Chronos lit Lénine
Continuum est une série léniniste. Je ne saurais trop conseiller de la suivre avec un exemplaire de L’impérialisme, stade suprême du capitalisme en main. On s’y retrouve mieux. Dans cet ouvrage, Lénine a démontré que le monde était (et est toujours) aux mains des multinationales. C’est une chose vraie, que nul ne peut véritablement nier. Mais s’en rend-on vraiment compte ? Continuum nous le donne à voir à la loupe.
Nous sommes en 2077. Après avoir été sauvées de la crise financière des années 2010 par les gouvernements, les banques et les entreprises se sont substituées à ces derniers. Le Congrès Social qui dirige le pays impose la dictature des corporations. Le pouvoir aux chefs d’entreprise, fantasme du poujadiste de base se réalise enfin… Les successeurs d’Apple, Google, Ikea, Nestlé, Dysney, Microsoft et autres Monsanto (ici rebaptisé Vikerdale) ont le pouvoir en mains.
À un partisan du système qui argumente que les gouvernements se sont plantés, un ami rétorque en faisant allusion à la crise financière de 2009. Il rappelle que les corporations ont été renflouées par les Etats et il déplore (épisode 1) : ‟ On a laissé tomber la représentation parlementaire, la liberté de parole, de réunion… ˮ C’est précisément notre histoire, celle que les grecs ou les espagnols vivent en ce moment d’une façon particulièrement douloureuse.
Le bien-être en échange de la liberté, que certains revendiquent ouvertement de nos jours (1), qu’est-ce que cela donne ? Omnipotence de la technologie, abolition de la démocratie, contrôle des individus, répression féroce des opposants, destruction de l’environnement. Côté bien-être, les corporations, fidèles aux vieilles méthodes, organisent la pénurie pour augmenter leurs bénéfices et orientent leurs recherches dans le sens du profit immédiat. Lénine disait que le communisme c’était les soviets plus l’électricité. Le libéralisme au stade impérialiste, c’est l’électricité sans le socialisme. Pour communiquer comme pour vous espionner voire vous torturer.
Il est un peu court de voir dans cette dystopie (2) une resucée du 1984 d’Orwell. Toute anticipation d’un régime totalitaire ne revient pas immanquablement à 1984. Aucun rappel, dans Continuum, du nazisme ou du stalinisme, aucun examen des rapports victime/bourreau, ni de la perversion de la langue par un système totalitaire. Continuum pousse seulement la logique néo-libérale, celle que nous subissons actuellement, à son terme.
Malgré tout, dans ce monde de 2077, des groupes clandestins résistent. Ce sont des ‟ terroristes ˮ comme on dit de nos jours. Ils se font vite attraper et condamner à mort. A en croire l’héroïne, il s’agit d’ ‟ hommes et femmes qui haïssent et tuent pour imposer leurs opinions à tous ceux qui ne sont pas d’accord avec eux ˮ. Ils commettent des attentats, font exploser la tour du Congrès Social, tuent pas mal de gens. Un peu à la manière d’Al Quaida avec les Twin Towers.
Malaise palpable chez le téléspectateur. Et pourtant…
« Le 2 juillet 1925, un banquet est donné à Paris, à la Closerie des Lilas, en l’honneur du poète Saint-Pol-Roux. Une vieille écrivaine célèbre, Rachilde, clame, de façon patriotique, que jamais une Française ne pourra épouser un Allemand. De jeunes énervés «surréalistes» sont là, notamment un type de 24 ans qui explose, se met à la fenêtre, et crie: «A bas la France ! Vive Abd el-Krim !»
Son nom? Michel Leiris. Le lendemain, il écrit à son ami Jacques Baron, 20 ans, qui accomplit son service militaire en Algérie: « Je vous écris, le visage et les jambes tout endoloris des coups que j’ai reçus hier… Il paraît que j’ai mérité la mort pour avoir laissé échapper quelques cris du coeur, et la foule a voulu m’écharper. J’en suis heureusement quitte pour quelques ecchymoses et une forte courbature. » (3)
Extension du domaine de la répression
Ce sont donc ces ‟ terroristes ˮ que Kiera Cameron a pour cible en tant que membre du CPS, les forces de sécurité. Malheureusement, on lui confie un jour la tâche d’exécuter un groupe nommé Liber8 (4). Premier incident : les terroristes s’évadent à l’instant même de l’exécution et la voilà entraînée avec eux. Seconde difficulté : ils n’escaladent pas les murs, comme n’importe quels prisonniers, mais ils s’évadent dans le temps et voilà tout ce beau monde projeté soixante ans plus tôt. Soixante ans plus tôt, c’est à dire de nos jours, au moment où tout commence…
Convaincue qu’elle a peu de chance de rentrer à la maison, Kiera poursuit son objectif qui est de mettre Liber8 hors d’état de nuire, ce qui revient à liquider des personnes qui commettront des crimes dans le futur et qui sont donc, à l’instant présent, encore innocents. ‟ Jusqu’où êtes-vous prêts à aller pour préserver le futur ?ˮ, titrait une revue. Toute la question est là. Jusqu’où sommes nous prêts à aller pour que rien ne change ?
En ce qui concerne Continuum, préserver le futur est à la fois la mission et l’intérêt de l’héroïne si elle veut un jour retrouver sa famille. Sauf qu’à bien y réfléchir, le futur ayant déjà eu lieu pour nos personnages, rien de ce quiconque pourrait faire ne le modifiera. Les conditions ne seraient plus remplies pour que soixante ans plus tard, ils se retrouvent projetés dans le passé. Nous sommes donc dans une sorte de boucle temporelle.
Les spéculations sur les paradoxes temporels ont occupé maint auteur de science-fiction. Cet exercice de logique ouvre, dans le meilleur des cas, sur des questions plus existentielles comme dans L’Armée des douze singes. Continuum, pour sa part, joue une partition moins risquée et peut-être plus subtile. Aucune théorie sur la nature du temps ne s’impose. Toutes les hypothèses sont ouvertes. Chris Marker peut relire indéfiniment Vertigo, Il n’y a pas de solution.
Lorsqu’un jour, un de fugitifs voit sa grand-mère, encore adolescente, mourir sous ses yeux, il réalise simultanément qu’elle ne pourra donner le jour à l’un de ses parents, qu’il ne pourra la connaître vieille et que donc lui-même aurait dû disparaître à l’instant, ce qui ne se produit pas.
Wonder Woman en cheval de Troie
Avec cette flic dotée d’une technologie futuriste, le récit risquait de virer à un remake de Bionic Woman . Barry Simon évite de justesse, mais brillamment, l’écueil.
Ici, en effet, la technologie n’est qu’un appât, les multiples scènes d’explosions ou de bagarres ne sont que des paravents.
Les scénaristes ont autre chose en tête, quelque chose de plus pervers, donc de plus réussi. Il s’agit de nous faire adhérer à la position adverse, dont le personnage de Kiera n’est que le cheval de Troie.
Lourde tâche. Qui soutiendrait d’emblée la dictature des multinationales contre les défenseurs de la démocratie ? Qui choisirait Monsanto contre José Bové ? Apple contre les ouvriers chinois de Foxcom ? IKEA contre les prisonniers est-allemands ? Nike contre les ouvriers indonésiens ? Dysney contre les ouvriers du Guangdong ? RyanAir contre les personnels navigants ? C’est peut-être là, mais là seulement, que l’on rejoint 1984, lorsque réduit à néant, Winston finit par ne voir en son bourreau qu’une humanité compatissante. L’humanité de Kiera, ses sourires, ses larmes contenues, son empathie, nous enchaînent imperceptiblement au destin des bourreaux. On se voudrait résistants, du côté de ceux qui se sacrifient pour la liberté, mais ils sont trop durs, trop intransigeants, trop paranoïaques. Nous voilà pris à contre-pied, bêtas sentimentaux que nous sommes.
Seconde saison
Parfois, une saison passe et tout s’efface. Continuum nous abandonne sur un ‟ cliffhanger ˮ (5) particulièrement grossier. On en reste fâché.
Par bonheur, un an plus tard, la série rebat astucieusement les cartes. Les personnages y gagnent en complexité et l’histoire aussi. La révélation laissée en suspens à la dernière minute de la première saison bouleverse toutes les données, toutes les alliances. Les motifs qui animaient les uns se révèlent, le récit devient choral. Kellog, Kiera, Alec, Travis, Sonya… autant de personnages qui créent ensemble et/ou les uns contre les autres notre futur. Comme quoi celui-ci n’est jamais décevant…
Continuum est une série canadienne crée par Simon Barry, diffusée sur Showcase et interprétée par Rachel Nichols, Victor Webster, Eric Knudsen, Stephen Lobo, Roger R.Cross, William B. Davis (6)…
Notes
(1) A ce sujet, je conseille vivement la lecture du forum du Figaro.
(2) A l’inverse d’une utopie, une dystopie imagine la pire version du futur.
(3) Extrait du compte-rendu de Philippe Sollers dans le Nouvel Observateur du 30 mai 2013 de l’ouvrage Correspondance Michel Leiris-Jacques Baron, édition établie, annotée et préfacée par Patrice Allain et Gabriel Parnet, parue aux éditions Joseph K.
(4) Liber8 = Liberate = Liber Hate ?
(5) Il s’agit d’une fin ouverte, qui laisse le récit inachevé, créant un suspens censé tenir le spectateur en laisse jusqu’à l’épisode ou la saison suivante.
(6) L’excellent William B. Davis qui incarna autrefois l’homme à la cigarette dans X-Files.
Je viens de découvrir cette série. J’adore !