Une Iliade
“ Le retour de 24 Heures apporte une preuve de l’importance que prend un personnage de série dans nos vies de regardeurs : Jack nous manquait, et on est content de le retrouver, même si ça fait un peu bizarre, comme de revoir un ami disparu de la circulation. Il est lui-même opaque, étranger à lui-même comme toujours les personnages revenus du néant (…). Mais qu’est-ce qui nous manquait exactement ? Le héros indestructible ? Non, on a les films de superhéros pour cela, et Jack n’est pas indestructible, il est vulnérable, il revient à chaque fois plus détruit, il revient dans cette nouvelle série parce qu’il ne peut pas faire autrement, et on regarde parce qu’on ne peut s’en empêcher. (…) On a jadis accusé la série de sadisme, pour ses rituelles scènes de torture ; mais dans sa tendance répétitive à sauver le président et le monde, toujours pour sa propre perte et en passant lui-même régulièrement à la torture (…), c’est bien le masochisme de Jack qui s’affiche, qu’il revendique, et qu’on partage. ”
Ainsi se conclut, ou presque, l’excellent article que consacre Sandra Laugier dans le Libération du 23 mai 2014, à la saison 9 de 24, ici connue sous le nom de 24 heures chrono. Nous savions tous, déjà, que 24 n’était pas une série bushienne et qu’elle avait systématiquement mis le doigt sur les failles et les crimes d’une Amérique livrée à ses pulsions réactionnaires. La figure, sans doute moins masochiste que christique, de Jack Bauer s’était sacrifiée saison après saison, pour le rachat des crimes commis par cette Amérique-là. L’assassinat du Président David Palmer, démocrate et noir, les combines tordues de son successeur Charles Logan, plus nixonien que l’original, étaient des signes patents du rôle de révélateur que jouait Jack Bauer. Dans cette neuvième saison, ce sont les outils d’espionnage et de contrôle à distance de la NSA ou de la CIA qui sont désignés. Au décor du 11 septembre, nous sommes passés à celui de l’affaire Snowden, son contrecoup. Les caméras sont partout, les ordinateurs traquent la moindre information, les drones survolent silencieusement le monde, le propre corps de Jack Bauer est lui-même connecté aux réseaux de communication comme le corps d’Achille était en lien avec la volonté des Dieux.
Car, mieux qu’une passion christique, on peut imaginer, en effet, qu’en cette interminable Guerre de Troie dont le 11 septembre n’est qu’un épisode, la vindicte de Jack perpétue le courroux d’Achille. La colère d’Achille a une cause très précise : l’abus de pouvoir commis par Agamemnon lorsqu’il s’attribue une captive qui ne lui revient pas. Ce faisant, Agamemnon rompt un équilibre politique mais aussi et surtout bafoue l’ordre du monde voulu par les Dieux. Furieux, Achille se retire sous sa tente, indifférent aux pertes que subissent les Achéens du fait de son absence. Il faudra que son ami Patrocle soit tué par Hector pour qu’il endosse une nouvelle armure et le venge. Cette vengeance, il le sait, sera au prix de sa propre vie puisque l’oracle a prédit qu’il ne survivrait pas à la mort d’Hector. Jack Bauer ne connaît pas d’autre destin. L’équilibre du monde est rompu parce que des intérêts capitalistes veulent la mort du président élu, parce que des multinationales tentent de se substituer au pouvoir politique pour déclencher une guerre, parce que l’Etat outrepasse ses droits et son rôle en espionnant les citoyens, parce qu’une morale supérieure ne contient plus un pouvoir livré à sa propre logique. Dès lors, la colère de Jack n’aura de cesse qu’il n’ait exterminé les coupables. Tel Achille, il se précipite dans un combat dévastateur au prix de sa propre vie. Jack est torturé, blessé, enfermé, on le croit mort, ses proches sont kidnappés, exécutés, ce n’est plus une question de justice mais d’anésie, cette vengeance inflexible qui refuse jusqu’au prix du sang. Après seulement que tous les adversaires aient été éliminés, Jack se retire sous sa tente, couvert de cicatrices et chaque fois plus inaccessible, plus dur, plus opaque comme si, de souffrances en souffrances, il se minéralisait inexorablement. Achille lui-même n’allait pas si loin. La colère de Jack, elle, est inextinguible.
À dire vrai, les choses sont sans doute un peu plus complexes. Avant de définitivement se minéraliser, Jack a pu croire quelques temps en un minimum de solidarité humaine, qu’il s’agisse d’amour ou de simple affection. Mais c’était autrefois et à l’époque, déjà, ces dernières attaches s’effilochaient. Car, rappelons-nous : où commence 24 heures ? En pleine tourmente conjugale. Jack a trompé sa femme avec une collègue qui, par la suite, se révélera être une implacable traîtresse, allant jusqu’à exécuter froidement la femme de Jack et tenter de le tuer. Il ne faut pas oublier que 24 heures commence par la faute de Jack comme l’Iliade commence par la conséquence de la faute d’Agamemnon : la colère d’Achille. Dans les deux récits, une faute a été commise qui rompt l’ordre primordial. Jack tient ainsi les deux rôles : Il est à la fois celui qui détruit cette harmonie et celui qui s’oppose à ce qu’elle soit renversée.
En fin de huitième saison, Jack choisissait de disparaître et on l’apercevait une dernière fois, observé par l’oeil d’un drone. Délogé de sa tente, il réapparaît aujourd’hui pour lutter contre ces drones qui menacent désormais tout un chacun. Partout, des yeux nous épient.
Qui vient en aide à Jack ? Chloé, la fidèle Chloé, virtuose de l’informatique transformée en hackeuse. Elle est celle qui, en s’introduisant dans les réseaux de surveillance, peut savoir à tout moment qui se cache à quel endroit, celle qui peut déjouer les pièges et prévenir Jack du danger. Sans Chloé, Jack est aveugle. Les yeux de déesse grecque qu’elle se fait pour cette neuvième saison sont ceux d’une Athena gothique. Athena glaukôpis (aux yeux brillants), pronoia (la prévoyante), protectrice elle aussi du Droit et de son champion, Jack.
Car derrière cette course permanente contre le temps et les menaces, la fidélité de Chloé pour celui que tout le monde a trahi dix fois, cette loyauté qu’il récuse, ne se considérant que de alliés, est, dans 24 heures, la vertu primordiale. Toutes les trahisons qui se succèdent ne font qu’affirmer son prix, qui est, hélas, aussi celui de la rareté. Jack demeure et demeurera imperturbablement loyal envers le président de son pays, ou plus exactement envers celui qui incarne légitimement la fonction suprême. Usant de méthodes déloyales, il ne cesse d’affirmer sa loyauté envers son Prince.
Pour toutes ces raisons, 24 est une Iliade.
24 est un feuilleton télévisé créé par Joel Surnow et Robert Cochran et diffusé sur le réseau Fox. Il est interprété notamment par Kiefer Sutherland, Mary Lynn Rajskub, Kim Raver, William Devane…