Hermès, son caducée et les deux serpents
Écrire sur les séries est aussi écrire en série, car à moins d’attendre le dernier épisode de la dernière saison d’une série, tout point de vue est par définition provisoire. Un épisode de plus et la plus fine analyse peut se trouver réduite en miettes ou, au contraire, tout peut s’éclairer. On n’en a jamais fini.
Lorsque je rédigeais mon texte sur The Good Wife, j’étais à mille lieues d’imaginer que les événements allaient dépasser ma vitesse de frappe. Mon article traitait, on s’en souvient peut-être, d’une série intitulée The Good Wife. Cette série de Robert et Michelle King relate la vie d’une avocate , Alicia Fiorrick, dont le procureur de mari, surpris avec une prostituée, doit démissionner et est jeté en prison, le temps de s’assurer qu’il n’a pas abusé de sa fonction pour s’adonner à la bagatelle. La série suit l’épouse, humiliée mais digne, dans sa lutte pour survivre, protéger sa famille et tirer son mari du pétrin. Avant même que mon article soit publié, éclatait l’affaire DSK. Un instant, j’ai imaginé reprendre le texte ou y joindre un addenda et puis je me suis dit que mes lecteurs n’en avaient pas besoin. Depuis, la presse américaine puis française a très rapidement fait le parallèle entre l’affaire DSK et la série, notamment au travers d’Anne Sinclair. Promue « The Good Wife French », celle- ci a rejoint Alicia Fiorrick (et Hillary Clinton), au panthéon des grandes figures tragiques. La ressemblance entre l’héroïne de la série et l’ancienne journaliste est en effet sidérante. Même force de caractère, même capacité à affronter l’adversité, même fierté sous l’opprobre. Mais, plus impressionnante a été la diffusion sur NBC, le 21 septembre dernier, du premier épisode de la 13ème saison de Law and Order : New-York Unité Spéciale (Special Victim Unit), épisode entièrement construit sur l’affaire DSK. Notre homme politique national y devenait un riche homme d’affaires italien mais pour le reste tout était là : l’hôtel de luxe, la femme de ménage, le déjeuner avec sa fille, le téléphone portable oublié, etc, etc. Les scénaristes s’offrant même le malin plaisir de faire dire au commissaire : « On a une nouvelle affaire DSK sur le dos ! »
La rapidité avec laquelle les scénaristes, les acteurs et les équipes techniques ont produit ces 52 minutes laisse pantois. Deux mois, trois mois maximum pour boucler le scénario, rédiger les dialogues, chambouler le plan de la saison, puis pour repérer des lieux, faire apprendre leur texte aux acteurs, et enfin tourner. L’écart entre la réalité et sa mise en fiction se réduit chaque jour.
On peut avoir l’impression que les journaux télévisés, lorsqu’ils ont relaté cette affaire, tentaient de rattraper le terrain perdu sur la télé-réalité en multipliant les directs. En réalité, ils couraient après les fictions en fabriquant du mythe à la vitesse grand V. La chambre 2806 du Sofitel de New-York, le téléphone portable oublié, DSK menotté au sortir du commissariat, DSK devant le juge, l’incroyable rebondissement de la femme de ménage qui ment, etc. autant de scènes répétées à l’envi et qui finissent par fonder un récit.
« Chaque objet du monde peut passer d’une existence fermée, muette, à un état oral, ouvert à l’appropriation de la société », disait Barthes. Quoi de plus fermé et muet que la porte de la chambre 2806 du Sofitel de New- York ? Puisqu’il n’y a plus de Rouletabille pour dévoiler le mystère de la chambre 2806, on ne saura jamais et c’est encore mieux pour produire du mythe.
Anne Sinclair/Alicia Fiorrick, affaire DSK/ New-York unité spéciale saison 13 épisode 1 / The Good Wife, autant de versions d’une même histoire dont on ne saura bientôt plus laquelle est le remake de l’autre. Pris en sandwich entre deux fictions, les journaux télévisés font leur possible à grand renfort de directs pour égaler les fictions. Ils ont un atout : le réalisme, ils ont une faiblesse : le rythme des événements. Les fictions récupèrent la trame, chipent quelques cadrages (la sortie du commissariat, reproduite à l’identique) et resserrent la dramaturgie au maximum. On ne conserve qu’un des mensonges de Nafissatou Diallo, c’est assez pour poser la question de sa crédibilité. On rajoute une griffure au cou de DSK, pour simplifier les charges. On invente un procès qui n’a, en réalité, pas eu lieu parce qu’il faut que l’affrontement final se joue devant le peuple souverain (le jury) et sous le regard de Dieu (le juge). Il n’empêche qu’au cours de ce procès « fictif », l’échange entre le pseudo- DSK et le procureur sur la valeur d’un « non » pendant un rapport intime dépasse tout d’un coup les seules personnalités de DSK et de N. Diallo pour alerter sur la complexité des rapports sexuels, à leur perception par la Loi et le corps social tout entier. Quelles sont les limites, en 2011, des jeux sexuels ? Que définit-on par viol ? Comment se formule le consentement ou, son contraire, le refus ? La suédoise qui était au lit avec Julian Assange a-t-elle dit non ? Pourquoi ce scandale juste après les révélations de Wikileaks ? L’instrumentalisation de circonstances privées à des fins politiques ou médiatiques est-elle notre modernité ? Ou en un mot : la morale et la politique couchent-elles ensemble ?