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Cela fait 45 ans qu’Aldo Moro, président de la Démocratie Chrétienne, ex-premier ministre et ex-ministre des affaires étrangères de la République Italienne, est mort, assassiné par les Brigades Rouges, 45 ans que l’on a retrouvé son corps dans le coffre d’une 4L rouge, via Caetani, à Rome, à égale distance des sièges de la Démocratie Chrétienne et du Parti Communiste, Compromis historique oblige. Et pourtant, il suffit d’une seule séquence de télévision pour nous propulser dans le mouvement d’une histoire que beaucoup d’entre nous, en France, ont oublié ou ignorent même totalement. La tension ne nous relâchera pas tout au long des six épisodes de la série, chaque séquence, suivie respiration coupée, laissant en nous son empreinte. Nous les faisons notre comme nous le faisons d’un grand film, d’un beau roman ou d’une musique aimée. Cette apnée narrative s’appelle Esterno Notte et est écrite et réalisée par Marco Bellocchio.

Le même Marco Bellocchio a déjà consacré un film à cette terrible affaire, Buongiorno, notte sorti en 2003. Qu’il y revienne en écrivant et réalisant maintenant une série télévisée prouve à quel point la blessure du meurtre d’Aldo Moro n’est refermée ni pour lui ni pour l’Italie.

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Point d’orgue des années de plomb qui, de l’attentat de la Piazza Fontana, à Milan, en décembre 1969 jusqu’à la fin des années 80 virent l’Etat italien encaisser les coups de bélier de l’extrême-droite, surtout, mais aussi de l’extrême-gauche, le meurtre d’Aldo Moro se distingue par le traumatisme qu’il imprima dans la mémoire collective. Avec Nous voulons des colonels, Monicelli prouva qu’on pouvait tirer une pochade de la tentative ratée de coup d’État du Prince Borghese mais l’enlèvement du président du parti majoritaire, retenu en otage 55 jours, le feuilleton insupportable de sa captivité relaté à coups de communiqués verbeux et enfin la découverte de son corps dans le coffre d’une voiture offraient trop de folie idéologique, trop de cynisme, trop de trahisons pour échapper à la tragédie.

La série est composée d’un prologue et d’un épilogue encadrant quatre épisodes consacrés successivement à quatre personnages essentiels de l’affaire Aldo Moro : Francesco Cossiga (Fausto Russo Alesi), le ministre de l’Intérieur de l’époque, le pape Paul VI (Toni Servillo ), la brigadiste Adriana Faranda (Daniela Marra) et enfin Eleonora Chiavarelli, la femme d’Aldo Moro (Margherita Buy). Le premier, rejeté par son épouse, est atteint d’hallucinations et s’isole de plus en plus fréquemment dans l’obscurité d’un réduit capitonné, tel un vampire ou un dément expressionniste. Le second vit alors ses derniers jours, il décèdera en effet le 6 août 1978, un peu moins de trois mois après son ami Aldo Moro. Si on y ajoute ce dernier, qui suit un traitement médical, ce sont donc des hommes malades qui tiennent entre leurs mains le sort de l’Italie. La troisième, une brigadiste, fait le choix déchirant d’abandonner sa petite fille à sa mère pour passer à la clandestinité, la quatrième, catholique fervente mais femme délaissée par un mari absorbé par la vie publique, relève de la race des femmes méditerranéennes dont la tragédie antique nous a offert les exemples intemporels.

Deux hommes, deux femmes, quatre points de vue personnels donc, ceux de trois acteurs du drame et d’un témoin, Eleonora. Le prologue et l’épilogue pouvent être considérés eux aussi comme des points de vue mais anonymes ou neutres, bien qu’ils ne soient ni l’un ni l’autre. Quoi de plus propice qu’une série télévisée pour ce genre de gymnastique scénaristique puisque, par définition, elle est constituée d’épisodes ? Contrairement à ce que l’on pourrait croire au vu de la production netflixienne des dernières années, le feuilleton n’est pas l’unique destin de la série. L’excellent One Night (2012) de Paul Smith a démontré en son temps l’évidence d’une organisation d’un récit en autant d’épisodes qu’il y a de points de vue différents, voire contradictoires.

Cette organisation bouscule évidemment la chronologie. Il convient donc de la rappeler, ce que fait Bellocchio en divisant chaque épisode en journées et en s’offrant quelques flasbacks. Au journal le Monde, il confie avoir pris modèle sur une forme constatée dans les séries TV. S’il s’agit de la mode du flasback qui sévit depuis peu, cette idée n’était sans doute pas sa meilleure. Quoi qu’il en soit, se superposent ainsi dans Esterno Notte trois découpages : celui par points de vue, celui par journées et le découpage « ordinaire » en plans et séquences. Mais Bellochio se montre suffisament habile pour rendre fluide ce qui ne l’est pas et coaguler la fiction autour de ses grandes figures : Aldo Moro, Eleonora Chiavarelli, Francesco Cossiga, Paul VI et Adriana Faranda.

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Ainsi, d’acteur de l’histoire en acteur de l’histoire, ou de témoin en témoin, l’action progresse. La dernière, Eleonora, récapitule l’ensemble tel qu’elle l’a perçu. Eleonora, la plus apte à déceler l’hypocrisie de tous ces pseudos amis politiques qui seprésentent chez elle témoigner de leur sympathie. Elle ne pardonnera ni au le trouble Andreotti, alors premier ministre, ni à l’hypocrite Leone, alors président de la République, ni au simulateur Zaccagnini, alors secrétaire de la Démocratie Chrétienne qui ont, avec le soutien du Parti Communiste, choisit l’intransigeance plutôt que de négocier avec les Brigades Rouges, et ont ainsi condamné son mari à mort.(1)

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La séquence introductive est imaginaire. En réalité, elle n’a jamais eu lieu puisqu’on y voit Aldo Moro hospitalisé après son enlèvement par les Brigades Rouges et recevant la visite d’un aréopage de politiciens. On entend sa voix, off, prononcer les paroles de son ultime lettre. Six épisodes plus tard, les dernières images sont extraites de documents d’époque montrant la découverte de son corps dans le coffre de la 4L rouge, l’arrestation de brigadistes, etc… Entre les deux, l’histoire « vue par » (Le ministre de l’intérieur, le Pape, une brigadiste, la femme de Moro), c’est-à-dire la perception que chacun s’est fait de la réalité. L’imaginaire engendre la reconstitution fictionnelle qui engendre la preuve documentaire. Dans cet ordre. Autrement dit, l’ensemble du récit décrit une longue trajectoire entre ce qui aurait pu être mais ne l’a pas été jusqu’à ce qui a réellement été mais n’aurait jamais dû être.

Dès la première réelle conversation, la politique et la vie privée s’entremêlent. Il n’y a jamais de limite claire parce qu’il ne peut pas y en avoir. Aldo Moro et Francesco Cossiga, qui discutent du débat qui vient de s’achever au sein d’un parti et de la future répartition des postes ministériels, semblent épuisés. La nuit est avancée, certes, mais leur lassitude a des racines bien plus profondes. La politique occupe tout l’espace de leurs vies. Ce qu’Aldo Moro désigne comme une mission, puisqu’il considère la politique ainsi, exige le sacrifice de la vie intime. Banalité, sans doute, mais pas très différente de l’engagement en apparence plus radical des brigadistes qui abandonnent tout vie sociale pour basculer dans la clandestinité. Les premiers choisissent la lumière et le pouvoir, les seconds la pénombre et la mort. Les premiers parlent au nom de l’Etat, les seconds au nom du peuple. Deux fictions inconciliables.

L’orage qui éclate plus tard dans la nuit et déchire le ciel de Rome, n’oblitère rien du calme d’Aldo Moro. Il est déjà ailleurs. Son royaume n’est plus de ce monde. Son chemin de croix a commencé sans qu’il le sache. Le chaos a beau s’annoncer dans les cieux, il s’étendra sur la terre l’heure venue.

Le détachement qu’affecte Moro ne se décomposera qu’à la toute fin, lorsqu’un prêtre viendra le confesser dans sa geôle. Sachant la mort approcher, il crache soudain son mépris de ses compagnons politiques, qui l’ont abandonné, avant de se reprendre, in fine. « Il déploie tout le spectre de ses pulsions : la douceur, la piété, la bonté, mais aussi la haine, les menaces, les malédictions. Il fallait s’éloigner de l’image de saint et de martyr dont joue Moro dans l’imaginaire collectif.» explique Fabrizio Gifuni, le formidable interprète du personnage. La rupture avec la Démocratie Chrétienne et avec la politique en général est consommée. Un instant, il a cessé d’être l’incarnation politique d’un christianisme exigeant. L’image du saint et du martyr s’est effritée. C’est ce que désirait Bellocchio. Mais ce faisant, ne l’a-t-il pas, au contraire, rapproché un peu plus de celui qui, agonisant sur sa croix, reprochait à Dieu de l’avoir abandonné ? Laisser ses pulsions prendre le dessus sur sa foi, c’est laisser l’humanité s’engouffrer en soi, c’est relayer toutes les souffrances, toutes les plaintes des hommes, comme le fit le Christ en ses derniers instants.

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Sans même parler de la procession du Vendredi de Pâques où Aldo Moro effectue le chemin de Croix, suivi par le cortège noir les caciques de la Démocratie Chrétienne, Bellocchio a-t-il réellement voulu se défaire du mythe christique ? Non, bien évidemment, il n’a même pas cherché à le faire. Ce n’était pas possible avec un tel choix de personnages et des acteurs de cette profondeur, ni avec une histoire dont chaque accent rappelle les Evangiles. Peut-on traiter de l’assassinat de Kennedy sans rajouter à la dimension apollonienne de son mythe ? Ou revenir sur le meurtre de Thomas Sankara, sans en alimenter l’inspiration shakespearienne ? On n’échappe pas à l’imaginaire collectif.

Le martyr d’Aldo Moro dura 55 jours. Quelque part, au fin fond de Rome, l’homme survécut, enfermé dans quelques mètres-carrés. Le labyrinthe qu’évoque Cossiga au détour d’un entretien, n’est pas seulement Rome et l’homme qui est retenu en son recoin plus secret, c’est celui du pouvoir politique italien où chaque tendance monnaie son poids d’électeurs en ministres et secrétaires d’État, il est celui de toutes les consciences qui ont vécu le drame, c’est-à-dire tous les Italiens, à commencer par Bellochio lui-même.

Les kidnappeurs de Moro, bruyamment soutenus par les groupes d’Extrême-Gauche, ne sont pas le Minotaure. Car le non-dit d’Esterno Notte, celui qui tonna si violemment Piazza Fontana, à la gare de Bologne et dans l’Italicus Express (2), provoquant plus de cent morts et des centaines de blessés, se laisse fugacement déceler, autour de la table de conférence du ministère de l’Intérieur, sous les uniformes des officiers de l’Armée et de la police, les costumes impeccables de chefs des services secrets et des divers conseillers, dont beaucoup sont membres de la très secrète loge Propaganda Due (P2). Souterrainement, des forces présentes aux plus hauts niveau de l’Etat manoeuvrent contre l’Etat. Elles n’ont pas été éradiquées après-guerre. Après s’être refait une virginité sur le compte de l’amnésie collective, elles sont même désormais aux commandes de l’Italie de 2023.

Notes : 1« Le 30 avril 1978 (soit 9 jours avant l’assassinat de Moro), Mario Moretti [le chef du comando et futur exécuteur d’Aldo Moro] téléphone à la famille Moro pour tenter de la convaincre d’exercer une pression sur le secrétaire par intérim de la DC, Benigno Zaccagnini, afin que la sentence annoncée soit suspendue par une ouverture de négociation. : […] Je dois vous faire une dernière communication. Ce dernier appel est purement motivé par nos scrupules (il donne ensuite des instructions) […]. Une condamnation à mort n’est pas une chose que l’on peut prendre à la légère, y compris pour nous ! » in Aldo Moro : la gêne de l’assassin, de Guillaume Origni, Dans Parlement[s], Revue d’histoire politique 2018/2 (N° 28), pages 95 à 102 – 2 – Ces noms désignent les plus violents attentats commis par les groupes fascistes de l’époque. Le dernier, qu’Aldo Moro, sans ^tre visé, évita de peu, fut revendiqué par Ordine Nero avec ces mots : « (…)Nous voulions montrer à la nation que nous pouvions mettre une bombe où nous voulions, à n’importe quelle heure, dans n’importe quel lieu, où et comme nous le voulions. Nous nous reverrons à l’automne ; nous allons noyer la démocratie sous une montagne de morts »

« Ernesto notte » est une mini-série franco-italienne de Marco Bellocchio (2022) pour la RAI. Elle est diffusée en France sur Arte et interprétée notamment par Fabrizio Gifuni, Margherita Buy, Toni Servillo, Daniela Marra, Fausto Russo Alesi,...

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