Les « Ripley » constituent un thème, une catégorie à part, un sous-genre dans l’univers du thriller psychologique, en littérature comme au cinéma. On compte à cette heure six adaptations notables de l’un ou de plusieurs des cinq romans de Patricia Highsmith mettant en scène le très antipathique Tom Ripley :
Plein Soleil adapté de Mr. Ripley (ou Le Talentueux M.Ripley) et réalisé par René Clément, avec Alain Delon et Maurice Ronet et Marie Laforêt en 1960.
Puis le formidable L’Ami américain (Der Amerikanische Freund) adapté de Ripley s’amuse et réalisé par Wim Wenders avec Dennis Hopper, Bruno Ganz et Lisa Kreuzer en 1977,
Le Talentueux Mr. Ripley d’après le livre homonyme, réalisé par Anthony Minghella avec Matt Damon, Jude Law, Gwyneth Paltrow et Cate Blanchett en 1999,
Ripley’s Game d’après le roman homonyme, réalisé par Liliana Cavani, avec John Malkovich en 2002,
Mr. Ripley et les Ombres (Ripley Under Ground), d’après le roman homonyme, réalisé par Roger Spottiswoode, avec Barry Pepper, Alan Cummig et Jacinda Barett en 2005
… et donc, désormais, une série télévisée, intitulée tout simplement Ripley, adaptée de Mr Ripley et réalisée par Steven Zallian, avec Andrew Scott, Dakota Fanning, et Johnny Flynn en 2024.

La BBC a accueilli le Ripley de Zallian avec le plus beau compliment qui soit en le décrivant comme « la série d’Hitchcock qu’Hitchcock n’a jamais réalisée ». Les lecteurs des Carnets de la Télévision savent qu’Hitchcock réalisa et surtout produisit deux anthologies remarquables sur CBS : Hitchcock presents (268 épisodes entre 1955 et 1962) et Hitchcock Hour (93 épisodes entre 1962 et 1964) (1). Le compliment de la BBC est parfaitement justifié et il nous pousse d’ailleurs à nous interroger sur les raisons pour lesquelles le réalisateur de Strangers On A Train, adapté de Patricia Highsmith, a manqué ou négligé ses Ripley.
La rencontre avec Ripley n’est pas aussi simple qu’avec les séries télévisées d’Hitchcock. Elle demande même d’atteindre le deuxième épisode pour se familiariser avec une esthétique volontariste et qui, pour en fasciner certains, pourrait en crisper d’autres.
Scène de la vie quotiduenne à Atrani
Ripley est en noir et blanc. Le noir et blanc d’Hitchcock était imposé par la technique télévisuelle de l’époque, recourir au noir et blanc à la fin du premier quart du XXIe siècle, est une affirmation esthétique. J’aurais instinctivement applaudi à ce choix, tant la défense du noir et blanc me tient à coeur. Mais ce noir et blanc là, celui du chef opérateur Robert Elswit, n’est pas celui d’Hitchcock. Pour en donner une idée, on pourrait feuilleter quelques magazines de mode chics, où l’on trouve de ces images très contrastées, voire dramatisées, mais lisses, avec une grande profondeur de champ, vraie ou fausse, des angles excessifs et parfois des effets de filtrage pour assombrir les ciels. Le décor est l’écrin du personnage, mais aussi son révélateur. Il en exprime les états d’âme, il le dissimule parfois ou le réduit à un accessoire. Le lisse des gris de l’image est le lisse du visage indéchiffrable de Tom Ripley. Les cadres sont strictement fixes, les acteurs tiennent leur pose, sans mouvement inutile. Le temps est suspendu.
Tom Ripley (Andrew Scott) dans la villa de Dikie, à Atrani.
Le premier réflexe est de détester ce style esthétisant, à mille lieues de toute authenticité, de tout mouvement, de toute expression de la vie réelle. Jamais la perception n’est aussi fixe ni se complaît dans une immobilité aussi marmoréenne. Etrangement, pourtant, arrive un moment où nous nous accordons à la langueur dans laquelle baignent les choses et les êtres.
Le projet visuel et narratif de Ripley nous est exposé clairement par des références répétées au Caravage. C’est son ami Dickie Greenleaf, un très mauvais peintre amateur, qui fait découvrir les peintures du Caravage à Tom Ripley, son nouvel ami, notamment son David et Goliath et La Madone des palfreniers. Du premier, il nous est dit que le jeune homme et la tête d’homme mûr qu’il tient par les cheveux montrent le même individu mais à des âges différents. David semble avoir décapité celui qu’il deviendra. Du second, nous voyons le pied de Jésus enfant écrasant la tête du serpent. Une métaphore d’un autre serpent, celui qui est entré dans la vie de Dickie et de Marge, un certain Tom Ripley. Mais Michelangelo de Caravaggio, s’il est l’égal de Michelangelo Buonarroti, notre Michel Ange, est aussi le meurtrier d’un gentilhomme. Ce crime né d’une rixe le contraignit fuir Rome et, sous peine de décapitation, de se tenir à distance de la Justice des Etats du pape. Ses toiles aux violents contrastes de lumière et d’ombre, où les personnages s’extraient de la noirceur du décor et dont une vive lumière capte les traits et les gestes, ne sont pas étrangers à l’esthétique de la série. Sur un autre plan, elles ont toutes les qualités pour fasciner ce maître de l’ombre et de la lumière qu’est Tom Ripley.

L’histoire de M. Ripley n’est peut-être pas connue de tous, je la résume en quelques mots : Le petit escroc Tom Ripley est recruté par un home d’affaires pour rapatrier son fils d’Italie où il paresse depuis trop longtemps. Plutôt que de tirer le fiston de son farniente, Tom Ripley imagine de prendre sa place. Selon les adaptations, il a remarqué, ou pas, que leur ressemblance physique amène à ce qu’on les confonde. Dans la série, ce n’est pas le cas. En revanche, Tom est fasciné par Dickie au point de désirer lui ressembler. Il imite sa voix, enfile ses vêtements et s’immisce imperceptiblement entre lui et sa fiancée, Marge. Dickie se laisse faire, Marge s’en alarme.
Le trio, de haut en bas : Richard « Dickie » (Johnny Flynn), Marge (Dakota Fanning) et Tom (Andrew Scott)
L’occasion de devenir Dickie sera donnée à Tom au cours d’un voyage que les deux hommes effectuent à San Remo. Lorsque au cours d’une sortie en mer, probablement pressé par Marge, Dickie demande à Tom de partir vivre sa vie ailleurs, Tom le frappe et le tue. Le coup mortel arrache le spectateur à son engourdissement. Fin de la dolce vita.
Il ne reste plus à Tom, dès lors, qu’à prendre la place de son ami et de lui emprunter sa vie de calme et de luxe. Tout le suspens qui suit va tenir dans son habileté à être Dickie devant les personnes qui ne connaissent pas Dickie et Tom dans le cas contraire. Par exemple, Dickie devant l’inspecteur qui enquête sur un possible meurtre à San Remo, et Tom devant marge ou Freddy, un ami de Dickie particulièrement suspicieux.

Si j’écris suspens, c’est parce qu’un véritable suspens naît non de l’espoir que les policiers ou les amis de Dickie démasquent l’infâme Tom mais au contraire, de notre crainte qu’il se fasse démasquer, du simple fait d’une rencontre, d’un mot de travers, d’une maladresse au téléphone. Et c’est à partir de ce moment que la série – et le roman – deviennent hitchcockiens. Et comme il arrive parfois lorsque nous sommes entre les mains d’Hitchcock, nous réalisons avec une pointe de culpabilité que nous ne désirons pas la Justice mais au contraire que l’assassin lui échappe. Qui n’a pas désiré en regardant Vertigo que Scottie absolve Madeleine de sa complicité de meurtre et cède à son désir d’elle ? C’est la même chose pour Tom Ripley.

En réalité, dès le début de la série dont nous baignons dans le doute concernant les rapports de Tom et de Dickie. Le climat homo-érotique qui s’installe dans la maison le jour où Dickie accueille Tom est assez subtil pour que Marge elle-même n’ait que des soupçons. Tom va distiller son venin pour éliminer cette gêneuse de Marge ou, a minima, la discréditer. L’étonnante tolérance de Dickie à son égard, la capacité à supporter un parasite aussi longtemps, les longs silences partagés installent une ambiguïté pesante à laquelle mettra fin l’accès de violence de Tom, lorsque Dickie lui demandera de quitter sa maison. Cette ambiguité était absente du film de René Clément, pour des raisons que l’on comprend, mais pas du roman de Patricia Highsmith. Durant toute la durée de Ripley, ce n’est qu’une intuition, quelque chose de vague qui flotte dans l’atmosphère et dont on ne parvient pas à obtenir une traduction en mot ou en acte. Il faut attendre que Tom feigne d’avouer à un détective l’amour de Dickie à son égard pour que la brume se dissipe partiellement. Aveu ou mensonge de plus ? Les deux, évidement.
Dans le train pour San Remo
Un jour où Tom visite une église où est accroché le David et Goliath du Caravage, un curé en soutane apparaît en arrière-plan et prononce ces mots : « La lumière… La lumière, toujours ». Le double sens (la lumière révélatrice des formes et la lumière divine révélatrice des âmes) n’échappe pas à ce maître du clair-obscur qu’est Tom Ripley. La lumière du bord de l’Italie est à l’opposé de la grisaille newyorkaise mais elle n’est ni généreuse comme on s’y attendrait, ni cuisante comme on la craint. Elle découpe le monde en deux, entre ce qui est visible et ce qui reste caché, comme dans un tableau du Caravage, entre ce qui est blanc et ce qui est noir, comme sur un échiquier. C’est la talent de Tom à glisser de l’un à l’autre ou, même, d’être dans la lumière et l’ombre en même temps qui fait sa dangerosité. Par exemple lorsqu’il se rend au commissariat, à Venise, pour s’étonner d’apprendre par la presse qu’on le croit mort alors que l’inspecteur de Rome chargé de l’enquête ne le connaît que sous le nom de Dickie. Un Tom vivant à Venise, un Dickie vivant à Rome, un coup de fil entre deux policiers atteste ainsi qu’il n’y a pas eu de meurtre. À condition, bien entendu, qu’on n’échange pas de photos et que le policier romain ne monte pas vérifier à Venise…

Bien plus rusé que le commun des mortels, Tom Ripley nous entraîne dans un monde où chaque phrase, chaque situation même, peut être interprétée dans deux sens, au moins. Le plaisir que tire le spectateur de la double lecture que la série lui propose n’est pas étrangère à sa jouissance.
Les histoires de Tom Ripley ont gagné leur place au Panthéon de l’art du suspens aux côtés du Locataire d’Hitchcock, de The Servant de Losey ou des Diaboliques de Clouzot. Cette belle série télévisée est une pierre qui s’ajoute à son mausolée.
Note : 1) The Hitchcock’s Hour fut rebaptisée en France Suspicion, comme si on ne risquait pas de confondre avec Suspicion (rebaptisé Soupçon en français) son film de 1941 avec Cary Grant et Joan Fontaine.
Ripley est un mini-feuilleton américain en huit épisodes, écrit et dirigé par Steven Zallian, éclairé par Robert Elswit et diffusé sur Netflix en avril 2024. Il est interprété notamment par : Andrew Scott, Johnny Flynn, Dakota Fanning…










