Les gris hyperboréens
Un jour, à l’époque où je vivais dans le nord de la Suède, le brouillard est tombé. Un brouillard blanc, épais, tel qu’on n’y voyait pas à dix mètres. Spontanément, je me suis dis qu’il fallait que je descende sur le lac. C’était un lac immense – cinquante kilomètres de long -, mais dont je connaissais par coeur la baie la plus proche. Les découpes de la rive, les écueils, les ilots, les profondeurs, j’avais tout en mémoire. Je suis descendu à la cabane et j’ai poussé la barque à l’eau. Pas un bruit, pas une forme, rien d’autre que du blanc. Du blanc devant, au dessus, en dessous. Le monde n’existait plus. Et j’ai flotté, des heures, en suspension entre ce blanc d’en dessous et ce blanc tout autour et au dessus de ma tête. Parfois, une déchirure faisait surgir un tronc d’arbre, d’un noir de fusain. Je naviguais à l’aveugle, évitant les rochers par simple estimation de la marche du canot.
Flottant ainsi dans cette blancheur, j’avais l’impression de vivre dans un film japonais. J’avais le sentiment de me dissoudre dans le paysage. Cette dissolution de soi devait ressembler à l’insensible plongée dans l’inconscience que le gel provoque lorsqu’on s’y laisse prendre. Du moins, en ces instants, avais-je éprouvé la paix qu’apporte cette blancheur, le désir de se fondre à cette absence de couleurs, de formes, de sentiments.
Il me semble que les habitants du grand nord vivent intimement ce rapport à l’absence. A l’absence de ce qui, pour nous, exprime la vie : le mouvement, les couleurs. Nam June Paik parle des couleurs comme l’expression du temps. Encore faut-il avoir des couleurs. En regardant la deuxième saison de Bron/Broen, qui est, avant toute chose, une lente palette de gris, toujours tentée vers le blanc, j’ai retrouvé mes impressions du lac.
Un univers aussi gris mais aussi subtilement gris – car le gris à mille degrés -, crée un étrange apaisement. Lorsque la puissance vitale s’absente, on accepte, comme une évidence, son propre effacement. Et ce n’est pas un hasard si le suicide connaît des taux records dans ces pays du nord, et souvent au printemps, quand brutalement la vie renaît, la sève jaillit et que toute la nature s’illumine. C’est trop fort. On s’était habitué à la ténuité de la vie.
Bron/Broen exprime parfaitement cela. Cet abandon, cette non-résistance et puis, soudain, ces mouvements instinctifs et désordonnés pour y échapper.
Dans cette deuxième saison, les deux personnages, les deux personnages, Martin le danois et Saga la suédoise, une fois dépassées les hiatus culturels de la première saison, se retrouvent comme un couple mais un couple seul, isolé des autres et contraint de survivre dans ce gris. L’un le fait avec son instinct, avec ses sentiments et ses émotions, l’autre le fait en surpassant l’absence par la discipline. Sa sœur s’est suicidée, autrefois, elle ne connaît d’homme que par hygiène sexuelle, tout ce qui de l’ordre des rapports humains entre dans un cadre strict de phrases-type. Syndrome d’Asperger, dit-on. Mais elle fait très bien son travail de flic. C’est juste qu’avec les êtres humains, elle n’y arrive pas. Le blanc est déjà en elle.
Le danois, d’une nature éminemment plus empathique, ne peut surnager qu’au travers son rapport aux autres. Mais il échoue sans cesse : en trompant dix fois sa femme, en ne surmontant pas ses désirs, en s’attachant comme un père à ses enfants, en n’acceptant pas le meurtre de son aîné, en ne parvenant pas à réduire le meurtrier de son fils à son inhumanité. Lui flotte déjà dans le blanc.
Du réalisme à l’esthétisme
Face à la formidable efficacité du réalisme américain, on a vu, avec Utopia, que les britanniques n’hésitaient pas à prendre le risque d’une esthétique volontariste, issue de la bande dessinée et du jeu vidéo. Les derniers épisodes de Wire in the Blood accusaient eux-aussi ce penchant vers une représentation a-réaliste où le cadre, le décor n’avait d’autre rôle que traduire presque abstraitement l’état des choses.
Les danois et les suédois font le même pari. Plutôt que l’authenticité maniaque des personnages et des contextes, plutôt que la vraisemblance travaillée jusque dans le moindre détail et l’effet de reconnaissance poussé à l’extrême, ces chaînes européennes n’hésitent pas à retourner le dispositif narratif comme un gant : Le personnage n’est qu’un dessin et c’est le contexte qui en donne la profondeur. L’esthétique se substitue à la psychologie. Les à-plats saturés d’Utopia font des personnages les marionnettes qu’ils sont, des figures de papier découpé lancées dans une fuite sans fin. Les camaïeux de gris de Bron/Broen expriment l’état d’âme de Saga Norén et de Martin Rohde, toujours à la limite de l’absence. Ne pas être comme un homme auprès de sa femme, ne pas être comme une femme auprès d’un homme, ne pas savoir comment faire, ne pas être le père, la sœur qu’on devrait être, se trouver toujours en-deçà de ce qu’il faudrait, ce sont les gris de Bron/Broen qui le disent. Pas les personnages par leurs mots ou leurs actes. Eux, ils se débrouillent comme ils peuvent…
Puissance du masque
Quel est l’adversaire de Saga et Martin ? Jens, l’ex-flic de la première saison, Oliver, l’actionnaire d’une puissante firme pharmaceutique dans la seconde, sa soeur, la marmoréenne patronne de la firme, atteinte d’un cancer en phase terminale, sa femme, la trop dévouée directrice des laboratoires, quelqu’un d’autre, dans l’ombre ? Autant de représentants de l’ordre établi qui sèment la destruction sous couvert de groupuscules extrémistes.
Revenons à Jens, l’ex-flic devenu tueur en série. Sa dernière victime fut le propre fils de Martin donc Martin lui-même puisque c’est lui, l’ancien collègue lancé à ses trousses, qu’il s’agissait d’atteindre. Maintenant qu’il est sous les verrous, rien n’est réglé. Son sourire ironique reste comme un défi. On ne peut vivre en buttant indéfiniment contre une telle inhumanité. Et Martin n’aura de cesse de rencontrer Jens en prison pour en percer le masque, atteindre ce qui lui reste d’humanité et lui offrir, peut-être, sa rédemption.
Quand j’écris “ masque ” au sujet de Jens, qui offre effectivement à ses semblables le masque impassible et ironique du Mal, c’est parce que d’autres masques surgissent dans cette histoire. Oliver, le manipulateur criminel de la seconde saison, dissimule ses désirs incestueux sous son masque de molasson, sa sœur cache sa folie meurtrière sous un masque d’impeccable femme d’affaires. Quant aux éco-terroristes que ces deux-là manipulent, ils se manifestent sur internet les visages dissimulés par des masques d’animaux : un rat, un cochon, un renard et un lapin.
Ces derniers masques font penser aux masques de V pour Vendetta qu’arborent les Anonymous, les Indignés et tous ceux qui, de par le monde, manifestent contre l’arbitraire du pouvoir et/ou la puissance de l’argent (1).
Et puis – surprise ! – je découvre un grande photo sur les murs de Montpellier, qui représente aussi des personnages affublés de masques d’animaux. Une œuvre des élèves de l’école des beaux-arts, toute proche. Du coup, me revient le souvenir de cette étudiante qui peignait des personnages affublés de masques d’animaux. Je ne crois pas qu’elle cherchait à montrer des masques mais plutôt une relation particulière entre les humains et les animaux, qu’importe, ce sont autant de masques.
Plutôt que les masques de carnaval qui offrent la possibilité, un jour par an, de chambouler l’ordre établi, ceux-ci semblent participer à l’irrépressible propagation des avatars issue des réseaux sociaux et des forums d’Internet. Le pseudonyme, l’avatar, les réseaux souterrains, les VPN sont à la fois le produit de notre socialité contemporaine et sa contestation. Lorsque Vint Cerf, l’un des fondateurs de l’internet, énonce que “ La vie privée pourrait en réalité être une anomalie ”, il suscite des milliers de masques (2). Mais, plus intimement, au-delà de ce constat banal, la réponse la plus radicale est peut-être fournie par Saga qui, du fond de son syndrome d’Asperger, s’acharne à maîtriser les masques de la sociabilité. A force de dire les choses brutalement, telle qu’elle les pense, à force d’être incapable de faire coïncider ses sentiments avec des mots et de présenter à l’autre le visage qu’il convient, elle dénonce les masques dont chacun s’affuble. Saga est comme un enfant. Elle n’a pas dépassé l’abrupt franchise du petit l’enfant qui exprime ses pensées sans détour. Elle est l’immaturité même. La seule forme inaliénable de résistance.
“ Toutes les formes de l’homme, ses gestes et ses masques ont recouvert l’humain, ont absorbé les déchets d’une misérable mais concrète et seule véritable condition humaine” écrit Bruno Schulz à propos de Ferdydurke.
Lorsque, cependant, les masques tombent, la débâcle est totale. Ruptures, vengeance, meurtres, solitude… La nuit s’est installée, aux gris a succédé la pleine obscurité. Pour combien de temps ? Tout ce qui tenait, fragile, à la surface, a craqué, libérant une violence imprévisible. Etait-ce cela l’humain, la misérable mais concrète et seule véritable condition humaine ? Bron/Broen s’achève cette fois sur un tragique gâchis
Bron/Broen est une série crée par Hans Rosenfeldt, diffusée par DR1 et SVT1 et interprétée notamment par Sofia Helin et Kim Bodnia.
Notes :
1 – Ce masque a été imaginé par le dessinateur David Lloyd pour sa bande dessinée “ V pour Vendetta ”. Il reprend les traits de Guy Fawkes, catholique anglais qui tenta de faire exploser le parlement de Westminster lors de la “ conspiration des poudres ”, en 1605. Notons que les droits de cette bande-dessinée appartenant désormais à la Warner, cette multinationale encaisse dix dollars chaque fois qu’un anti-capitaliste ou qu’un anti-autoritaire se procure le masque.