Le tueur en série, à l’âge du féminisme
The Fall s’inscrit dans une longue tradition de séries consacrées aux tueurs en série. Les mots eux-mêmes disent parfaitement le rapport entre le contenant et le contenu, n’insistons pas, et attachons-nous plutôt aux évolutions de cette figure désormais inévitable de la culture populaire qu’est le tueur en série. Les derniers opus, Hannibal, True Detective et The Following avaient tenté, avec des réussites diverses, d’approfondir la figure janusienne de la proie et du prédateur ou, si l’on veut, du chassé et du chasseur.
On a longtemps – et jusqu’à saturation – fouillé le rapport d’attraction/répulsion qui lie le détective et le tueur ou le tueur et sa victime. Le syndrome du Silence des Agneaux cent fois revisité.
Sous des allures modestes, The Fall rebat les cartes. Plus de plongée dans l’abîme, plus d’identification ni de gémellité douloureuse, mais une simple et froide opposition sexuelle. Car si les meurtres en série sont bien des meurtres sexuels, on avait presque fini par l’oublier tant les séries gomment autant que faire se peut la dimension sexuelle de la chose. Folie furieuse, certes, meurtres abominables bien sûr, mais le sexe lui même est souvent masqué par une accumulation de signes : dessins chaotiques, images grotesques, dispositifs criminels, écrits monstrueux qui témoignent de la folie. En revanche, de sexualité, point ou très peu. The Fall, au contraire, élude ce folklore et pose le sexe comme seul et véritable enjeu.
D’un côté, une policière, Stella Gibson, féministe tendance post-SCUM, toute en maîtrise d’elle-même, distante voire froide avec ses collègues et d’une sexualité parfaitement libre, de l’autre, un psychologue déséquilibré, Paul Spector, s’il suscite facilement l’empathie, est aussi très maître de lui-même mais tout en feu intérieur et à la sexualité perverse. Une femme indépendante qui dispose de son corps et se laisse porter par le flux de ses désirs face à un homme asservi par ses pulsions et pour lequel une femme libre est une provocation.
Contrairement à ce qui a été reproché à cette série, elle dresse une galerie de portraits de femmes très différentes qui assument leur autonomie affective et sexuelle : la jeune Katie, fascinée par le mal, en est parfaitement consciente. La hiératique Tanya, tentée par Stella, se dédie en toute connaissance de cause. Quand à Stella, s’il y a bien quelque chose qui l’indiffère, c’est de passer pour une croqueuse d’hommes.
Sexe contre sexe, donc. Ou plutôt sexualité contre sexualité.
“ Pourquoi les femmes sont-elles émotionnellement et spirituellement plus fortes que les hommes ? ” lui demande Jim, son patron, qu’elle vient d’éconduire. Elle lui répond : ”Peut-être parce que la forme humaine de base est la femme. La masculinité est une sorte d’anomalie congénitale ” (S02E03).
“ Nous avons tous des besoins d’affection physique qui peuvent seulement être satisfaits avec une autre personne. Le truc consiste à demander à quelqu’un d’approprié de les satisfaire. ” (S02E04)
Les hommes sont bien moins traités. Outre le tueur, qui tisse lui-même la toile dans laquelle il se laisse prendre, les autres sont mal à l’aise avec leur vie affective ou sexuelle. Entre les plaisanteries douteuses, la drague empotée et la débandade post-crise conjugale, ils n’expriment que leur malaise vis à vis de leur désir.
La norme répressive est clairement située du côté des hommes. Sa transgression également. Avec toutes les étapes intermédiaires qui, elles, peuvent prendre l’allure de sentiments. La femme, elle, ne tombe dans aucun de ces pièges. Sa liberté peut ressembler à une solitude, certes, et sa sexualité se réduire à une agréable hygiène. C’est le prix à payer.
À tout bien considérer, The Fall est certainement la première série féministe sur les tueurs de femmes.
Mezzo voce
Une autre attrait de cette série est le recours au Mezzo voce, cette voix retenue, murmurée, comme le serait une confidence. Jack Bauer avait usé cette forme de jeu qui contrastait fortement avec la violence des scènes de 24 (heures chrono). Sa voix monocorde, presque inarticulée exprimait la formidable maîtrise qu’il avait sur les évènements, quitte d’ailleurs à y laisser une partie de son corps. La voix de Stella Gibson, plus chaude, plus profonde, s’accorde au contraire à la perfection avec sa maîtrise d’elle-même, de son corps et de ses actes.
Cette voix intériorisée, qui crée une intimité avec le personnage, n’est pas sans conséquence sur la dimension sexuée du récit dont je parlais. Le spectateur est insensiblement happé au cœur du conflit. Ce n’est sans doute rien mais cela fait toute la différence avec d’autres mises en scène qui misent, elles, sur la tension de l’affrontement.
The Fall est une série crée par Allan Cubitt et diffusée simultanément sur BBC2 et RTÉ One. Elle est notamment interprétée par Gillian Anderson, Jamie Dornan, Laura Donnely, Bronagh Waugh, Archie Panjabi, Niamh McGrady