Home

L’irruption de la série russe Slovo patsana. Krov na asfalte (1), fin 2023, a fait l’effet d’un boulet de canon dans les rangs bien ordonnés de la fiction télévisuelle contemporaine. Rien des « true crime », des sagas dynastiques, des innombrables héritiers de Sherlock Holmes ou des méditations ontologiques dans l’espace intersidéral ne peut résister à la puissance d’un tel réalisme. L‘effet de vérité est irréfrénable, toute mise en scène provoque soudain un sentiment de faux, d’artificiel, de joué. Ceux qui ont vu autrefois le sublime film de Vitali Kanevski, Bouge pas, meurs, ressuscite, qui racontait l’histoire d’un adolescent et de sa petite amie dans une ville minière du fin fond de la Sibérie, savent de quoi il ressort quand on parle du réalisme russe, le vrai.

Un des gangs de Kazan ans les années 1980

Le succès d’une série russe en Ukraine, dans laquelle beaucoup ont reconnu leur jeunesse, n’a pas été du goût des autorités. On les comprend. Inspirée du livre du journaliste tatar Robert Garaev, Slovo Patsana décrit le phénomène des bandes d’adolescents ultraviolentes dans les années 1980 à 2000 à Kazan (2). Avec Tchernobyl, Slovo Patsaran est la seule série à traiter de cette période historique en URSS. Deux chefs d’œuvre.

On est sous Gorbatchev, en pleine perestroïka, les conditions de vie sont difficiles, la sécurité n’est plus assurée comme jadis. À Kazan, quand on est un garçon, on n’a pas vraiment d’autre choix qu’entre devenir un patsan (un vrai mec) ou un chushpan racketté et battu par les durs du collège. La ville est découpée en territoires, chaque territoire est contrôlé par une bande et les bandes se mènent une guerre continuelle. Ce ne sont pas des rivalités de trafiquant de drogues ou de cigarettes, les gangs vivotent de rackets et de vols. Il s’agit d’autre chose, de plus archaïque, de plus instinctif : l’appel de la meute et la lutte pour un territoire. Les blessures graves, la mort même, font partie des risques. On se bat à coups de poings et de manches en bois ou de barres de fer. Les armes à feu ne circulent pas encore beaucoup, mais cela n’empêche pas de tuer.

La fondation de l’amitié entre Andrei (Leon Kemstach) et Marat (Ruzil Minekaev, de dos)

L’argot et la morale qui lient ces garçons sont le ciment de toute criminalité organisée. La sociologue Svetlana Stephenson, auteure de “Gangs de Russie : des rues aux couloirs du pouvoir”, estime qu’entre 1980 et 2000, un tiers des adolescents de Kazan était impliqué dans les bandes délinquantes. Quant à la notoriété internationale des hooligans russes, elle n’était plus à faire dans les années 1990. Le vieux port de Marseille se souvient encore de la destructrice bataille entre hooligans russes et anglais en 2016. (4)

Andrej chante pour Irina (Anastasiya Krasovskaya)

Au travers du personnage d’Andrej, un garçon au visage d’ange, excellent pianiste, respectueux de sa mère, Slovo Patsana décrit l’attirance irrésistible que les clans exercent sur les jeunes garçons, quelles que soient leurs origines ou leurs capacités. Le sien s’appelle Universam, il est dirigé par Vova, alias Adidas, un jeune vétéran de la guerre d’Afghanistan.

Vova, alias Adidas (Ivan Yankovskiy)

Cette dernière n’est pas encore perdue, bien qu’une réplique de Vova fasse comprendre qu’elle est en passe de l’être. Néanmoins, en dépit du mécontentement de la population et du discrédit qui taraude le régime, les structures résistent autant que faire se peut. Parmi elles, les komsomols, qui organisent toujours la jeunesse et tentent de récupérer les brebis égarées. Le démembrement de l’Union Soviétique approche à grands pas. Appliquées trop tard, les réformes ne donnent pas les résultats escomptés, Gorbatchev est acculé, Eltsine s’apprête à donner le coup de grâce. Une vague d’opportunistes mettra aussitôt la main sur les biens nationaux, en usant si besoin de la Kalachnikov. Ainsi se constituera l’aristocratie mafieuse qui gère actuellement le pays. Les garçons d’Universam sont les futurs hommes de main de ceux que l’on appelle aujourd’hui les oligarques. La plupart mourront, abattus chez eux, dans la rue, en prison, n’importe où ; ils auront fait leur part de l’Histoire, en bons petits soldats d’une débâcle qui ne dit pas son nom, eux qui se croyaient libres.

Andrej et son beau-père (Anton Vasilev) devant le cadavre d’un garçon

La Loi de la rue n’est jamais que la transcription régressive de la morale dominante. Rien de plus réactionnaire qu’un mafieux. La Mafia originale, l’italienne, naît, disent les sociologues, du conflit entre les normes de l’État bureaucratique et un ordre féodal encore vivace. Ici, c’est le contraire, les gangs naissent de la décomposition de l’État bureaucratique et de la résurgence d’affrontements entre des villages absorbés par l’urbanisation et devenus de simples quartiers.

Le dernier combat qui clôt l’amitié entre Marat et Andrej

Se battre est un rite, un mode primitif de rapports humains. Se battre a pour premier but de détruire le clan adverse, a minima de le dominer. La victoire ou la défaite infirme ou confirme le rapport de forces, la hiérarchie. Mais se battre est également un acte nécessaire à titre individuel pour se séparer du groupe ou d’un copain. Verser le sang scelle un nouvel état des relations entre les individus comme entre les groupes.

Combat dans l’arène du gang

Comme tous les voyous, les patsana sont particulièrement attachés à la loyauté, à l’honnêteté au sein du groupe, au respect des anciens, mais, par-dessus tout, ils sont intraitables en ce qui concerne l’honneur des femmes, c’est-à-dire envers ce qui touche à leur propre virilité. Aygul, la bouleversante Aygul, l’amoureuse de Marat, est prise en otage et violée par un membre du gang Dom Byta. Elle perd sa virginité, elle est souillée et dès lors stigmatisée. Par une ahurissante inversion de culpabilité, elle est désormais étiquetée comme dépravée. De plus, la culpabilité étant, comme on le sait, contagieuse, Marat se déshonore s’il ne la rejette pas. Il refuse par amour pour Aygul, dès lors le bannissement devient inéluctable pour lui comme pour elle, aussi bien de la part des garçons que des filles.

Aygul violée (Anna Peresild)

C’est ce monde primitif que Slovo Patsana expose avec talent, notamment grâce à des acteurs impressionnants de véracité. L’effet de reconnaissance a mobilisé les classes d’âges qui avaient entre 13 et 30 ans entre 1980 et 2000, c’est-à-dire toute la population à l’exception des enfants et des vieux, du moins pour ceux qui avaient côtoyé les voyous. Le succès de la série a entraîné celui de sa musique, devenue une rengaine populaire. Les multiples scènes de bagarres collectives sont en effet systématiquement « portées » par une musique entraînante qui traduit l’enthousiasme collectif dès qu’il s’agit d’en découdre. Est-ce la nostalgie de l’époque qui a propulsé la musique en tête de liste ou son lien avec la violence des gangs ? On ne saura pas. Mais il n’est pas certain que cet usage de la musique ait contribué à la qualité de la série.

Obsèques d’une victime

Toutefois, ce qui me paraît le plus important dans cette production, outre ce qu’elle nous apprend, bien sûr, et les émotions intenses qu’elle nous procure, outre ces visages juvéniles, douloureux ou lumineux, tendres et durs à la fois, c’est la pudeur dont elle sait faire preuve, le moment voulu, dans sa fresque de l’hyperviolence. Une telle pudeur relève d’un choix entre montrer et ne pas montrer. Toute écriture cinématographique ou télévisuelle tient dans cette décision. C’est là que se révèlent à la fois la justesse du réalisateur et, en ce qui concerne Slovo Patsana, ce qui subsiste de conscience morale dans le monde qu’il décrit. Il reste des choses devant lesquelles on détourne le regard, par politesse, par honte ou par compassion. Tout n’est pas perdu.

Quatre scènes en témoignent : celle où un garçon, parce qu’il ne parvient pas à grimper dans le bus est rattrapé par la bande rivale et battu à mort, celle où Aygul se fait violer et celle, consécutive, où elle se suicide, enfin celle où Vova exécute Zhyoltyy, le chef du gang Dom Byta, d’une balle de pistolet. On ne voit le tabassage du garçon que du bus qui s’éloigne, le viol d’Aygul se déroule hors-champ, son suicide également, enfin Zhyoltyy reste hors-champ lorsqu’il reçoit la balle fatale. Dans Slovo Patsana, on ne montre pas plus la mort qu’un viol parce qu’on n’a pas besoin d’image pour comprendre, mais surtout parce que hors-champ, ces crimes acquièrent une puissance dont aucune image ne serait capable. (5)

Vova touché

Une seule mort est montrée, sans violence ni gerbe de sang, une mort au ralenti qui ressemble à toutes les morts de tous les Roméo sous les yeux de toutes les Juliette. Il suffit ici de dire qu’elle clôt un amour impossible, une fuite sans issue d’un monde sans pitié envers ses enfants. Un monde condamné.

Il faudrait être d’une grande naïveté pour croire que ce tableau soit sans rapport avec la Russie d’aujourd’hui. Si, par extraordinaire, l’auteur n’a pas voulu ce rapprochement, le spectateur le fait de lui-même, à la lumière de la guerre qui sévit en Ukraine. Que pourrait-il faire d’autre que de voir dans cette réalité le reflet de la sienne propre ? (6)

Le hurlement de douleur de Natacha à la mort de Vova (Elizaveta Bazykina)

Notes : 1- Parole de Garçon – du sang sur l’asphalte. 2 – On peut lire cet article (en anglais) qui lui donne la parole et dans lequel il revient sur son expérience des gangs de jeunes à Kazan dans les années 1980. 3 – « Zamri, oumri, voskresni! » en français « Bouge pas, meurs, ressuscite », film de la même époque de la perestroïka, Camera d’or au Festival de Cannes 1990. 4 – Ici, un article édifiant sur le sujet. 5 – C’est en hommage à Aygul, confondante de fragilité adolescente, que j’ai choisi de mettre son image, à la dernière seconde de sa vie, en tête de cet article. 6 – Toujours à l’affût, Netflix a acheté les droits de Slovo Patsana, ce qui laisse envisager une rapide diffusion doublée ou sous-titrée en français. En attendant, on peut regarder la série en version approximativement sous-titrée en anglais sur cette page.

Slovo patsana, Krov na asfalte (Parole de Garçon – du sang sur l’asphalte) est un feuilleton russe en huit épisodes écrit et réalisé par Zhora Kryzhovnikov en 2023. Il a été diffusé sur les chaînes russes Wink, Start et NTV et le sera sur Netflix. Il est interprété notamment par : Ivan Yankovskiy, Ruzil Minekaev, Leon Kemstach, Anna Peresild, Yuliya Aleksandrova, Anastasiya Krasovskaya, Nikita Kologrivyy, Anton Vasilev, Lev Zulkarnaev, Anton Vasilev,…

Laisser un commentaire