Seul reste le spectateur, seul
C’est fini.
La Promesse de l’aube, Romain Gary
13 Frères, nous ne voulons pas vous laisser dans l’ignorance au sujet de ceux qui se sont endormis dans la mort ; il ne faut pas que vous soyez abattus comme les autres, qui n’ont pas d’espérance. 14 Jésus, nous le croyons, est mort et ressuscité ; de même, nous le croyons aussi, ceux qui se sont endormis, Dieu, par Jésus, les emmènera avec lui. 15 Car, sur la parole du Seigneur, nous vous déclarons ceci : nous les vivants, nous qui sommes encore là pour la venue du Seigneur, nous ne devancerons pas ceux qui se sont endormis. 16 Au signal donné par la voix de l’archange, et par la trompette divine, le Seigneur lui-même descendra du ciel, et ceux qui sont morts dans le Christ ressusciteront d’abord. 17 Ensuite, nous les vivants, nous qui sommes encore là, nous serons emportés sur les nuées du ciel, en même temps qu’eux, à la rencontre du Seigneur. Ainsi, nous serons pour toujours avec le Seigneur. 18 Réconfortez-vous donc les uns les autres avec ce que je viens de dire.
Première lettre de Saint Paul aux Thessaloniciens et thème de la série télévisée The Leftovers.
Dans un article précédent, je m’étais risqué à déclarer close la période post-11-septembre et à décréter que les séries se tournaient désormais vers d’autres sujets, détachés des menaces terroristes, de la question islamique, des complots et des catastrophes. Comme toute affirmation trop tranchée, celle-ci devait être démentie sitôt après avoir été publiée. The Leftovers est le titre de ce démenti.
En effet, la trame de The Leftovers est symptomatique du trauma fondateur du XXIème siècle : la chute des Twin Towers et la disparition de 6 000 personnes en quelques minutes.
Un jour donc, un jour banal, 2 % de la population se volatilise. On se retourne, il/elle n’est plus là. Il/elle était pourtant là la seconde d’avant. Que s’est-il passé ? On ne le sait pas, on ne le saura sans doute jamais. Ce sont des bébés, des maris, des femmes, des enfants, des vieillards, n’importe qui a ainsi disparu en ce jour qui était n’importe quel jour.
Lorsque la série débute, nous sommes trois ans après l’évènement, dans la petite ville de Mappleton. Personne ne s’est encore remis et il est probable que personne ne s’en remettra. La tension est palpable au sein de la population, le moindre incident semble pouvoir la faire basculer dans la violence.Le chef de la police essaie de maintenir un semblant d’ordre et de relations humaines, la maire aussi, de son côté, avec des intentions évidemment plus politiques. Une communauté s’est implantée, les Guilty Remnants, qui suscite l’animosité de la population mais recrute à un rythme régulier. On ne sait pas grand-chose d’eux sinon qu’ils s’habillent de blanc, fument cigarette sur cigarette et ont fait vœu de silence. Plus loin, dans la cambrousse, une autre communauté s’est rassemblée autour d’un gourou appelé Wayne. Dernière figure récurrente : un tueur de chiens visiblement décidé à décimer les hordes de chiens errants
D’où sortent ces personnages, quelles sont leurs motivations, leurs rôles, leur but, leurs intentions ? gageons que nous ne le saurons jamais. Auteur du roman originel, Tom Perrotta l’est aussi de cette adaptation réalisée en tandem avec Damon Lindelof, le co-créateur de Lost. Étranges retrouvailles : Lost traitait d’un groupe de personnes disparues, The Leftovers parle de ceux qui sont restés après la disparition de leurs proches. The Leftovers pourrait être l’envers, le pendant de Lost.
Hélas, Lost a aussi laissé le souvenir d’une série où les pistes se multipliaient et qui s’achevait sans explication ni résolution. La frustration avait été immense. Les premiers épisodes de The Leftovers, qui accumulent les ombres et masquent les non-dits sous des flash-backs et des rêves, composant une sorte de long rébus, laissent craindre le même sort. On passe d’un personnage à l’autre sans réel lien. Le troisième épisode, entièrement consacré à un personnage de pasteur fonctionne de façon tout à fait autonome et pourrait très bien se passer de l’intervention du chef de la police, voire même, tout bien considéré, des Guilty Remnants. Enlevez les détails qui relèvent du contexte de Leftovers, l’histoire est la même. À ce sujet, Aristote était ferme : “ (…) tout ce qui peut être dans un tout ou n’y être pas sans qu’il y paraisse, n’est point partie de ce tout. ”
L’ésotérisme facile bricolé par Lindehof fait éclore des réseaux d’initiés. Un peu comme cela s’est passé avec Twin Peaks, la première série post-moderne. Il y a ceux qui savent, qui ont tout suivi, qui devinent les ressorts cachés, et le reste, la masse. L’incapacité à conclure, pour Lynch comme pour Lindehof relève de la même stratégie de connivence. Seuls les initiés savent jouir de ce suspens qui leur laisse un délicieux goût d’inachèvement. Privilège aristocratique de celui dont la maîtrise (des codes, des symboles,…) permet d’esquiver le temps.
À l’opposé, pour les aristotéliciens de ma trempe, susciter la curiosité du spectateur est le travail initial de tout récit car il n’y a pas de récit sans cette invite au désir du spectateur. Mais ne pas y répondre est une rupture du contrat qui lie tout auteur avec son lecteur, son auditeur ou son spectateur. Une impolitesse.
Aristote écrivait, à ce sujet : “ J’appelle entier ce qui a un commencement, un milieu et une fin. Le commencement est ce quine suppose rien avant soi, mais qui veut quelque chose après. La fin, au contraire, est ce qui ne demande rien après soi, mais qui suppose nécessairement, ou le plus souvent, quelque chose avant soi. Le milieu est ce qui suppose quelque chose avant soi, et qui demande quelque chose après. Ceux qui composent une fable ne doivent point la commencer ni la finir au hasard, mais se régler sur les idées qui viennent d’être exposées ” La fin est la question majeure et pourtant sans cesse différée qui se pose à toute série. Elle procède paradoxalement d’une des spécificités de la télévision : la continuité. La télévision ne s’arrête jamais. Jour et nuit, d’un bout à l’autre de l’année, le flux électronique se déverse, sans interruption. Continuité et programmation sont les seules lois. Les séries en sont l’une des manifestations les plus évidentes. En cela, elles font le lien avec les grands cycles littéraires, balzaciens, proustiens ou tout simplement légendaires où achever, c’est mourir…
Dès lors, comment achever ce qui, par nature, ne peut s’arrêter pour de bonnes raisons ? La fin, par définition, détermine la durée, or tant que la série remporte du succès, il y a peu de raison d’y mettre un terme. L’incertitude qui plane sur toute production soumise au verdict des diffuseurs, rend cette fin toujours potentielle. Non seulement chaque année, l’avenir de la série est remis en jeu mais à n’importe quel moment, une série peut aussi facilement mourir que vous et moi d’un caprice du Créateur. Le cimetière des séries sommairement exécutées est vaste, il faudra revenir sur ce champ de sépultures qui, il est vrai, recèle d’authentiques bijoux.
À la télévision, la continuité est un impératif si puissant que lorsqu’une série n’a été conçue que pour un nombre limité de saisons, lorsque sa fin a été pensée, elle laisse derrière elle comme une ombre. Elle ne disparaît jamais définitivement, témoins ce Jack Bauer ressurgi cette année pour une neuvième saison inattendue, Battlestar Galactica (1978), The Love Boat, Dallas, Star Trek ont donné lieu à autant de résurrections. La dialectique des séries TV, leur moteur interne, s’alimente du conflit entre entre l’impératif d’une fin et l’exigence de la continuité. Sans tension entre l’une et l’autre, nulle tension ne susciterait un tel désir, chez nous, de regarder ces séries jusqu’au bout.
La fin d’une série est donc toujours là, inscrite dans ses gènes. Ne pas la postuler, comme l’a fait Lindehof avec Lost, est une faute. Ne pas avoir imaginé cette fin avant de construire son récit, comme l’a fait Lynch avec Twin Peaks, est une erreur. Car la fin n’est pas seulement l’événement logique qui vient couronner un parcours, elle est ce qui permet de comprendre ce parcours, autrement opaque. Ceci ne condamne en rien les fins ouvertes qui, elles, laissent l’imagination du spectateur conclure. Lost, comme, semble-t-il, The Leftovers tentent plutôt d’égarer le spectateur pour ne pas avoir à conclure. Les Leftovers, ceux qui restent après la disparition, ne serait-ce pas finalement nous autres, les spectateurs, une fois le récit disparu ?
The Leftover est un feuilleton écrit par Tom Perrotta et Damon Lindehof et produit par HBO en 2014. Il est interprété notamment par Justin Theroux, Amy Brenneman, Christopher Eccleston, Liv Tyler, Chris Zylka, Margaret Qualley, Carrie Coon, Emily Meade, Amanda Warren, Ann Dowd, Michael Gaston, Max Carver, Charlie Carver, Annie Q, Paterson Joseph