la jeune procureure Anna Colace, tout juste nommée à Reggio de Calabre, a l’intelligence de comprendre que cet état de sujétion en totale contradiction avec l’évolution du reste de la société, est devenu le point faible de la forteresse mafieuse.

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Tout commence par la disparition de la femme du capo de la ‘Ndrangheta de Rosarno, Lea Garofalo. Rompant son accord avec la Justice, elle échappe à surveillance de la police avec sa fille, Denise, et retourne auprès des siens, comptant sur leur pardon, sept ans après avoir accepté de témoigner contre l’organisation en échange de la protection réservée aux repenties. Pour reprendre la comptine du générique, l’agneau se jette dans la gueule du loup. À peine revenue, Lea est assassinée sur ordre de son mari, Carlo Casco. L’histoire est vraie, elle s’est déroulée en 2009, c’est-à-dire hier. Seuls les lieux ont été modifiés. Elle est vraie tout comme est vraie celle de Giuseppina Pesce (1), qui vit une aventure adultérine pendant l’incarcération de son mari et tente d’échapper à sa famille pour ne pas se faire tuer par son père, ou celle de Concetta Cacciola, dont le mari croupit lui-aussi en prison et que sa famille garde enfermée à la maison, sous contrôle de sa mère et de son frère, pour lui éviter toute tentation. Concetta mourra en 2011 après avoir ingéré de l’acide. La Justice ne pourra jamais déterminer s’il s’est agi d’un meurtre ou d’un suicide. Le père échappera à l’accusation d’infanticide.

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Une femme procureure plus trois femmes en rupture de ban plus une jeune fille déboussolée, cela fait-il une histoire de femmes ? Oui, bien sûr, mais il faut aussi compter les autres, celles qui font profil bas tout au long de leur vie, comme la sœur de Léa, celles aussi qui se font complices actives des pères comme la mère de Concetta qui conduit elle-même sa fille au supplice ou celle de Giuseppina, qui justifie les violences de son mari et manipule honteusement ses petits-enfants.

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Car c’est une histoire brutale, à mille lieues du Parrain qui installa la légende dorée de la mafia, toute aussi éloignée, également, de la bonhommie des Sopranos, qui, elle, ajouta une couche de patine à la photo attendrissante de la familia. The Good Mothers n’est pas, non plus, comparable à Gomorra qui racontait la lutte des clans pour le pouvoir, la violence urbaine déchaînée, les pétarades de scooters et les fusillades au cœur des ghettos bétonnés de la banlieue napolitaine. The Good Mothers raconte la mafia originelle, celle des campagnes et des bourgades provinciales, la mafia d’une ruralité délaissée par la modernité. À l’exception de l’introduction de la cocaïne parmi les multiples trafics et rackets qui enrichissent l’élite mafieuse, rien n’y a changé. Et surtout pas la condition des femmes.

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Les quelques courageuses qui sautent le pas, au risque de perdre leurs enfants, n’ont aucune autre idée en tête que de vivre leur vie. Et c’est déjà trop. Face à elles se dresse un mur fait d’une seule brique, d’un seul mot : « loyauté ». On ne réclame des femmes – comme de tous les subordonnés – que de la loyauté, mais ce mot hérité de la féodalité (2) recouvre l’ensemble de leur comportements, intérêts, pensées, désirs. Il faut être loyal à son mari, à sa famille, à son clan. « Soumission » serait en réalité plus approprié. Les rares femmes à s’évader de cette prison invisible restent tenues à un fil comme des poissons à la ligne que l’on ramène tout doucement pour que la prise ne lâche pas. Ce fil, c’est l’amour de leurs enfants, la responsabilité de les protéger contre tout, à commencer par ce qu’elles-mêmes ont subi.

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« Ainsi, elles décident d’interrompre cette chaîne de douleur et d’oppression, tant envers les filles que les fils. Pour moi, les bonnes mères sont des femmes qui font bouclier avec tout ce qu’elles peuvent pour protéger leurs enfants, même contre leurs propres erreurs qu’elles continuent à commettre » déclare à Vogue Italia Barbara Chichiarelli, l’interprète du rôle d’Anna Colace (3).

Briser la chaîne de l’asservissement pour que leurs enfants ne subissent ce qu’elles ont vécu : le mariage et la grossesse à l’adolescence, une vie sous surveillance, les coups à intervalles réguliers, une vie l’avenir derrière soi. Mais c’est au risque de sa vie.

Hélas, les enfants sont les appâts idéaux. Il suffit de leur glisser un téléphone portable. Sans avoir à insister, ils y mettent du leur, tant les multiples voix de la famille, grands-parents, tantes, etc. les enserrent dans une toile faussement protectrice. Et si leur mère était coupable ? Imperméable aux assauts du désir (féminin), la famille mafieuse est ce qu’on peut faire de plus rassurant pour des enfants.

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La seule qui n’ait pas à s’extraire du moule, parce qu’elle n’y a pas assez vécu, est Denise. Denise, la perle, le trésor convoité, la « princesse » comme l’appelle son père. Elle est l’assurance d’une alliance et d’une descendance. Mais sa loyauté se portera envers celle qui l’a vraiment élevée et non son père qu’elle suspecte d’être l’assassin. Fidèle à sa mère, Denise rompt l’ordre patriarcal. C’est le début de la fin.

La procureure Colace va devoir travailler avec ces femmes que la séparation de leurs enfants taraude. Or, a contrario de ce que l’on attendrait, elle les traite sans trop de ménagements. Comme elle traiterait un homme, leur dit-elle. Pour elle, ces femmes sont d’abord les complices d’un système, elles se sont endurcies en y grandissant et un marché doit rester un marché. Giuseppina, par exemple, a eu des responsabilités dans son clan. C’est elle qui relevait le « pizzo ». Pour Anna Colace, c’est donc la protection contre les informations. Tout se paie. Et pas de confidences personnelles, pas de familiarité avec les transfuges, ce serait signer son propre acte de décès.

Toute cette histoire est vraie et très récente. Les faits remontent aux années 2000-2010. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, on assassine encore au XXIème siècle, au coeur de l’Europe, des femmes pour manque de « loyauté » envers leur famille ou mari. Les auteurs nous racontent les faits tels qu’ils ont été, sans romancer, sans spectaculariser, ni psychologiser. Les rapports de travail au Palais de Justice sont étriqués comme des rapports de travail, ni plus ni moins, la douleur des femmes transfuges est la douleur de toutes les mères séparées de leurs enfants, la chape que les familles font peser sur les femmes et les enfants est celle qui étouffe la vie quotidienne de tous sous l’égide de la ‘Ndrangheta. Il n’est question ici que d’enchaîner des faits bruts et déjà connus sans donner d’explication. Sauf une, peut-être : l’effarante stupidité qui habite la Mafia.

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C’est sûrement la plus forte impression que laisse cette fresque : la vacuité sur laquelle est édifiée la société mafieuse et l’extraordinaire violence que ce vide intellectuel génère. Le personnage de Carlo Cosco incarne cet abrutissement à lui seul. Son unique activité consiste à préserver son autorité de capo au renfort de coups, de menaces ou de mensonges et d’empocher les bénéfices du racket et de la cocaïne. Que dit-il, à quoi pense-t-il ? À rien. Et c’est cela qui est terrifiant.

De ce vide qui perpétue la violence sociale, affective et physique qui ronge la Calabre, les auteurs de The Good Mothers, font le lit d’une tragédie antique. La finesse de leur écriture et de leur mise en scène n’y est pas pour rien.

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Imaginons-la, cette tragédie. Imaginons la ‘Ndrangheta de Rosarno comme un royaume dirigé par un tyran dont la femme revient tout juste d’exil, rassurée par ses promesses de pardon. Violant son serment, le tyran la fait exécuter en secret dès son arrivée, parce qu’il la soupçonne soit d’adultère. La princesse, qui a toujours accompagné et soutenu sa mère, suspecte son père d’être le meurtrier. Sa douleur est toutefois atténuée par la présence d’un garde que son père lui a affecté. Il se montre protecteur, attentif, serviable. Les deux jeunes gens tombent amoureux l’un de l’autre, à l’insu du tyran et en dépit de leur écart de rang. Une nouvelle vie s’ouvre devant la princesse. S’enfuir avec le beau garde et vivre leur amour en toute liberté ? Dernier acte : Le père est renversé. Lorsque le garde est jeté au cachot comme tous les proches du tyran, la princesse apprend que c’est lui qui avait exécuté l’ordre d’assassiner sa mère. Elle se rend alors au-devant des juges pour témoigner contre son père, son amant et leurs complices.

Euripide ou Sophocle nous auraient raconté cette tragédie mais il leur aurait fallu de véritables rois et princesses quand nous n’avons là que des voyous. Elisa Amoruso, Julian Jarrold et Stephen Butchard, les auteurs de The Good Mothers, ont fait de ces voyous des rois et des princesses parce que ce qu’ils leur ont fait vivre, là où ils le vivent, s’accorde intimement avec ce que nous chuchotent la campagne calabraise brûlée par le soleil et les prestigieux vestiges de Sibaris, autrefois témoins d’aussi grands drames.

Notes : 1 – La véritable Giuseppina a toutefois déclaré ne pas se reconnaître dans le personnage de la série. 2 – Loyauté : Fidélité manifestée par la conduite aux engagements pris, au respect des règles de l’honneur et de la probité. Première occurence : 1130, lealted (Lois de Guillaume le Conquérant, éd. J. E. Matzke, no14) source : Cnrtl. 3 – Dans le Vogue Italia du 13 avril 2023.

The Good Mother est un mini-feuilleton en 6 épisodes écrit par Stephen Butchard et réalisé par Elisa Amoruso et Julian Jarrold pour Disney +. Il est interprété notamment par : Barbara Chichiarelli, Micaela Ramazzotti, Gaia Girace, Simona Distefano, Francesco Colella, Andrea Dodero.

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