Je me l’étais juré: regarder le dernier plan du dernier épisode de la dernière saison de Shetland en terminant la dernière goutte du dernier verre de ma dernière bouteille de Loaphraig.
C’est fait.

.
Il faut être franc : le Loaphraig n’est pas distillé aux îles Shetland – qui, d’ailleurs, ne produisent pas de whisky – mais sur l’ile d’Islay. Il m’a simplement semblé que le plus proche, celui qu’il fallait boire pour être en phase avec la série, ne pouvait provenir que de l’ancienne capitale des Hébrides en raison de ses nombreux points communs avec les Shetland, qu’il s’agisse de l’histoire ou de la tourbe qui compose leurs sols et donne son goût au whisky.
La série Shetland est adaptée des romans d’Ann Cleeves, digne représentante de la respectable lignée des auteures britanniques d’histoire criminelles. Il y a plus d’un an, Douglas Henshall, l’interprète du rôle de l’inspecteur Jimmy Perez, le personnage principal, a annoncé que la septième saison serait sa dernière. Une huitième saison est bel et bien programmée, mais ce sera sans lui, sans la douleur que sa silhouette traîne avec elle, depuis la mort de sa femme, avant que la série ne commence.
Il a dix ans, la BBC avait prudemment diffusé deux uniques épisodes de ce qui était alors une soirée plutôt qu’une série. Raconter des histoires policières qui se déroulent dans des îles à la limite de la Mer du Nord et de l’Atlantique pouvait-il intéresser le public ? il fallait tester. Pourtant, comme Shetland l’a démontré, rien de plus efficace qu’un lieu (presque) clos où (presque) tout le monde se connaît, un lieu isolé aussi dépeuplé que les Shetlands, où les éléments régulent rudement le cours des jours et où le paysage vous absorbe tout entier. Comme tous les bouts du Monde.

.
Continuons à être francs. On ne peut pas dire que la septième saison soit la meilleure. Comme toujours, l’histoire intègre les sujets socio-politiques du moment, l’éco-terrorisme, cette fois, après l’immigration clandestine, le trafic de drogue, les mouvements d’extrême-droite, les gangs criminels ou l’exploitation pétrolière précédemment. Une série de meurtres semble pointer vers cette nébuleuse mal connue. Laborieusement, presque tous les personnages croisés par la police au cours de l’enquête passeront pour le suspect d’une série de trois meurtres jusqu’au dernier épisode où les véritables criminels sont identifiés à la plus grande surprise du spectateur qui, évidemment, avait oublié ces personnages discrets et sympathiques. Autant dire que les fausses pistes s’accumulent, ricochant de suspect en suspect, sans nous inviter véritablement à pénétrer dans le sujet de l’éco-terrorisme, ce qui se révèle frustrant moins par le procédé que par manque d’épaisseur. Qu’en est-il de l’éco-terrorisme, comment se manifeste-t-il, s’organise-t-il, quels sont ses objectifs, ses membres, ses réseaux ? On ne le saura pas.

.
Cette impasse en est-elle vraiment une ? On en vient à croire que le véritable propos de cette saison est Jimmy Perez bien plus que l’intrigue qui nous promène par monts et par vaux durant six épisodes. Que faire de Jimmy Perez ? Telle serait la véritable question. Comment le faire quitter le feuilleton avec les honneurs, pour l’avoir portée durant sept saisons ? On a affaire à un Jimmy Perez un peu vieilli, un peu alourdi, depuis ses débuts il y a dix ans, en 2013. S’il a conservé intacts son élocution écossaise et son caban, ses cheveux grisonnent, il a pris un peu de ventre et ses traits quelques rides. Sa femme est décédée avant même de début de la série, sa fille vit au Brésil, son ami Ducan Hunter est en prison, ses rares flirts finissent toujours mal, ses anciens amis sont morts, Jimmy Perez est un homme plus seul que jamais.

.
Les scénaristes ne dédaignent pas l’auto-ironie :
« Vous savez qui vous êtes ?… Le shériff de la ville, comme dans les vieux westerns. Jimmy Stewart dans Le Train sifflera trois fois, c’est vous. Les gens veulent votre protection, que vous abattiez les méchants, et vous devenez leur héros. Mais vous ne serez jamais leur ami. Parce qu’un jour, c’est eux que vous devrez descendre. Et vous le savez, donc, vous gardez vos distances » explique Lloyd, l’artiste afro-américain installé aux îles Shetland.
Préalablement (saison 5), la jolie Alice Brooks avait déploré, pour éviter que Perez prenne le risque de l’embrasser :
« Vu ton travail, tu es peut-être mieux seul. Surtout ici où tout le monde est lié. C’est ce que tu ressens, non ? On se fiche du passé, ce qui compte, c’est maintenant. Tu dois être séparé de nous tous. Admets-le Jimmy. C’est ton choix »
Voilà pour désamorcer les critiques. Vient ensuite Meg Pattison, l’infirmière d’origine irlandaise, pour faire ressurgir leur fond gaélique commun :
« Je réfléchissais à qui tu me fais penser. Les anciens Mangeurs de Péchés. En Irlande, aux funérailles, un Mangeur de Péchés vient, on lui sert un repas avec lequel il absorbe tous les péchés du défunt. C’est toi. Tu portes avec toi tout le mal que font les gens comme si tu pouvais les en débarrasser. Mais c’est impossible. » lui dit-elle avant de conclure quelques secondes plus tard sur un euphémisme : « Je ne sais pas si j’ai envie de vivre ça ».

.
Toutefois, on aurait tort de croire qu’il s’agit seulement de portraiturer le héros avant de le perdre, d’en faire un ultime cliché pour la postérité, avec ce qui convient de tendresse et d’ironie. On l’a déjà vu à l’œuvre durant sept saisons.
Car, tout comme les commentaires du vieux sage, les refus des femmes de se lier à un homme aussi solitaire et hanté par le malheur mettent Perez au pied du mur. La crise est salutaire. Forçant sa nature, Perez jette le gant. Il abandonne sa carrière sur un dernier geste de défi et quitte ainsi la série. C’était ça ou se jeter un jour ou l’autre du haut de la falaise.

.
La Loi qu’incarne l’inspecteur principal Perez contredit trop souvent les rapports sociaux, les vieilles amitiés, les jalousies, les amours, les haines, les affaires. C’est le problème avec les lois.
La devise des Shetland, « Með lögum skal land byggja », signifie dans l’ancienne langue scandinave, « Le pays doit être construit avec des lois ». Même ici, aux limites du monde ? Là où quelques milliers d’habitants s’accrochent à leur caillou, contre vents et marées ? Ce sont les questions que la série Shetland pose depuis 10 ans.
Jimmy Perez a donc passé la main à sa seconde, « Tosh », la touchante et courageuse Alison McIntosh, tout juste mariée et mère d’un enfant. La huitième saison racontera un tout autre Shetland.
.
Un souvenir, pour finir, puisque la cause environnementale est à nouveau abordée dans Shetland.
Lors d’un épisode, le suspect est un marin-pêcheur dont la famille a tout perdu lors du naufrage d’un pétrolier. Le naufrage dont il s’agit est celui du Braer, en 1993 (1). À l’époque, une partie de la population fut mise sous surveillance médicale et des milliers d’animaux et d’oiseaux marins furent mazoutés. Dans un autre épisode, un autre personnage défend la cause écologiste en prétendant que nombreux sont les habitants qui, désormais, s’opposent à la présence des compagnies pétrolières sur les îles. Autant dire que le rejet semble être majoritaire de ce qui, il y a quelques décennies, était probablement apparu comme une mirifique opportunité.
Je me souviens d’avoir séjourné aux îles Shetland dans les années 70 et que déjà, alors que les gisements de pétrole de la Mer du Nord suscitaient toutes les convoitises, le conservateur de la réserve ornithologique de l’île de Bressay (2) distribuait ses pamphlets pour alerter contre la prétendue manne de l’or noir. J’avais admiré cet homme seul qui, armé de sa seule ronéotype, s’élevait contre les puissantes compagnies pétrolières et appelait ses concitoyens à prendre conscience des dangers qui les menaçaient. Il est sans doute décédé aujourd’hui mais il faut qu’il soit dit qu’à défaut d’avoir remporté la bataille à l’époque, il a fini par gagner les esprits. Un autre Jimmy Perez…

.
Notes : 1 – On peut lire ici, dans une archive du Monde un article de l’époque décrivant cette catastrophe . 2 – Ici, pour consulter le site de cette magnifique réserve.
Shetland est une série écossaise adaptée des romans d’Ann Cleeves par David Kane et produite par ITV Studios pour BBC Scotland. Cette septième saison (2022) est interprétée notamment par : Douglas Henshall, Alison O’Donnell, Steven Robertson, Julie Graham, Shauna Macdonald, Andrew Whipp, Patrick Robinson, Lucianne McEvoy…
Pingback: Shetland S07 — les carnets de la télévision | Mon site officiel / My official website