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Il aurait fallu parler de l’Ukraine, de la destinée d’un histrion face à un tyran, ou, racontée autrement si l’on préfère Chaplin à Shakespeare, d’un homme ordinaire devenu héros malgré lui et du peuple extraordinaire auquel il ressemble tant. Je n’y suis pas parvenu parce que d’autres ont eu l’éloquence qui me faisait défaut. Dans deux numéros de Libération, Daniel Schneidermann, Thibault de Saint-Maurice puis Camille de Toledo ont publié ce que j’aurais dû écrire, avec infiniment de plus talent que j’en aurais eu. Ils m’ont plagié, c’est certain, surtout Camille de Toledo lorsqu’il évoque Isaac Babel, mon Isaac Babel, le conteur d’Odessa. Je ne leur en veux pas, bien au contraire, cela me fait plaisir de les voir mettre mes idées en mots, en paroles, en sons et d’en faire une si poignante musique. C’est pourquoi, j’ai choisi de leur laisser la route pour prendre un chemin de traverse.

Puis, éreinté par les terrifiantes nouvelles de la guerre, avec leurs images de ruines, de cadavres, de mères en pleurs, de maisons en feu, j’ai cherché un abri, de quoi m’abstraire, quelques dizaines de minutes, par jour d’un monde hallucinant, au sens propre du terme. Le nom de Patricia Arquette est apparu dans un générique, après tout pourquoi pas ? Elle était formidable dans Escape at Dannemora, de Ben Stiller. Je me suis ainsi isolé du monde devant une mini-série en 6 épisodes intitulée Severance et qui ressemblait à ce que les Britanniques savent faire mieux si elle n’avait été conçue par un Américain, en l’occurrence Ben Stiller. Le même Ben Stiller qui, justement, avait écrit Escape at Dannemora.

L’histoire débute ainsi : Un homme arrive au travail, dans une grande entreprise très moderne, au décor froid et géométrique. Il s’arrête au vestiaire pour troquer son téléphone portable, la commande de sa voiture, ses documents d’identité, sa montre et ses grosses chaussures de neige contre un badge, une montre différente et des chaussures de ville. Arrêt sur l’image, retour arrière, re-arrêt sur image : je reconnais la montre bracelet qu’il vient de retirer de son poignet pour l’échanger avec celle du casier. C’est une montre militaire soviétique, la Vostok « parachutiste ». Je le sais parce que j’en possède une de la marine soviétique, un peu plus large, qui comporte des pièces identiques.

Cette montre ne jouera strictement aucun rôle au cours du récit. Absolument rien ne suggèrera de relation entre ce qu’il sera montré ou raconté et la Russie soviétique ou post-soviétique. C’est une coquetterie d’accessoiriste ou, plus probablement, un clin d’œil énigmatique de l’auteur de la série.

Cependant pour moi, pour nous, l’apparition de la montre militaire soviétique, aussi furtive soit-elle, produit un effet d’étrangeté, comme si la réalité de la guerre en Ukraine faisait irruption dans la fiction. L’accessoire intervient au tout début du premier épisode, dès la deuxième séquence, comme pour marquer toute la suite de son sceau. C’en est fait, la fiction n’échappera pas à la mort qui rôde sur les rives du Dnipro (1), elle se reflètera dans les eaux indécises du port d’Odessa, elle se remémorera le grand escalier et laissera deviner au travers de ses images le massacre qui, à nouveau va s’y jouer, avec les mêmes soldats russes, dans des uniformes à peine différents.

Au surplus, on réalisera peu à peu que la rupture provoquée par cet objet dans la trame du récit, ce minuscule trou par lequel on voit la réalité s’agiter, redouble le propos du récit. En effet, que raconte Severance ? La vie dans une société dont les employés portent dans leur cerveau une grosse puce électronique qui les « commute » sitôt qu’ils prennent l’ascenseur pour rejoindre leur bureau. Ils ne sont plus alors que les employés de la société Lumon et perdent tout souvenir de leurs vies à « l’extérieur ». À l’inverse, quand ils descendent par l’ascenseur pour regagner leur domicile, ils redeviennent les individus lambda qu’ils étaient avant d’arriver, sans le moindre souvenir de leur activité professionnelle. Cette dissociation, qui crée deux personnalités à partir d’un seul corps, délimite strictement la vie privée de la vie professionnelle. Rien ne fuitera de l’une vers l’autre.

Le travail chez Lumon est abscons, non seulement pour nous, mais pour les employés eux-mêmes. Il leur arrive de formuler des hypothèses sur la fonction de leur travail et les chiffres qu’ils « trient » sur leurs écrans, hypothèses aussi absurdes que celle de « nettoyer la mer des anguilles électriques qui empêchent les humains de la peupler » ou celle de « censurer les gros mots dans les films ». Ce qui est en revanche parfaitement reconnaissable sont ces petits riens, jalousies, rivalités, discussions creuses, pinaillages, ersatz de socialisation, qui meublent les journées. Pour un portrait du monde du travail, Severance est cruellement ressemblant.

La déshumanisation à l’oeuvre sur les individus se retrouve dans la géométrie des lieux, dans les interminables couloirs blancs dont personne ne parvient à comprendre le plan, dans l’absurdité des ordres (« – Je ferme porte ou je la laisse ouverte ? – Les deux »), dans la mythification du patron et surtout dans la vacuité du travail à effectuer. Au fond, cette dystopie ne fait qu’outrer l’actuelle organisation sociale où travail et vie privée sont inconciliables et perçus comme tels, ce qui n’était pas le cas du temps où l’artisanat et l’agriculture dominaient, pratiquées en famille et de générations en générations. Le développement du télétravail et l’intrusion des réseaux sociaux ouvrent cependant des brèches dans ce statu quo, comme on le constate désormais à tous les échelons de la société, aussi bien chez les salariés que chez les jeunes. Severance opte pour une autre perspective : le dédoublement pour un contrôle parfait des individus.

Pour mieux saisir le rôle de la montre Vostok, on pourrait emprunter à Roland Barthes son concept d’obvie et d’obtus (2), c’est-à-dire – pour grossièrement vulgariser – de ce qui relève de l’informationnel, du lexique commun, d’un côté et de l’autre, de ce qui lui échappe parce qu’étant « en trop », « pas à sa place », ou inconciliable. Relève de l’obvie, dans Severance, la description d’un monde absurde fait de paysages, bâtiments, de personnages, de comportements, d’aliénation par le travail que nous identifions parfaitement. Ce qui relève de l’obtus tient à l’unique et fugace présence d’un objet qui n’a rien à faire là et qui contamine entièrement en récit par le lien qu’il crée avec une réalité qui aurait dû rester étrangère à la fiction.

Ainsi, la montre Vostok ajoute-t-elle de la dissociation à la dissociation, non plus au sein du récit, mais entre la réalité et la fiction. Elle surgit sur les écrans à l’occasion de la diffusion de la série, sur Apple TV, le 18 février 2022. L’armée russe entre en Ukraine 6 jours plus tard.

En réalité, l’alerte lancée par la montre Vostok est la dernière d’une longue lignée de tocsins télévisuels. Pour en prendre la mesure, il faut revenir quelque temps en arrière, précisément en cette année 2019 à partir de laquelle, comme on va le voir, l’anticipation des faits dramatiques que nous connaissons ces jours-ci est apparue et a pris de l’ampleur.

En 2019, au travers du portrait de la famille Lyons de Manchester, Years and Years (Année après année), écrite par Russell T. Davies et diffusée sur BBC One, fut l’une des charges les plus réussies contre le populisme d’Extrême-Droite. Cette série proche de l’esprit dystopique de Black Mirror, imaginait une réélection de Trump aux USA suivie par celle de Pence quatre ans plus tard, l’ascension d’une politicienne démagogue dans la Grande-Bretagne post-Brexit, une guerre atomique en Mer de Chine et un putsch militaire en Ukraine suivis d’une invasion de l’armée russe en soutien des putschistes. Les réfugiés ukrainiens affluaient en Europe occidentale tout au long des années 2023-2024. Suite à d’un référendum douteux, les Ukrainiens optaient pour la nationalité russe.

Entre 2015 et 2020, Norvégiens produisirent Occupied, une série qui racontait la mise sous tutelle de la Norvège par la Russie suite à sa décision de cesser l’extraction de pétrole en mer du Nord. Les parachutistes russes s’emparaient d’abord des plateformes pétrolières avant de soumettre le gouvernement norvégien à l’autorité d’une proconsule. Courroucée, l’ambassade de Russie protesta contre cette anticipation, mais depuis, les menaces directes de la Russie à la Suède et à la Finlande en cas d’adhésion à l’Otan, ont prouvé que les Norvégiens avaient touché juste (3).

Entre 2015 et 2019, une série ukrainienne comique intitulée Serviteur du peuple relata l’élection surprise d’un professeur d’histoire à la présidence du pays, en réaction contre la corruption généralisée et le pouvoir des oligarques. Porté par le succès de l’émission, Volodymyr Zelensky, le scénariste et interprète principal, créa en 2018 un parti portant le nom de la série et emporta largement les élections de 2019, à l’étonnement général. Dans son premier discours devant le parlement ukrainien, Zelensky annonça sa volonté de mettre un terme à la guerre du Donbass. Las, en 2022, l’armée russe envahit l’Ukraine pour « défendre les russophones » et « dénazifier » un pays dont le président est juif et russophone.

Serviteur du peuple est une série troublante qui se distingue de Years and Years et d’Occupied par le jeu complexe qu’elle entretient avec la réalité. Lorsqu’on la découvre aujourd’hui, elle n’a plus tout à fait la même signification qu’à l’époque de sa diffusion. Celui qui écrivait les scénarii qu’il interprétait ensuite devant les téléspectateurs ukrainiens, écrit désormais les discours qu’il prononce devant les parlements étrangers ou devant la population ukrainienne par caméra de télévision interposée. Plutôt que de parallèles, c’est de collision entre fiction et réalité dont il faudrait parler et cette collision est brutale. On avait connu des acteurs devenus politiciens et même un animateur de jeu télévisé stupide devenu un catastrophique président des USA. Jamais on n’avait connu un personnage de fiction télévisée devenant une personnalité politique puis s’élevant à la hauteur d’un héros historique. Je cite Daniel Schneidermann : « En une réplique historique à Joe Biden, qui proposait de l’exfiltrer – «J’ai besoin de munitions, pas d’un taxi» –, Zelensky s’est hissé au niveau de Mandela au Panthéon planétaire. Moins de dix mots : qui dit mieux ? ».

Mais de qui parle-t-on, de Vladimir Zelenski ou de Vassili Goloborodko, son personnage de comédie ? Les personnages satiriques de Chaplin dans Le Dictateur ou ceux de Lubitsch dans To be or not to be, se sont cantonnés à leur prestation cinématographique. Zelenski-Goloborodko, lui, a débordé le petit écran. Il a poursuivi la fiction dans la réalité. Cette incertitude née de la confusion de l’acteur, du personnage et du président en un seul corps et une même voix est le symptôme le plus magistral de notre ère. Dans le grand fatras des vraies et des fausses informations, Zelenski-Goloborodko agglomère les identités vraies ou d’emprunt et prouve que la fiction est le plus souvent celle qui dit la vérité.

Les séries télévisées ont annoncé ce qui n’était encore qu’en gestation. Il aurait fallu prendre leurs prédictions au sérieux. Dans le brouillage des fausses informations et de la guerre qui se mène contre la vérité, elles se sont approchées de plus en plus de la réalité au point de se confondre avec elle. Tout était sous nos yeux. Pourtant, nous n’avons pas compris et lorsque la montre Vostok a été déposée dans un casier de vestiaire, ultime signal avant la catastrophe, il était déjà trop tard.

Notes : 1 – Le Dniepr en russe. 2 – « Le sens symbolique s’impose à moi par une double détermination : il est intentionnel (c’est ce qu’a voulu dire l’auteur) et il est prélevé dans une sorte de lexique général, commun, des symboles : c’est un sens qui va au devant de moi. Je propose d’appeler ce signe complet le sens obvie. Quant à l’autre sens, celui qui vient “en trop”, comme un supplément que mon intellection ne parvient pas bien à absorber, à la fois têtu et fuyant, lisse et échappé, je propose de l’appeler le sens obtus. » Roland Barthes, Essais critiques 3- https://www.lesoir.be/426620/article/2022-02-25/la-russie-menace-la-finlande-et-la-suede-de-graves-repercussions-militaires .

Severance est un mini-feuilleton américain en 6 épisodes, créé par Dan Erickson et diffusé depuis le 18 février 2022 sur Appel TV+. Il est interprété notamment par : Adam Scott, Patricia Arquette, John Turturro, Christopher Walken, Britt Lower….

Serviteur du peuple (Слуга народу)est un feuilleton comique ukrainien en trois saisons regroupant 51 épisodes créé par Volodymyr Zelensky, réalisé par Olexiï Kiriouchenko, produit par Studio Kvartal 95 et diffusé sur la chaîne 1+1 (et sur Arte en France). Il est interprété notamment pas : Volodymyr Zelensky, Stanislav Boklan, Olena Kravets, Jury Krapov, Mykhailo Fatalov…

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