La nouvelle alliance
À défaut de Dieu, un paysage parfois suffit. Une histoire peut sembler se déduire d’une montagne, d’un désert ou d’une île puisqu’un paysage, par définition, contient les hommes, donc qu’il les fait siens, peu ou prou. Aussi étriqué soit-il, il est aisé de postuler que les personnages en sont les jouets et que leurs actes dépendent de sa plus ou moins mystérieuse puissance… Top of the Lake, True Detective ou, à un niveau en dessous, Les Revenants, jouaient de cette surdétermination des paysages sur le récit. Et la critique, qui repérait trop facilement le poids du paysage sur l’histoire, tombait vite dans le piège métaphysique. Faut-il vraiment que la Nature joue le rôle du Destin ? La modernité ne devrait pourtant pas nous entraîner de ce côté…
Frikjent (Acquitted)
Toute l’action d’Acquitted se situe au fond d’un fjord et les vues de cette langue de mer encadrée par les montagnes scandent inlassablement le récit, quasiment séquence par séquence. De toute évidence il s’agit de nous faire comprendre que cette histoire se joue dans un cul-de-sac dont nul ne peut s’échapper, qu’elle commence là et qu’elle devra s’y achever.
Voici donc le bel Aksel Borgen, riche et jeune financier norvégien installé en Indonésie, que son associé envoie en Norvège mettre la main sur la société SolarTech, spécialisée en matériaux solaires. L’entreprise est située au fond d’un fjord, dans le village dont Aksel s’est enfui, vingt ans plus tôt après avoir été acquitté du meurtre de sa petite amie. Eva, la PDG de la société, est la mère de cette jeune fille tuée dans des circonstances encore confuses. Tout le monde se connaît et le retour de celui qui a passé sa jeunesse dans le village et reste aux yeux de la plupart l’assassin présumé.
La vie paisible du village va être bouleversée par le retour d’Aksel et les secrets, les rancoeurs, haines, mensonges et adultères vont se poindre à la surface les uns après les autres comme les bulles à la surface d’un marécage remué par un bâton.
L’histoire s’inspire d’un fait authentique. Un norvégien a été autrefois condamné pour meurtre puis acquitté, il est parti vivre à l’étranger où il a étudié et a été embauché par une banque. Son employeur l’avoir mis à la porte lorsqu’il a appris son passé. Dans la série, le héros revient en Norvège et finit par décider d’y rester en affrontant sa communauté d’origine, ce qui n’a jamais été le cas dans la réalité. Néanmoins le sujet est le même : un homme acquitté par la justice qui reste toujours coupable aux yeux des autres.
Le thème du retour au pays et de ses conséquences n’est pas foncièrement nouveau, Jésus y consacre une parabole mais il semblerait que cette fois le Retour du fils prodigue se rejoue en négatif. Contrairement à l’histoire racontée par Jésus, en effet, dans celle-ci, le fils enfui de la maison paternelle n’a pas eu sa part d’héritage, il ne l’a pas dilapidée puisqu’au contraire, il a fait fortune, il s’est marié et a eu un fils, son employeur le traite royalement plutôt que de l’affamer et, toujours en négatif de la parabole, il ne trouve à son retour que des portes qui se ferment et des visages hostiles malgré son profond désir de réconciliation. Il est finalement obligé d’acheter sa réintégration dans sa communauté originelle à renfort de dollars et de promesses d’emplois préservés.
L’ensemble de la communauté en été traumatisée par le meurtre et n’en a toujours pas fait le deuil. Revenir dans le village, c’est revenir à l’instant où tout s’est irrémédiablement noué et constater qu’aucun fil ne s’est distendu. Le temps s’est figé à l’instant du meurtre.
L’histoire du Retour du fils prodigue est une parabole sur le pardon et la justice. Acquitted aussi. Mais la grande différence tient à ce que si la Bible affirme que l’un et l’autre co-existent dans le regard que Dieu porte sur les enfants plus ou moins égarés que nous sommes, la série norvégienne, elle, déduit le pardon de la justice. C’est le sens du geste d’Eva lorsqu’elle prend la main d’Aksel, lorsque le vrai coupable expie. D’où le cul-de-sac du fjord.
En ce sens, Acquitted est une série théologique.
Pour cette raison, l’intrigue semi-policière (qui a tué la petite amie ?) devient vite mineure vis à vis du dilemme collectif d’autant que, il faut l’avouer, les scénaristes ne cessent de nous promener de fausses pistes en pseudo coupables. S’il s’agit de nous imprégner de l’idée que tout un chacun est coupable à un degré variable, le procédé est un peu grossier. En revanche, l’enjeu social est esquissé avec le licenciement d’un des piliers de l’usine et la condamnation de l’économie mondialisée spéculatrice, elle, est clairement affichée, ce qui n’est pas totalement inutile.
Hraunið (Meurtre au pied du volcan)
Les Islandais bénéficient eux-aussi d’une nature spectaculaire à laquelle il serait tentant de confier le rôle de démiurge. Meurtre au pied du Volcan, en dépit de son titre et des scènes consacrées à un champ de laves qui, dit-on, ne rend jamais les corps qui s’y perdent, n’abuse pas de cette surdétermination du paysage.
Meurtre au pied du volcan prend d’ailleurs peu de risques. Ni l’action ni les personnages ne tranchent par leur originalité. Le héros, flic solitaire, divorcé, hanté par la perte d’un petit garçon et père trop absent d’une adolescente, a lui-même été un enfant placé dans un centre d’accueil, victime de la violence de ses congénères. On lui accole une toute jeune inspectrice à la fois inexpérimentée et opportuniste. Jolie mais franchement horripilante. Et puis, comme si on ne pouvait y échapper, les deux finiront par s’apprécier. On n’échappe pas à un demi-siècle de séries et à plus longtemps encore de films américains.
Le paysage est celui des abords d’un volcan, sur une large pointe cernée par l’océan, le contraire d’un fjord. Il y fait froid, la nature est ingrate, la petite ville de Snæfellsnes forme une communauté trop étroitement liée par le passé. Le policier de Reykjavik et sa jeune collègue qu’on envoie enquêter sur le meurtre d’un banquier vont donc se heurter au réseau de secrets et de mensonges qu’une telle population peut couver depuis des générations.
La série s’autorise l’autodérision : les jours de congés sont sacrés, enquête ou pas, l’alcool est Le problème, le soutien psychologique des fonctionnaires a des allures de contrôle social. Mais elle s’autorise également des flèches contre les banques et des banquiers, véritables parias en Islande depuis la crise financière de 2008. Elle insiste enfin un sujet qui pèse réellement sur un pays de forte activité maritime : le trafic et la consommation de drogue.
Finalement, c’est le héros, ce policier dont le métier demeure le seul lien tangible au monde, qui suscite l’empathie. Il n’a plus rien, sa femme vit avec un autre homme, il ne se soule pas, ne court pas les jupons, se joue pas son argent. Il survit, sans trop d’émotions. Du moins en surface car souterrainement, lui reste le souvenir des maltraitances de son enfance. Il est là au pied du volcan, sur la croûte de lave refroidie juste au dessus du magma qui, un jour ou l’autre, finira par jaillir.
Aussi maladroit soit-il, le kidnapping d’une enfant par un pédophile et le passage à tabac de celui-ci est le déclencheur de la résolution : Helgi commence à régler ses comptes avec les bourreaux de son enfance. Cela ne mènera à tirer dans le tas avant de finir par abattre son bourreau d’autrefois. C’est sa manière de mettre un point final à une série de meurtres tout comme à la douleur qu’il a de vivre.
Ce destin, si semblable à celui de Martin Rohde, le policier danois des deux premières saisons de Broen/Bron, exprime une profonde lassitude devant ce qu’est devenu la vie. Il est remarquable dans cette histoire, comme dans la suivante ou même comme dans Broen/Bron, que les femmes s’en tirent bien (ou du moins pas trop mal) tandis que les hommes échouent seuls, au bord de la route, et finissent, dans un dernier geste de défi, par faire ce qu’ils croient avoir à faire en tant qu’hommes et s’excluent de ce fait de la société. Dans ce monde moderne, ils ne peuvent plus se battre, se venger, imposer la loi, alors ils le font une dernière fois et rompent les amarres.
Ófærð (Trapped)
Dans Trapped, c’est la neige, la tempête de neige qui fait la loi. Nous sommes à nouveau en Islande, dans la petite ville de Seyðisfjörður, coupée du reste du monde par les éléments et qui doit simultanément accueillir un ferry en route pour le Danemark et trouver une bonne explication pour un cadavre sans tête ni membres repêché dans le fjord. Sous la direction d’Andri Oláfsson, les trois policiers de la ville vont devoir gérer le ferry immobilisé le temps de l’enquête, s’occuper de deux jeunes africaines échappées du camping car d’un trafiquant, puis assumer un autre meurtre, le tout en l’absence de l’équipe de la brigade criminelle clouée à Reykjavik par la tempête. Le ferry a aussi ramené à la maison un certain Hjörtur Stefánsson, condamné sept ans plus tôt pour un incendie qui avait coûté la vie à sa petite amie Dagný, la belle-soeur d’Andri.
Cet Andri partage avec son homologue Helgi, de Meurtre au pied du volcan, le sort des hommes à l’ère du matriarcat. Sa femme ayant un nouveau compagnon, il s’occupe encore un peu de ses filles en attendant qu’elles partent avec leur mère. En attendant, il loge le plus souvent dans sa belle-famille. Ce sans-domicile-fixe partage ainsi son temps entre le commissariat et le port à enregistrer des drames auxquels il ne peut rien. Jusqu’au dernier épisode, en effet, aucune piste, aucune hypothèse ne parvient à trouver forme. Andri constate, la ville subit, aussi incapables sont-ils de comprendre ce qui leur arrive.
Tout comme dans Acquitted, un vaste projet industriel est promis à Seyðisfjörður. Dans la perspective de l’ouverture de la fameuse ”route du nord”, les chinois aimeraient y construire un immense port pour leurs cargos. Pour cela, il leur faut préempter tous les terrains de la commune. Un député appuyé par les politiciens locaux s’active pour faire accepter le projet par la population. Hélas pour eux, le traumatisme de l’effondrement financier de 2008 a rendu la population méfiante.
Simultanément, encore une fois comme dans Acquitted, les vieilles histoires remontent à la surface, stimulées par le retour d’Hjörtur Stefánsson. C’est le même schéma : une petit ville en proie à des difficultés, qui voit une possibilité de s’en sortir économiquement au prix de quelques sacrifices mais que d’anciens secrets vient bouleverser. On est entre ces deux mondes, l’ancien, celui d’une communauté soudée par les mariages et les non-dits, et le moderne, ouvert sur la réalité extérieure. Le second ne peut se construire qu’avec la résolution de l’ancien, donc la perte de ce qui, en bien et en mal, le soudait et la destruction des alliances passées.
Une nouvelle Alliance ?
Peut-être en définitive, ces trois récits traitent-ils de l’Alliance au sens quasi-biblique du terme. L’Alliance qui fonde une communauté et que vient détruire une autre alliance, avec un petit « a » cette fois. Alliance d’un groupe financier indonésien avec une industrie locale pour la sauver de la faillite, alliance d’un banquier et de trafiquants internationaux de drogue, alliance d’investisseurs chinois avec un village en vue de la construction d’un port. Ces nouvelles alliances modernes ne se fondent plus sur la morale et la nécessité de vivre ensemble, comme autrefois mais sur la dure loi économique et l’ouverture au monde entier. La protection données à deux malheureuses sénégalaises dans Trapped, le flirt d’une jeune fille avec le fils indonésien d’Aksel dans Acquitted sont deux signes de cette nouvelle Alliance qui est peut-être moins une menace envers des communautés sclérosées que des promesses pour elles.
Acquitted est une série norvégienne crée par Anna Bache-Wiig et Siv Rajendram Eliassen et diffusée sur en 2015 sur TV2, elle est interoprétée notamment par Nicolai Cleve Broch, Lena Endre, Susanne Boucher, Ingar Helge Gimle, Jamie Hayden, Anne Marit Jacobsen, Synnøve Macody Lund, etc…
Meurtre au pied du volcan est une série islandaise crée par Sveinbjörn I. Baldvinsson et diffusée sur RÚV en 2014. Elle est interprétée notamment par Björn Hlynur Haraldsson, Heida Reed, Arnoddur Magnus Danks, Joi Johannsson, Svandis Dora Einarsdottir , Maria Ellingsen …
Trapped est une série islandaise crée par Baltasar Kormákur et diffusée en 2015-2016 sur RÚV. Elle est interprété notamment par : Pálmi Gestsson, Ilmur Kristjánsdóttir, Ingvar Eggert Sigurðsson, Nina Dögg, Olafur Darri Olafsson, Bjarne Henriksen, Lilja Nótt Thórarinsdóttir, Sigrún Edda Björnsdóttir