La Nouvelle Vague Nordique
Depuis quelques années, les télégraphies nordiques s’immiscent dans un paysage largement dominé par les séries américaines. Il aura fallu de petites révolutions culturelles internes. Comprendre ce qu’inventaient les scénaristes américains et l’adapter. Mettre en place les structures qui permettent une production aussi efficace, appropriée à un public différent mais pouvant facilement s’exporter. Le Danemark a fait figure de locomotive, s’investissant dans les productions de ses voisins, les inspirant, donnant l’exemple avec un Danish Film Institute particulièrement actif. Mais quelles que soient les actuelles circonvolutions politiques actuelles, les scandinaves avaient des prédispositions naturelles. Leur poids démographique modeste les contraint depuis longtemps à s’organiser en sociétés ouvertes et modernes. Exporter, parler les langues étrangères, voyager, commercer, s’expatrier, inventer, accueillir, sont des nécessités vitales. Il me semble en effet exister une corrélation étroite par exemple entre le fait que la Suède soit le pays qui accueille le plus de réfugiés en rapport à son nombre d’habitants, le fait qu’elle produise Äkta Människor ou Bron/Broen et que ces deux séries aient été immédiatement copiées. Ou que la Norvège, elle-aussi largement ouverte, produise Occupied. Cette discrète extension de la production scandinave a aussi donné Forbrydelsen (The Killing), Borgen, Hraunið (Meurtre au pied du Volcan), ou, pour le moins bon, Arvingerne (The Legacy) et The Team. Nous y reviendrons.
Broen/Bron S03
La toute première image de Bron-Broen suffit. On voit le Pont, de nuit, pris en plongée de très haut. Une menace, ce Pont est devenu une menace. On replonge dans le noir après une longue errance à la limite des blancs. La nuit, sans nuance. À peine une aube, de temps à autre.
Martin croupit en prison, pour s’être vengé de l’assassin de son fils. On affecte une nouvelle collègue danoise à Saga mais tout de suite, on comprend que ces deux femmes ne pourront s’accorder. On n’aurait d’ailleurs pas vraimen
t compris ce que Saga aurait pu faire avec une femme, elle dont les rapports sociaux se réduisent à une affirmation constante de ses compétences au sein d’un univers masculin.
Un attentat plus tard, la police danoise lui choisit un autre partenaire, Henrik. Il n’a rien de l’épicurien et volage Martin, c’est au contraire un jeune homme meurtri par la disparition de sa femme et de ses deux filles, sans doute à présent mortes. Il survit à renfort de drogues qui lui les font parfois apparaître et vit ainsi un pied dans la réalité un autre dans un univers intime peuplé de visions. Néanmoins sa patience et ses talents d’observateurs lui valent l’estime de Saga. D’autant que celle-ci, toujours murée dans son monde intérieur, perd son protecteur, le commissaire, puis voit surgir sur son lieu de travail sa pire ennemie, sa mère.
Martin nous manque, bien évidemment, parce que c’était lui qui faisait le relais entre nous et Saga, par ses attitudes et ses remarques. Comme l’écrit si bien Pierre Sérisier : « Martin était également la voix du public car c’est lui, qui par de petites interventions, par de minuscules questions, permettait d’en savoir plus, de découvrir l’enquêtrice mais également de lui faire part de ce que nous pensions d’elle, des sentiments que son comportement nous inspirait. Cela pouvait être de la surprise, de l’incompréhension, du doute mais également une forme d’empathie et d’attachement face à sa probité, son dévouement professionnel et son absence complète de vanité. » Mais plus que sur Saga, c’était aussi un regard, souvent ironique, sur les mœurs suédoises. Et de la part de Saga un regard symétrique sur la vie danoise. Il ne faudrait néanmoins pas négliger le fait que les personnages représentent pour chacun des publics suédois et danois la figure familière du voisin de l’autre côté de l’Øresund/Öresund, avec ce que cela comporte de caricature, de moqueries et d’affection.
Le Pont, donc. Encore une fois. Mais en 2015, précisément, c’est à dire au moment où la grande question est celle du genre. On l’ignore peut-être en France, dans ce pays où il suffit de supputer que l’identité (sexuelle) est une construction pour s’attirer les foudres de tous les réacs imaginables, mais en Scandinavie comme en Californie ou en Grande-Bretagne, le genre est une question. Sans même parler des nombreuses séries prenant pour cadre des milieux homosexuelles (The L World, Queer as Folk, Will et Grace) Hit and Kiss, par exemple, avait paisiblement développé une histoire dont le personnage principal était un transexuel.
La télévision ne fait qu’accompagner une évolution culturelle. On sait par exemple que le vocabulaire suédois s’est enrichi d’un nouveau pronom, « hen » censé désigner une personne dont on tait le sexe ou d’un sexe ni masculin ni féminin. Les américains utilisent le « they » au singulier. Des parents suédois choisissent qu’à l’école leur enfant ne soit considéré comme ni garçon ni fille. Chaque jour des articles paraissent dans la presse qui filtrent les faits, les discours, les œuvres d’art au tamis du genre. Ce qui, avouons-le, peut devenir restrictif.
Les exemples ne manquent pas de cette obsession d’un pays obsessionnellement moderne tel que la Suède. Aussi, le premier épisode de la troisième saison de Broen/Bron s’ouvre-t-il sur le meurtre d’une homosexuelle danoise dont le projet était d’ouvrir une école « non-genrée ». Que Saga, l’asexuée Saga, celle qui considère le sexe comme une hygiène nécessaire – et seulement nécessaire – soit en charge de l’enquête place donc le récit dans un cadre assorti à l’air du temps. Cela ne parlera que de sexe mais d’une façon asexuée.
On tient la piste : le sexe asexué, mais les meurtres se multiplient, laissant vite soupçonner un tueur en série et autre chose, finalement que des motivations réactionnaires. Les fausses pistes s’ajoutent les unes aux autres, comme toujours dans Bron. Encore que…
Un personnage s’impose peu à peu. Il s’agit d’un dépeceur d’entrepri
ses dont la fortune lui permet de jouir d’une formidable collection d’art. Ce collectionneur loue illégalement les services d’une mère porteuse pour pallier à la stérilité de sa femme tandis que celle-ci simule une grossesse avec un faux ventre en celluloïd. Or, un employé de la galerie vient signaler à la police que la mise en scène des meurtres évoque un peu trop précisément les œuvres de la collection du financier prédateur… qui engendre qui ? Une mère porteuse l’enfant d’une autre ? Des œuvres d’art une série de crimes ? Le sexe asexué n’est plus qu’affaire de reproduction.
Comme venue tout exprès pour parasiter le récit, la mère de Saga fait irruption dans les locaux de la police. Elle veut renouer avec sa fille. Depuis que le père et la sœur de Saga sont morts, elles sont désormais seules au monde. Trop tard, les liens ont été rompus depuis longtemps. La mère est chassée. Elle revient, s’obstine et pour finir tend un piège dans lequel Saga tombe. Sans en révéler davantage, cette ligne narrative secondaire est évidemment une facette du même sujet.
Qu’engendre-t-on lorsqu’il ne s’agit plus que d’engendrer ?
C’est aussi ce à quoi renvoient les réseaux que fréquentent Saga et Henrik pour trouver des relations d’un soir. La chair est triste. Les affects, l’amour pour parler plus simplement, égarent les esprits les mieux faits. L’exigence de la reproduction tout autant. L’un sans l’autre accule à une lente noyade. Abandonnés de tous, il ne reste qu’à Saga et Henrik qu’à se lancer dans la seule quête qui vaille encore pour eux : celle de l’absence (de la femme et des filles d’Henrik), autrement dit, celle de la vérité.
Demeure imprimé en nous l’un des plus beaux visages de télévision, celui de Saga. Impénétrable et pourtant si lisible. Je ne voulais pas achever cet article sans parler de lui, d’elle. On ne s’est jamais affronté à un tel visage, il est un masque de tragédie antique incrusté dans notre monde moderne, le rappel obstiné du drame au sein de l’irréfrénable marche au progrès des mœurs et des techniques. Buttée, obstinée, brutale, Saga avance, infatigable, portée par sa démesure tragique et hantée par la faute autrefois commise. On pourrait lui prêter les propos qu’Euripide a mis dans la bouche de Médée : « Je sais tout le mal que je vais faire mais ma colère est plus forte que ma volonté », à la différence près que le mal que fait Saga est dû à la recherche convulsive de la vérité et que la vérité s’avère toujours destructrice. Mais, sur cette Terre, il n’y a plus de Dieux pour la punir d’avoir outrepassé leurs lois. Aussi le châtiment qu’elle endure est bien pire que celui qui s’abattit sur Phèdre, Antigone ou Médée, puisqu’il est l’absence même de châtiment.
Occupied
La série norvégienne Occupied s’appuie sur un sujet plutôt excitant : l’occupation de la Norvège par les Russes. En ces temps de résurrection de l’Empire tsaro-soviétique, les voisins de la Russie ont en effet des raisons de craindre l’Ours tenu jusqu’alors en respect par les missiles de l’OTAN. Hélas un nouveau premier ministre écologiste vient d’être élu et annonce qu’il a l’intention de couper la distribution de pétrole en échange de la fourniture d’électricité grâce à des centrales au Thorium. Immédiatement, les paras russes s’emparent des plate-formes de la Mer du Nord. Le premier ministre se tourne aussitôt vers l’Europe. Dans la précipitation de son élection, il a oublié que l’Europe n’était pas si vertueuse. L’Europe le lâche, à commencer par la Suède, le pays-frère (ce qui, historiquement, n’est pas la première fois, mais prouve son total isolement). L’absence des américains est improbable compte-tenu du rôle que joue la Norvège dans l’OTAN, mais l’histoire implique que les USA se soient retirés de cette alliance.
L’occupation russe n’est pas massive. Aucun défilé de régiment dans les avenues, ni répression brutale, ni gouverneur nommé par Moscou. Plus discrètement, l’ambassade russe s’étoffe et fait comprendre à demi-mots les limites à ne pas dépasser. Ce n’est pas à proprement parler une occupation mais un lent étranglement. Chaque épisode s’organise autour d’un incident entre norvégiens et russes et le règlement de cet incident par le garde du corps du premier ministre, devenu de fait l’intermédiaire entre les uns et les autres. Peu à peu une résistance s’organise, faite d’abord d’actes individuels puis plus organisés.
Après les cyber-attaques contre l’Estonie, les multiples occupations de territoires voisins par la Russie et les provocations d’avions russes aux frontières aériennes de la Norvège, transpondeurs coupés, la télévision norvégienne s’est risquée à délibérément présenter la Russie comme une menace. Et si le scénario a été rédigé bien avant la crise ukrainienne, la diffusion a, elle, été concomitante ce qui n’a pas manqué d’accroître son impact sur le public norvégien ni d’énerver les autorités russes.
La qualité de cette série est de développer les comportements de chacun, à son niveau de responsabilité, dans une telle situation de crise. Une crise en Norvège en provoque pas l’hystérie qu’elle susciterait en France. Les problèmes sont analysés froidement, sans hausser le ton. De la restauratrice que l’irruption d’une clientèle russe sauve de la liquidation, du policier qui comprend que la durée de l’occupation dépend de la qualité des relations avec l’occupant, des politiciens qui gèrent la situation au jour le jour aux résistants vite désignés comme terroristes puis à la mobilisation populaire, s’expose tout le spectre des comportements en situation de crise. Personne n’est totalement coupable, personne n’est entièrement innocent. Les motivations de chacun sont compréhensibles, à défaut d’être acceptables mais une chose est sure : il n’existe de héros que dans nos imaginaires.
Toutes les questions sont posées sur la table, dans un système complexe de contradictions : la Norvège est un pays riche, mais c’est seulement grâce au pétrole de la Mer du Nord, la Norvège est un exemple de démocratie mais c’est peut-être seulement tant que la situation ne pousse pas ses dirigeants à la dissimulation et que la liberté de la presse ne contredit pas la sécurité nationale, la Norvège est une société soudée, certes, mais elle est incapable de résister à l’agression de son puissant voisin, la Norvège est un exemple d’intégration des immigrants mais vraisemblablement jusqu’à un certain point seulement, la Norvège se perçoit un modèle de développement mais seulement tant qu’elle bénéficie de la protection de l’OTAN. Du jour au lendemain, le pacte national peut s’effondrer, privé d’un de ses pieds.
Une référence est faite à l’occupation allemande durant la dernière guerre mondiale. Le souvenir du collaborateur Vidkun Quisling n’est peut-être plus très vivace au sein des jeunes générations mais, pas plus que le rôle de la résistance norvégienne de l’époque, il ne peut être totalement ignoré, aussi différentes soient les circonstances et les formes d’oppression. Occupied a le mérite de réaffirmer, en cette période précise, la fragilité constitutive des démocraties contemporaines, particulièrement en cette ère de mondialisation. La France de l’état d’urgence en est une bonne illustration. Il est bien dommage qu’aucune chaîne de télévision française ne fasse preuve d’autant de courage et ne traite de la situation que nous traversons au travers, par exemple, d’une série.
Le rythme d’Occupied est certes un peu lent et les relations entre les personnages relèvent d’une civilité nordique inconnue en France. Privés des éclats de voix ou des scènes de violence habituels, on se laisse envoûter par cet univers sans contraste. Comme dans beaucoup de séries nordiques, il faut se glisser lentement sous le vernis de la neutralité sociale pour ressentir la force des affects. Rien n’est vraiment dit, tout, pourtant, devient audible dès lors qu’on veut bien l’entendre.
Bron/Broen est une série suédo-danoise créée par Hans Rosenfeldt et diffusée en 2015 sur SVT et DR1. Elle est interprétée notamment par Sofia Helin; Thure Lindhardt, Dag Malmberg, Puk Scharbau…
Occupied (Okkupert) est une série norvégienne créée par Erik Skjoldbjærg et Karianne Lund sur une idée originale de Jo Nesbø,Elle a été diffusée en 2015 sur TV2. Elle est interprétée notamment par Henrik Mestad, Eldar Skar, Ingeborga Dapkūnaitė, Ane Dahl Torp, Vegar Hoel…
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