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Clôture de l’enquête sur le meurtre d’Olof Palme

Parmi les grands meurtres politiques de la seconde moitié du XXe siècle, il y a bien évidement celui de Kennedy, celui de Martin Luther King, celui de Gandhi et celui de Thomas Sankara, mais aussi ceux de deux suédois : le secrétaire général de l’ONU Dag Hammarskjöld, abattu dans son avion au-dessus de la Rhodésie (1) en 1961, et le premier ministre Olof Palme, tué à la sortie du cinéma Grand, en 1986, à Stockholm. Ce dernier meurtre a marqué la fin de la social-démocratie suédoise et du modèle politique, social et économique qu’elle offrait (2), un régime politique qui semble chaque jour plus impensable pour un français, puisqu’il concilie la prospérité et l’égalité, la liberté d’expression et le sens de l’intérêt général, la coopérative comme forme d’organisation économique dominante, l’égalité des sexes, l’accueil des étrangers avec les moyens d’une intégration réussie, un parlementarisme et une organisation sociale fondés sur la recherche du compromis, des syndicats puissants, un non-alignement sur les USA comme sur l’URSS, une condamnation sans appel de l’apartheid sud-africain. Tout cela donnait le sentiment que la fameuse troisième voie, dont beaucoup se réclamaient au travers du monde, avait été inventée dans les pays scandinaves. Depuis les années 1950, les films de Bergman inauguraient la modernité au cinéma. Beaucoup ont alors cru en un idéal scandinave (3).

Olof Palme (Peter Viitanen) agonisant sur un trottoir gelé, sa femme Lisbeth (Cilla Thorell) criant sa douleur, Stig Engström (Robert Gustafsson) s’enfuyant.

Qu’un premier ministre se promène dans les rues sans garde du corps, chose impensable dans le reste du monde était justifié par la conviction qu’il était protégé par le peuple et n’avait donc pas besoin de protection particulière. Mais voilà, le 28 février 1986, à 23 h 21, la Suède a perdu son innocence, a-t-on coutume de dire. L’expression me semble juste. L’assassinat de la ministre des Affaires Étrangères, Anna Lindh, en 2003, dans un grand magasin, l’a encore prouvé. Pourquoi ne trouvons-nous pas scandaleux que les élus ou les responsables politiques ne puissent pas se comporter comme des citoyens ordinaires ? Pour mieux leur reprocher ensuite d’être coupés de la réalité ?

Le lendemain du meurtre, l’hommage

L’incompétence des forces de l’ordre dans cette triste affaire est restée légendaire. Arrivée tardive de la police prévenue par un témoin puis par des chauffeurs de taxis, scène de crime non protégée et immédiatement souillée, conflits entre services, procédures bâclées, si la situation n’avait pas été aussi tragique, on penserait à Kling et Klang, les deux policiers ridicules de Pipi Longstrump (Fifi Brindacier). D’autant que les témoins n’ont pas aidé, à commencer par la propre femme de Palme, Lisbeth, qui ne reconnu qu’un suspect douteux, Christer Pettersson, innocenté en appel, ou une illustratrice qui croisa l’assassin et qui en fit un portrait sans la moindre ressemblance. Quant au chef de l’enquête, convaincu qu’il s’agissait d’un complot, il élimina tout ce qui ne correspondait pas à son idée, faits, preuves ou même enquêteurs indociles. L’enquête a duré trente-quatre ans et a navigué entre les suspicions de tireur isolé, de complot d’extrême-droite au sein de la police, d’attentat du PKK kurde, de services secrets de différents pays, d’affaire de vente d’armes à l’Inde, etc. comme lors de l’assassinat de Kennedy à la différence près que, cette fois, la police fut incapable de se saisir de qui que ce soit, même pour donner le change.

Un policier (Magnus Krepper) scandalisé par le portrait robot officiel

Aujourd’hui toutefois, la Justice a tranché et décidé que l’assassin était un homme solitaire, Stig Engström, qui travaillait à proximité, aurait observé le couple Palme entrant au cinéma, serait retourné dans son bureau, aux assurances Skandia, tout près, puis en serait ressorti par une porte dérobée muni d’une arme avant de tirer sur le premier ministre, de dos. Aucun témoin n’a pu le confirmer, les preuves manquent mais ses déclarations confuses, ses multiples témoignages truffés de contradictions, sa haine d’Olof Palme et enfin la correspondance de son emploi du temps avec les faits l’accusent suffisamment aux yeux du procureur. Il n’en reste pas moins que personne ne l’a vraiment vu, en tout cas personne ne l’a vu faire ce qu’il a dit avoir fait pour se défendre alors qu’on ne l’accusait de rien : s’être porté au secours de Palme.

Stig Engström et sa femme Margareta (Eva Melander), l’ombre d’un doute

Outre la qualité des interprètes, toujours excellents dans les séries suédoises, la série fascine par trois de ses aspects. Le premier tient au fait que la femme d’Engström a immédiatement des doutes à l’égard de son mari, mais sans oser les formaliser (4). Beaucoup de familles suédoises ont vécu ce climat de suspicion, ou du moins, ont été traversées par ce meurtre qui les touchait intimement. Le deuxième est l’excellente idée d’inclure dans le récit le personnage de Thomas Pettersson (5) et l’écriture du livre sur lequel il travaille, livre à partir duquel est adaptée la série. L’invention du récit court tout au long du récit, mezzo vocce mais à égalité des faits et des circonstances rapportés. Du grand art.

Thomas Petersson (Björn Bengtsson), le journaliste auteur du livre dont est tiré la série

Enfin, une autre dimension de la série, plus essentielle, tient au fait que son héros à la triste figure soit l’homme le plus désespérément banal qui soit. Stig Engström incarne à la perfection ce gâchis humain maintes fois dépeint de la petite bourgeoisie bureaucratique moderne. Une vie sans couleurs, des ambitions abandonnées en route, une absence d’avenir, le mépris de ceux qui ont « réussi », le dédain des plus jeunes, plus efficaces et plus « modernes », l’ennui domestique, une vie sociale terne… Stig Engström était un homme profondément amer, qui vivait comme une injustice l’absence de reconnaissance sociale dont il était victime. Était-il le seul dans son cas ? Bien évidemment que non, ce mal dont il souffrait est l’un des fléaux de nos sociétés. Mal social, mal psychologique, mal physiologique. Combien de boîtes d’anxiolytiques consomme-t-on en France par an ?

De la difficulté de dormir quand on a assassiné un homme

Ce mal a été diagnostiqué par Axel Honneth, philosophe de la troisième génération de l’Ecole de Francfort. « Je propose de comprendre les confrontations sociales sur le modèle d’une lutte pour la reconnaissance » déclarait-il dans une très éclairante interview à Philosophie Magazine (6). Et parmi les 3 formes de reconnaissance qu’il définissait (affective, politique et sociale) il distinguait « l’estime sociale [qui] est indispensable à l’acquisition de l’estime de soi, ce qu’on appelle le « sentiment de sa propre valeur ». « Cela suppose, ajoutait-il, que la réalisation de soi comme personne dépende très étroitement de cette reconnaissance mutuelle ». Il n’y a là rien qui puisse étonner, chacun d’entre nous a connu, sur son lieu de travail, suffisamment de collègues rongés par l’absence de ce qu’ils estimaient leur être du pour leurs compétences, leur investissement ou leur loyauté.

Stig Engström dans son bureau

Le cas de Stig Engström relève exactement de ce déficit de l’estime de soi provoqué par le défaut de reconnaissance sociale. Dans son cas, la souffrance est aggravée par une vie affective morne, une rapide usure de son réseau d’amis et l’échec cuisant d’une brève incursion dans la politique. Il n’est plus personne, ou plutôt, il n’est plus que l’obsession de ne pas être reconnu, qui vire bientôt à la paranoïa. Son échec social est de la faute des autres qui ne le reconnaissent pas à sa véritable valeur et tout en haut des autres, il y a le premier ministre, Olof Palme. En le tuant, comme incarnation de son propre échec, le bureaucrate tout gris devient quelqu’un, même si ce quelqu’un reste invisible aux yeux des autres. Son acte suffit à faire de lui le maître du jeu social, il jouit de son influence autant en téléphonant aux journaux pour être interviewé comme témoin qu’en observant la consternation de ses concitoyens devant le tabou qu’il a brisé. Lui seul sait ce qui s’est passé.

Stig Engström pose pour une photographe de presse

Encore quelques années et cette génération se débarrassera de la sociale démocratie pour se jeter dans les bras des marchés financiers, comme partout ailleurs. Ce que je veux dire par là est que ce qui a tué Olof Palme, ce n’était pas Stig Engström mais ce que la Suède était en train de devenir. C’était toute une catégorie de la population en mal de reconnaissance sociale qui haïssait l’égalitarisme, qui était prête à troquer la protection de l’État contre la jouissance du profit individuel et d’une reconnaissance sociale fondée sur l’argent.

L’heure de gloire de Stig Engström : il témoigne au procès de Christer Pettersson

Olof Palme est mort, il n’est pas absolument certain que Stig Engström en soit l’assassin. De même que Kennedy, Palme est mort d’un certain état des choses plutôt que d’un tireur isolé. Son meurtre est plus sociologique que politique au sens étroit du terme. Donc éminemment politique au sens plein du terme. En cela, cette série est formidablement lucide et pessimiste à la fois.

La maquette sur laquelle travaillait un groupe de policiers

La Suède d’aujourd’hui est désormais bien loin de l’idéal de démocratie et de responsabilité collective qu’elle a jadis été. On ne peut que le regretter, mais cela n’enlèvera pas à ceux qui ont vu Un été avec Monika, un film d’avant, d’en rester marqués à vie.

Notes : 1 – Actuelle Zambie. 2 – Lasociale démocratie a régné sur la Suède sans discontinuer de 1917 à 1986. Elle est revenue au pouvoir mais en alternance avec la Droite et allié aux écologistes et au Parti de Gauche. 3 – Je pense ici au remarquable Daniel Ballu fondateur des éditions de l’Elan consacrées à,la littérature scandinave. 4 – Du moins le personnage de la série, l’ex-femme de Stig Engström a contredit cette disposition en affirmant que son mari « était trop lâche pour ça » (« – Det är out of question. Han var inte den människan. Det kan jag säga. Han var för feg för det, har exfrun sagt. » Extrait de son interview parue le 24 juin 2020 dans le journal Expressen). 5 – à ne pas confondre avec Christer Petersson, le faux coupable reconnu par Lisbeth Palme. 6 – A lire ICI

L’improbable assassin d’Olof Palme (Den Osannolika Mördaren) est une micro-série télévisée suédoise en 5 épisodes écrite par Wilhelm Behrman et Niklas Rockström à partir du roman Den osannolika mördaren : Skandiamannen och mordet på Olof Palme de Thomas Pettersson et diffusée en 2021 par Netflix. Elle est interprétée notamment par : Robert Gustafsson, Eva Melander, Peter Andersson, Mikael Persbrandt, Björn Bengtsson, Joel Spira, Cilla Thorell,…

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