Tristes fantaisies
Une méfiance envers les productions HBO a longuement retardé ma découverte de Game of Thrones. Nous en sommes, semble-t-il, à la quatrième saison et la publicité faite autour de sa diffusion sur une chaîne française, l’enthousiasme public et critique qui l’ont accompagnée m’a fait pointer enfin le museau hors de ma tanière. Bien après tout le monde, j’ai donc regardé la première saison.
A priori, tout était fait pour me déplaire : et l’aura HBO et le genre choisi et le succès critique. Commençons par le second puisque j’ai déjà traité des deux autres aspects. Game of Thrones relève, à ce qu’on m’en dit, de « l’heroic fantasy », genre qui a le vent en poupe et que, pour ma part, j’avoue avoir toujours négligé, par paresse, sans doute. J’en étais resté à Conan le Barbare, ce film dont le seul mérite avait été de promouvoir la carrière d’Arnold Schwarzenegger. J’avais ainsi évité les pavés de Tolkien et, surtout, la pesante litanie des Harry Potter. Il y a des choses qu’on ne peut s’imposer, même avec la meilleure volonté du monde. J’ai cru voir passer au loin des films et des jeux vidéos sur le sujet, sans que cela n’éveille plus d’intérêt chez moi. J’avoue que cet univers m’est resté résolument étranger.
La Fantasy contre l’École des Annales
Quoi de plus étranger, en effet, lorsqu’on a dépassé seize ans, que ces Moyen-âges bricolés à partir de légendes arthuriennes, d’extrapolations de diverses époques et de superstitions infantiles ? La Fantasy, mélange d’imaginaire approximativement médiéval et de surnaturel, n’a ni la force critique des utopies ni capacité prospective de la science-fiction. Un Swift vous propulse dans une vigoureuse critique politique et sociale, un Battlestar Galactica vous ouvre un abîme métaphysique sous les pieds. La fantasy, elle, suggère un passé imaginaire. Et c’est une chose très étrange. Que manque-t-il dans notre passé, dans notre Histoire collective, pour ressentir le besoin d’inventer des choses qui n’auraient jamais été ? S’agit-il d’ailleurs d’inventer ou de reconsidérer notre rapport à l’Histoire ? De ré-évaluer les mythes, les légendes par rapport à la science historique ? Pour user d’un raccourci, la « fantasy » ne serait-elle pas une réaction à l’École des Annales ? Un refus de la profanation du passé ? Un rejet de l’approche sociale, globale d’un passé débarrassé de tout héroïsme ?
C’est ce qu’il me semble, en effet. Et c’est ce que je devine à travers maintes discussions. On ne veut – ni ne peut – se défaire des figures légendaires, ni de Vercingétorix ni de Napoléon, ni de Sainte Clotilde ni de Jeanne d’Arc au profit des conditions de vie du tisserand angevin ou du laboureur poitevin. Le fameux “ roman national ” tient toujours la barre. Aussi, quand la science impose sa vision froide et n’offre plus d’exemples à suivre, il se trouve toujours de bonnes âmes pour nous inviter à l’imaginaire, aussi frelaté soit-il.
Une Fantasy fantaisiste
J’apprends que le genre “ fantasy ” se subdivise en une pléthore de sous-genres, chacun avec ses auteurs, ses romans, ses bandes dessinées, ses films, ses blogs. Il y aurait ainsi la dark fantasy, la fantasy médiévale, l’heroic fantasy, la fantasy animalière, la high fantasy, la fantasy arthurienne, la fantasy historique, la light fantasy, la low fantasy, la fantasy of manners, l’oriental fantasy, la romantic fantasy, la science fantasy, la space fantasy, la fantasy érotique et enfin la fantasy urbaine. Game of Thrones releverait de la fantasy médiévale. Soit.
Comme pour tous les genres, l’effet de recognition vient en premier. Il faut être assuré de se trouver dans un récit qui répond aux critères du genre, ce n’est qu’ensuite que vient le plaisir de l’invention propre à un récit particulier. Game of Thrones nous parle tout de suite de dragons, de guerres, de cités imprenables, de dynasties, il y a un nain, des bâtards, de vieux grimoires, des prophéties, il ne manque même pas une sorcière. Nous y sommes donc bien.
Ce premier effet de recognition passé, force est de constater que Game of Thrones ne lésine pas sur les moyens, en dépit de décors 3D peu soignés. L’histoire est complexe, les interprètes excellents, les amateurs du genre ne peuvent qu’être comblés. Ce tissage de luttes pour le pouvoir, sur la trame d’un Destin brodé de toutes les traîtrises possibles serait digne, selon la critique, d’un Shakespeare. Le non-amateur que je suis, lui, remarque les vides plutôt que le trop plein, les béances plutôt que les raccommodages.
On a tôt fait d’identifier dans la géographie du pays imaginaire des sept royaumes de Game of Thrones un mauvais décalque de l’Angleterre, avec son mur, au Nord, censé protéger des “ sauvageons ” et des “ marcheurs blancs ”, résurgence du Mur d’Hadrien qui protégeait des pictes, avec son Détroit qui la sépare d’autres ennemis et qui pourrait être la Manche, ou enfin avec sa capitale dressée au fond d’un estuaire comme Londres au fond de l’estuaire de la Tamise. Et puisqu’il s’agit d’un royaume composé de sept royaumes, on fait sans effort le rapport avec le Royaume Uni, composé lui-même de plusieurs entités politiques. L’auteur du roman et les scénaristes qui l’ont adapté, en dépit de leur talent pour les dialogues, ne se sont visiblement pas trop fatigués pour la géographie.
Avant d’en arriver à Shakespeare, on restera donc en compagnie de Maurice Druon, romancier et journaliste réactionnaire du gaullisme triomphant, auteur des Rois maudits, l’ouvrage qui inspira George R. R. Martin, pour les romans qui donnèrent naissance à la série.
Archaïsmes
Que nous raconte Game of Thrones ? Tout d’abord une histoire de guerriers où, à une ou deux exception près, les femmes ne sont, au choix, que mères ou prostituées. Avec la meilleure volonté du monde, on n’a pas souvenir d’une série plus phallocrate. Et, sans conteste, il n’existe guère d’indice plus probant que la position respective des hommes et des femmes pour évaluer le fond d’une histoire.
Plus largement, le petit monde féodal qui nous est présenté est une société où les faibles et les pauvres ne comptent pas, où le peuple n’est qu’une populace, et qui se fonde sur une unique obsession : la lignée. Ce pourrait être la liberté, la justice, l’aventure, non, c’est le clan primitif, sa survie et sa puissance qui forment le noeud. Chaque épisode nous l’affirme, obsessionnellement : la seule légitimité est celle du sang. Droit du sol, droit du sang, de désagréables relents nous chatouillent les narines.
Pour le moins, le monde imaginé par les scénaristes de Game of Thrones est en rupture avec une société américaine fondée sur le mélange et l’opportunisme individuel. Ce qui nous amène à nous interroger sur la nécessité d’exposer en ce début de XXIème siècles un tel état des rapports humains. Pourquoi un tel mépris des femmes et une telle obsession des lignées ? Qu’avaient donc les scénaristes en tête, ou plutôt, derrière la tête ?
Le retour du refoulé
Il est difficile de croire que leurs sources n’aient été, consciemment ou non, d’inspiration germanique. Le décor pseudo-post-médiéval y invite. De l’autre côté du fameux mur qui protège les sept royaumes, c’est la sauvagerie, la forêt et la neige qui s’étendent. Le domaine des morts et des proscrits, comme autrefois, là-bas, sur les rives de la Baltique. On en a déjà parlé au sujet des tueurs en série, et c’est la même chose avec les loups-garous et les vampires. Pour s’en protéger, l’organisation stricte du clan était la meilleure organisation collective.
D’où le problème que représentent les bâtards et l’inceste, les deux écueils majeurs, quoique inévitables, de toute lignée. Game of Thrones tète à ces deux mamelles. Qui est légitime, qui ne l’est pas ? Ici, la légitimité du pouvoir s’exprime en terme de pureté sanguine et de droit d’aînesse. Qui jouit d’un sang pur, corrompu ni par l’inceste ni par l’adultère, et qui est marqué à vie de l’ineffaçable souillure ? En cela Game of Throne est bien loin d’approcher Shakespeare, comme le suggèrent certains critiques. Nulle réelle démesure, ni réelle folie pour nourrir une tragédie. Ici, pas d’Othello, ni de Lady Macbeth ou d’Hamlet. Ce ne sont que familles contre familles, clans contre clans et pour cette simple et évidente raison, parce qu’elle nie le libre arbitre, Game of Thrones relève d’une idéologie dont notre Extrême-Droite actuelle n’ose même plus rêver. La grande invention de la modernité occidentale, la responsabilité individuelle, est ici totalement exclue. On en est même pas à l’invention du capitalisme.
Au fond, en reconsidérant cette série sous les deux aspects cités, la place des femmes et la prédominance du clan sur l’individu, on pourrait croire à un récit essentiellement anti-chrétien. Game of Thrones est régressif parce qu’en se posant comme pré-chrétien, il s’affirme anti-chrétien. Je ne parle pas ici du polythéisme bricolé qui sert de religion dans le récit mais de l’absence de responsabilité individuelle des personnages, de la toute puissance de la lignée, du mépris pour les femmes et les faibles, et de l’absence de tout sentiment tragique.
La guerre rédemptrice
Au salut individuel, Game of Thrones oppose ainsi la lutte clanique pour la survie, c’est à dire le pouvoir. Chacun n’existe que pour satisfaire l’ambition de sa lignée. Mais Game of Thrones nous dit aussi lorsque le pouvoir est installé depuis trop longtemps, il se corrompt nécessairement et la guerre devient nécessaire. La purification par les armes, le rétablissement des valeurs guerrières fondatrices rétablissent un nouvel ordre. On imagine sans difficulté où ce genre de discours mène. Qu’on puisse le tenir aujourd’hui, au nom d’un imaginaire, quel qu’en soit la forme, devrait nous alerter. Car tel est le pire péché de Game of Thrones : opposer un monde pacifié mais corrompu au même monde purifié par la guerre. Dans ma jeunesse on aurait traité cette série de fasciste. En ces temps actuels où le discours fasciste s’expose impunément en Europe et reçoit l’approbation d’un quart de la population française, une telle série répond à des aspirations bientôt majoritaires. Porter Game of Thrones au pinacle comme le fait une critique à la mode n’est pas une faute innocente.
Retour de l’épopée, retour du refoulé
Pour nous convaincre, Game of Thrones troque l’ambition d’une tragédie pour celle d’une épopée. Elle raconte plutôt qu’elle ne démontre. C’est pourquoi il est inutile d’exhumer Shakespeare. La même chaîne avait produit autrefois Rome, série qui, en dépit de petites approximations, avait le mérite de donner une vision historiquement pertinente de la chute de la République romaine et de l’avènement de l’Empire. Nous connaissons tous César et Auguste, comme les grecs anciens connaissaient tous Oedipe ou Elektre. Il n’y avait pas de nouveauté dans les personnages ni dans des faits que nous avions appris dès l’enfance. La force de Rome était de rendre présents ces personnages, de les faire agir et s’exprimer sous nos yeux, en direct oserais-je dire, et l’effet était tout à fait différent d’une leçon d’histoire. Il y a une dimension tragique chez César et chez Auguste, un excès d’être qui les pousse à la faute et les condamne à la punition divine. Franchir le Rubicon n’est pas un simple acte politique, c’est défier l’ordre voulu par les Dieux. Et cela s’achève généralement sur la marches du Sénat, sous le poignard de son propre fils adoptif. Penser le pouvoir commence là.
À mille lieues de cette complexité, Game of Thrones nous narre l’histoire de personnages finalement trop simples, dépourvus d’ambiguïtés. La qualité des dialogues n’y change rien. Ils sont ce qu’ils sont et le demeurent tout au long de la série. Ils ne font qu’incarner un principe : la fidélité, le goût du pouvoir, la traîtrise, la force brutale, la compassion, etc. Ce sont des personnages épiques, pas des personnages tragiques.
L’objet de Game of Thrones, comme de toute heroic Fantasy, serait ainsi de nous défaire de la tragédie pour nous ramener à l’épopée, à une forme de récit mythique, ou mythifiant, comme on veut. Exaltation d’un idéal collectif et porteuse d’une morale sommaire, l’épopée se repaît de merveilleux et de personnages simplistes. Tout devrait nous en éloigner, la science historique comme la pensée politique. Il est désolant qu’elle s’impose de nouveau, dans les projets politiques comme à la télévision.
Game of Thrones est une série écrite par David Benioff et D. B. Weiss adaptée des romans de George R. R. Martin. Elle est diffusée deuis 2011 sur HBO et interprétée notamment par Peter Dinklage, Emilia Clarke, Kit Harington, Nikolaj Coster-Waldau, Lena Headey, etc…
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