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Le monde d’en bas 

De Dickens à Mike Leigh et de Thackerey à George Orwell, les britanniques ont une longue tradition de peinture sociale qui les fait portraiturer avec une imparable vigueur les démunis comme les classes supérieures. Ils ont cent fois arpenté les rues de brique sous la pluie, les couples usés par la vie commune, l’alcool, la drogue, la fatigue, les enfants laissés à eux-mêmes, les paysages sinistres des banlieues ouvrières, avec tout ce que cela peut signifier de ratages, d’incompréhensions, de vies gâchées. À la télévision, cela a donné récemment Happy Valley, Hit and Miss, One Night. The Driver et Accused sont de cette veine amère.

Le retour du fils prodigue

The Driver & Accused

Il arrive rarement mais parfois que dans des vies un peu minables comme les nôtres, un détail fasse basculer dans la tragédie. Oh, pas la grande, la belle tragédie à l’antique ! Ici, nul fracas de bataille ou tirades grandiloquentes. Non, une tragédie sans fond, aux parois humides, aux odeurs de gaz d’échappement, de cafeterias graisseuses et de café au distributeur. Juste une envie de se défouler avec un copain d’enfance, tout juste sorti de prison. Une partie de poker et l’engrenage se met insensiblement en route. Le chauffeur accepte de faire le chauffeur pour un truand, en appoint de son travail de chauffeur de taxi. Ce n’est pas la vie de famille qui peut combler le vide. Le fils aîné a quitté la famille. Personne ne s’en est remis. Le couple s’est disloqué sans même s’en rendre compte, avec pour seule musique de fond la monotonie des jours. C’est cet ennui que Vince veut briser et c’est en le brisant qu’il brise ce qui reste de sa famille. Devenu convoyeur de drogue, homme de main du truand, il s’improvise une double vie dont chaque détail, chaque incident resserre un peu plus l’étau. Au lieu d’une liberté nouvelle et un peu excitante, il s’enferme insensiblement. L’absolue impossibilité d’échapper à son sort est une dimension constitutive de la tragédie, aussi modeste soit-elle. Le reste appartient à un récit qui tire plus vers le polar que vers la peinture sociale, à la réserve près que la peinture sociale a toujours été la raison d’être du polar.

The Driver & Accused

Laissons de côté la trame pour revenir à l’argument déclencheur. J’ai évoqué l’absence du fils. En effet, pour des raisons liées à ses rapports avec son père, Tim, le fils a quitté la maison et s’est réfugié avec sa petite amie dans une communauté aux allures de secte. Qu’un des membres d’une famille manque et c’est toute la famille qui est de guingois. La mère reproche au père de ne pas être allé chercher son fils et de ne pas l’avoir ramené de force à la maison. Finalement, au moment où sa double vie commence à intéresser la police, il se rend dans la communauté, entre de force mais échoue devant la porte close de son fils. La seule chose qu’il puisse faire est de lui dire son amour au travers de la porte. L’amour d’un père pour son fils et d’un fils pour son père est une force difficile à exprimer, les mots manquent. Il faut relire le magnifique texte d’André Bazin sur Le Voleur de bicyclette pour comprendre ce dont il s’agit. Alors disons que The Driver ne parle que de cela. D’une absence. Le reste appartient au polar, à l’une de ces modestes tragédies qui peuplent les rubriques des faits-divers.

The Driver & Accused

Si finalement le fils revient et le père échappe de justesse à la prison, la famille reconstituée sort néanmoins lessivée de l’aventure. L’avenir qui lui reste est de se refaire une vie ailleurs, sous une nouvelle identité, dans un autre monde, en rompant les relations avec tous ses proches. Est-ce que cela suffit, quatre personnes sur un radeau, pour bâtir une vie ensemble et la vie de chacun en même temps ?

Accused

The Driver & Accused

Ne pas savoir se tenir en société. Ne pas savoir comment rompre avec sa femme. Ne pas savoir comment garder sa maîtresse. Ne pas savoir se tirer des problèmes d’argent. Ne pas savoir faire profil bas devant son banquier. Ne pas savoir y faire avec Dieu. Ainsi commence Accused. Il n’y a de règles, dans cette société, que pour ceux qui ne savent pas faire avec. La Justice est là pour le signifier à chacun des tristes héros de cette série en six épisodes.

Accused poursuit ce renouveau de l’anthologie amorcé par Black Mirror. Sur un même sujet, celui de personnes accusées et jugées alors qu’il nous paraissent être les premières victimes de conditions profondément injustes, chaque épisode relate une histoire différente qui n’aura avec la suivante pour point commun que la séquence d’ouverture où l’on voit le condamné extrait de sa cellule pour comparaître devant le tribunal puis, à la toute fin, la conclusion du verdict. “ Yes, I did it, and there’s why… ” (Oui, je l’ai fait, et voici pourquoi…) Ce sont chaque fois des situations intolérables : une mère qui perd accidentellement son fils, un soldat jour après jour humilié par son chef, un plombier ruiné par la faillite d’un client, un chauffeur de taxi pris entre une femme mourante et une jeune cliente trop belle, un père dont la petite fille a été victime d’un pédophile, une jeune éducatrice pour handicapés piégée par des dealers. La plupart sont endettés et logent dans ces pavillons sinistres de banlieues sinistres, juste à deux doigts de la misère. À une exception près, il ne reste de l’amour plus que l’habitude et du rêve d’échapper à sa condition sociale que des lambeaux. L’alcool est là, partout, pour panser les plaies. La Justice et ses rites tiennent ici un triple rôle : celui de scène où s’expose le récit, celui de bras armé d’un système social et celui contre-champ de la morale, si je puis dire, tant elle contredit, par ses décrets, notre empathie envers les accusés. Les accusés ne sont ni sympathiques ni antipathiques. Ce sont juste des personnes qui ont, à un moment ou un autres, placé leur survie ou la morale avant le respect de la loi.

The Driver & Accused

Contrairement à une tradition télévisuelle américaine ou britannique, qui s’appuie très naturellement sur la dramaturgie propre à la procédure judiciaire anglo-saxonne, Accused abandonne très vite le tribunal pour le récit des évènements en flash-back, tels qu’ils ont eu lieu. Le spectateur se fait juré, mais un juré qui resterait sourd aux tactiques oratoires des avocats. Il voit les faits, rien que les faits, tous les faits. Et ce qui les a motivés. Et, au passage, il constate la dureté d’un système social implacable. Chaque fin d’épisode s’achève donc par le verdict. Clément pour les deux femmes, implacable pour les hommes. On savait que la morale n’était pas la Loi mais lorsque celle-ci s’applique aux plus faibles la morale semble encore s’en détacher davantage. Oui, la Justice est une justice de classe. Toujours. C’est ce que dénonce Accused, très lucidement et sans pathos.

 

The Driver est une série britannique crée par Danny Brocklehurst et Jim Poyser et diffusée en 2014 sur BBC 1. Elle est interprétée notamment par David Morrissey, Ian Hart, Claudie Blakley, Colm Meaney…

Accused est une série britannique crée par Jimmy McGovern et diffusée en 2010 sur BBC 1. Elle est interprétée notamment par Christopher Eccleston, Benjamin Smith, Joseph Phillips, Alfie Allen, Andy Serkis, Marc Warren, Naomie Harris, etc…

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