Je l’ai toujours dit, on aurait dû en rester à ce qu’on savait faire : Rouletabille, Belphégor, Rocambole, Les Compagnons de Baal, Les brigades du Tigre, les secrets de la Mer Rouge, Fantômas… une certaine idée du feuilleton d’inspiration Belle Époque, riches en complots et mystères. Voici, à la charnière du XIXe siècle et du terrible XXe, entre la désastreuse guerre de 1870 et la bien pire de 1914, 34 années dont on a fait une parenthèse gracieuse et qui a inspiré un demi-siècle de feuilletons en tous genres. Le charme des toiles impressionnistes et les progrès techniques ont largement contribué à étoffer une légende qui masque assez hypocritement la violence des rapports sociaux d’alors (1).

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Le XIXe siècle a toujours été présent. Il n’est jamais vraiment passé (2). La France appartiendra éternellement à ce siècle interminable qui se retrouve dans l’urbanisme de Paris et de la plupart des grandes villes, dans la primauté du roman, dans la figure romantique de l’artiste, dans le Musée d’Orsay (quel autre musée est consacré à un siècle ? Sollers suggérait l’aérogare d’Orly pour le XXe, pourquoi attendre ?), dans les innombrables adaptations cinématographiques ou télévisuelles de romans ou de feuilletons en costumes, etc.

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À ce propos, il y a de quoi être admiratif de l’aisance avec laquelle les acteurs français, en l’occurrence ceux de Paris Police 1900 et de sa suite, Paris Police 1905, se glissent dans les habits de leurs ancêtres, à presque cent vingt ans d’écart. C’est comme une seconde peau chez eux, une façon d’être, un épanouissement. En revanche, incarner leurs contemporains s’avère souvent plus délicat. Pour preuve, Vortex, la série de (légère) science-fiction sortie quasi simultanément toujours sur Canal +. Réalité virtuelle, voyage dans le temps, une excellente idée scénaristique gâchée par des dialogues et une mise en scène trop transparents. On y joue à être d’aujourd’hui, on force la note contemporaine et le résultat sonne faux. Il suffit de comparer avec n’importe quel documentaire actuel ou simplement d’ouvrir les yeux et les oreilles sur ce qui nous entoure pour mesurer l’écart. Comme la société française, l’acteur français est fondamentalement du XIXe siècle.

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Après une première saison consacrée aux complots fascistes, Paris Police 1905 aborde la prostitution à Paris et, corrélativement, les ravages des maladies vénériennes. Que serait le XIXème siècle sans la syphilis ? Tant y sont passés ! Daudet, Flaubert, Maupassant, Rimbaud, Baudelaire, Feydeau, Gauguin, Toulouse-Lautrec, Verlaine… Avec sa comparse l’hystérie, la folie syphilitique fit craquer les coutures du costume trop serré du royaume du bon monsieur Thiers, le boucher de la Commune.
Mais le choix de l’année 1905 nous faisait aussi attendre, au moins en arrière-plan, la grande affaire de la séparation de l’Église et de l’État. Or de l’éviction des congrégations par la République, il n’est absolument pas question, pas plus que des autres conséquences du divorce. Au contraire, on découvre que le préfet Lépine, l’une des grandes figures du récit, entretient une amitié avec un abbé et que sa propre fille, Louise (Mathilde Weil), est une catholique fervente, peut-être même une future bonne sœur ! Tout juste est-il question d’un adolescent expulsé d’un séminaire pour avoir détourné ses condisciples du droit chemin et d’un prêtre père de l’enfant d’une prostituée. C’est que le très catholique Bolloré, propriétaire de Canal +, a mis le holà et que les scénaristes ont dû remettre leur ouvrage sur le métier, comme le Canard Enchaîné l’a révélé fin janvier 2022. Il aurait « exigé, et obtenu, que la loi de séparation des Églises et de l’État, promulguée le 9 décembre 1905, ne soit pas évoquée à l’écran » (3). Ceux qui dépeignent la télévision du temps de l’ORTF comme un média muselé par le pouvoir devraient s’interroger sur le verrouillage des médias de Bolloré, et sur ses raisons d’être.

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Faute d’avoir résisté à voix de son maître, Canal + voudrait nous vendre Police Paris 1905 comme une œuvre féministe qui dresserait le portrait de trois femmes volontaires : Marguerite Steinheil (Evelyne Brochu), la demi-mondaine morphinomane, épouse d’Adolphe Steinheil (François Raison), peintre de second rang, qui, grâce à la protection officieuse du préfet Lépine (Marc Barbé) cesse de monnayer ses charmes pour ouvrir une salle de jeux clandestine à usage de la haute société. La faiblesse de caractère de son mari lui laissant le champ libre lors de la première saison, c’est elle qui menait la maison d’une main ferme. La syphilis rebat les cartes. La bisexualité d’Adolphe a fait entrer le tréponème pâle dans la famille et c’est lui maintenant qui fait la loi.

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Vient ensuite la jeune première avocate de France, Jeanne Chauvin (Eugénie Derouand), courageuse féministe qui se heurte au mur d’une institution à laquelle elle n’appartient que par son diplôme et ses compétences. Jeanne Chauvin a réellement existé et sa présence dans la série témoigne de son combat inlassable pour dénoncer les inégalités entre sexes. Clos ce trio féminin, Louise Lépine (Mathilde Weil), fille de, gardienne de la mémoire de sa mère et aiguillon de son père.

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Le prisme féministe est cependant insuffisant pour comprendre cette saison de Paris Police, qui débute avec la découverte du cadavre d’un homosexuel au pied d’un arbre, dans le bois de Boulogne, quatre balles dans la tête. Suicide est-il établi. L’homosexualité en tant que telle n’était alors pas légalement répréhensible – raison pour laquelle Oscar Wilde se réfugia en France -, ce qui valait l’interpellation étaient les actes commis dans des lieux publics, hôtels, bains, toilettes, etc. Alors que les femmes prostituées étaient « encartées » et soumises à un contrôle sanitaire – et bénéficiaient de quelques nuits au poste à l’occasion des rafles -, les homosexuels étaient consignés au « registre des pédérastes » (4). Arrêtés pour prostitution, exhibitionnisme, attentat à la pudeur, détournement de mineur ou autre, ils risquaient en cas de récidive la relégation aux colonies. On se doute que la répression s’abattait en premier lieu les couches populaires. La série le montre, en effet, au travers du portrait dramatique d’une fille-mère, comme on disait, prostituée de son état, que la police embarque au cours d’une rafle sans tenir compte de ses supplications et dont le bébé mourra, faute de soins, pendant son absence. Le fait divers est authentique, il provoqua, en son temps, la chute d’un préfet.

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Paris Police 1905 trace sa route entre deux ravins : le pittoresque et le pictural. Il s’en échappe au quatrième épisode, en tutoyant le fantastique. Soudain s’immisce dans l’histoire un lieu étrange sorti des brumes du bois de Boulogne, le château de Bagatelle. Bien qu’assez peu exploité par la série, le bâtiment exerce bientôt une attraction magnétique sur l’ensemble du récit. Que s’y passe-t-il de si désirable et de si interdit pour être tenu dans le secret d’une enceinte gardée par des hommes en armes ? Pour qu’on en parle que de façon allusive ? Pour qu’on nous le montre qu’allusivement ? Jeu risqué des scénaristes qui promettent beaucoup et donnent trop peu. Il manque de scènes, d’images de ce lieu de perdition qu’on ne découvre que plus tard, désert, vidé de tout ce qu’on imagine de débauches mondaines. C’est au spectateur de combler ce hors-champ de ses fantasmes. On se rabat sur des recoupements et un peu d’imagination. Il nous manque décidément un Franju moderne. Quelqu’un qui sache sublimer le fantasme en fantastique.
Notes : 1 – Ecouter à ce sujet l’émission de radio La Guerre sociale en France et les luttes des classes populaires à la Belle Epoque. Ecouter sur Sortir du Capitalisme. 2 – Lire à ce sujet l’ouvrage du très érudit mais très réactionnaire Philippe Murray : Le XIXe siècle à travers les âges, éditions Gallimard, 1999. 3 – Lire dans Marianne . 4 – jusqu’en 1945 pour les prostituées, jusqu’en 1983 pour les homosexuels masculins.
Paris Police 1905 est un mini-feuilleton français créé par Florent Nury et co-écrit avec Xavier Dorison pour Canal + et diffusé à partir de décembre 2022. Il est interprété notamment par : Jérémie Laheurte, Evelyne Brochu, Marc Barbé, Thibaut Evrard, Eugénie Derouand, Christian Hecq, Mathilde Weil,….