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Aux yeux d’un Français, du moins aux miens, le charme de la Belgique a quelque chose d’indéfinissable. On se laisse dérouter à tout instant, trompé par une fausse ressemblance avec le pays d’où l’on vient. Et pourtant, on y cède, à ce charme. À quoi cela tient-il ? On ne pourrait le dire. C’est une question d’optique. De mise au point et de profondeur, comme au cinéma. Il faut accommoder plutôt que s’accommoder, ce qui est moins facile. C’est aussi, on le constate immédiatement, une question de mouvement, de vitesse. Les choses et les mots, les rapports entre les gens ne vont pas aussi vite ou aussi lentement là-bas qu’ici, on comprend sans comprendre tout à fait. De cet écart insaisissable, on se rend peut-être mieux compte en regardant la télévision ou les films qu’en arpentant les boulevards de Bruxelles, de Liège ou d’Anvers, ne serait-ce que par cette condensation du réel à laquelle procède un récit en images.

C’est ce qui se passe, par exemple, avec 1985, une excellente série belge qui se déroule au milieu des années 80.

Comme en Allemagne ou en Italie, le milieu des années 80 en Belgique, ce sont les années de plomb, avec les tueurs du Brabant, qui terrorisent le pays par de sanglantes attaques de supermarchés, les attentats des Cellules Communistes Combattantes, cousines locales d’Action Directe, et la crise des missiles entre l’OTAN, dont le siège est à Bruxelles, et le Pacte de Varsovie. On n’imagine pas facilement une série française qui traiterait franchement d’Action Directe, surtout du point de vue de la police et encore moins si, par le hasard le plus invraisemblable, des services de police avaient été noyautés par l’Extrême-Droite, comme là-bas. Les télévisions publiques flamandes et francophones se sont associées pour relever le défi, avec le soutien de la région de Bruxelles, geste dont la portée politique est loin d’être négligeable. (1)

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Toujours irrésolue, l’affaire des tueurs du Brabant est montrée en l’état. On ne saura pas qui sont les tueurs, on soupçonnera un peu tout le monde, comme on le fit à l’époque, on se doutera qu’il y a des coïncidences qui n’en sont pas et d’autres qui en sont, on soupçonnera finalement une unité spéciale de la gendarmerie belge, la brigade Diane, de ne pas être totalement innocente (2). Les auteurs n’ont pas pris le risque de développer une thèse, ils nous laissent nous couler dans l’inconfort d’une ignorance semblable à celle de la population belge de l’époque et jusqu’à celle d’aujourd’hui puisque l’enquête n’a toujours pas abouti 38 ans plus tard. On est à l’opposé des « docu-fictions » qui pullulent depuis quelques années sous le label « True Crime » et qui sont à la télévision ce qu’est Détective à la presse. On ne connaîtra donc pas la vérité mais seulement les chemins qui y mènent. (3)

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Bien que son auteur, Willem Wallyn, ait participé en tant que juriste à la première commission parlementaire consacrée aux Tueurs du Brabant, la série ne prétend en effet pas aller au-delà de ce qu’elle annonce vouloir être : un tableau de la Belgique de ces années troubles au travers du portrait de trois jeunes gens dont les illusions se brisent au contact de la réalité. Issus de la petite commune de Lovendegem (4), près de Gand, Vicky, son frère Franky et un ami de celui-ci, Marc, « montent » à Bruxelles pour entamer leur vie d’adultes. Vicky entre à l’université flamande de Bruxelles, Franky et Marc intègrent la gendarmerie. Immédiatement, en dépit des liens tissés depuis l’enfance, une première césure apparaît entre celle qui travaille bénévolement dans une radio libre, fume des joints et fait la fête, et les deux garçons désormais mobilisés au service de l’ordre et la loi. Une seconde faille se créera plus subrepticement entre les deux garçons, affectés à des services différents et soumis à des influences contradictoires. Une dernière, la plus désolante, écartera Marc de Vicky. Tout cela pourtant sans pleurs ni éclats, comme produits par une fatalité à laquelle personne ne songe à s’opposer. 1985 est l’histoire d’êtres humains qui se séparent dans un pays qui bientôt se séparera.

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Tout commence avec l’affaire Léon François, le commandant de l’unité anti-drogue de la gendarmerie, accusé de trafic de stupéfiants. Marc est alors l’adjoint de l’officier qui mène l’enquête et il assiste à l’enterrement de l’affaire par la Justice, « faute de preuves ». Le schéma se reproduira systématiquement pour tous les dossiers politico-policiers qui suivront, notamment ceux des Tueurs du Brabant. En revanche, dans les coulisses, suivent très vite les passages à tabac dans les douches de la gendarmerie et les tentatives d’assassinat, comme celui perpétré contre le major Vernaillen en 1981 (5). Pendant que la Justice, la police et les politiciens se couvrent mutuellement, que la brigade Diane, unité d’élite de la gendarmerie, vire au fascisme, un groupe de trois tueurs sème la terreur dans les supermarchés. Les raisons de leurs carnages (28 morts, 23 blessés) ne tiennent pas à l’argent puisque si leurs raids dans les supermarchés font beaucoup de victimes – dont des enfants – ils leur rapportent relativement peu au regard des risques encourus.

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La série ajoute aux crimes des Tueurs du Brabant d’autres méfaits attribués à d’ex-gendarmes comme l’attaque meurtrière d’un transport d’or et le vol d’armes dans une caserne de gendarmerie, créant une relation directe entre eux et le gang meurtrier. Elle suggère également que les trois membres du gang ne sont pas toujours les mêmes et que certains gendarmes ont pu y participer, ce que leurs méthodes de déploiement, de tir et de conduite de véhicules ont laissé croire à plusieurs officiers.

Et Vicky, et Frank, et Marc ? Dans ces années 80 qui ont abandonné les idéaux des décennies précédentes, ils se trouvent sèchement confrontés à une violence à laquelle ils ne s’attendaient pas. Chacun y perd son innocence, les deux garçons en premiers parce que l’attrait de l’uniforme et le prestige de la gendarmerie ne masquent pas longtemps l’envers du décor. Marc souffre par ailleurs de l’aura de son père décédé, un gendarme dont tous ses interlocuteurs plus âgés lui rappellent qu’il en est d’abord le fils et donc supposé s’en montrer digne. Franky, lui, porte la croix d’une homosexualité inavouée qui lui porterait préjudice au sein de la gendarmerie si elle était connue. Pour ces raisons, les deux jeunes gens se trouvent là où ils n’auraient pas dû être. Quant à la joyeuse Vicky, ses traits prennent tous les signes du désenchantement dès lors qu’elle devient avocate puis, très vite, mère célibataire.

À défaut de résoudre l’énigme, ce qu’on ne lui demande pas, 1985 dresse ainsi le tableau affligé d’une génération d’enfants brisée par le monde cynique de leurs parents. Manipulés, violentés, ils apprennent la vie d’adulte de la pire des façons et voient leurs aspirations réduites en poussière, y compris les plus légitimes comme celle de fonder une famille.

Telle est la leçon donnée par la télévision publique belge à la galaxie des docu-fictions criminels, ces « true crimes » si prompts à tirer des portraits saisissants d’êtres diaboliques mais rarement curieux de la société qui en a accouché. Il faudrait peut-être, nous suggère-t-elle tacitement, commencer par ne plus croire au Diable, mais à l’inhumanité du monde des hommes tel que nous le connaissons.

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Notes : 1 – « J’ai pris conscience pendant le tournage de cette série que les tensions entre Flamands et Wallons, c’est aussi une fiction que l’on nous raconte dans les médias ou à travers les discours politiques. Ce qu’il y a de beau, c’est que même si “1985” raconte des histoires de fractures ou de séparation, ainsi que les prémices du confédéralisme, l’entente qui a régné sur le plateau a été formidable malgré la barrière de langue. Ce que je retiens le plus de cette expérience, c’est qu’il n’y a pas de frontière idéologique, de culture ou de peuple entre nous, j’en ai vraiment pris conscience sur le tournage ! » Guillaume Kerbusch, interprète du rôle d’un gendarme véreux dans Soirmag du 21 janvier 2023. 2 – Lire à ce sujet l’article que 7sur7 consacra à ces suspicions en 2017 . 3 – Lire à ce propos l’article que Paris-Match Belgique consacra à l’affaire en 2017 3 – La commune n’existe plus, ayant depuis fusionné avec deux autres. 4 – Lire l’article que consacra Soirmag au major Vernaillen .

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