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Imparable puissance de l’Ironie

 

The Team

L‘Europe manque d’images. Dénoncée par ceux-là mêmes qui l’ont toujours gouvernée comme une technocratie anonyme, elle ressent le besoin de donner une image d’elle-même, de prendre une figure, de ressembler à quelque chose. Ici, on promeut le personnage de Christine de Suède, devenue “ l’Européenne ”, là, c’est un feuilleton criminel qui nous fait croire à une fraternité policière.

Production européenne (austro-germano-belgo-danoise) donc, The Team relate une enquête policière menée par une équipe européenne d’enquêteurs (une belge, un danois, une allemande) et diffusée sur la chaîne européenne (Arte). The Team, qu’elle l’ait désiré ou non, est une image de l’Europe.

Sans doute, l’initiative s’inspire-t-elle de l’excellente production suédo-danoise, Broen/Bron, qui traitait semblablement de la coopération entre les polices de pays différents. Mais ce qui n’était qu’une affaire interne scandinave, s’étend ici à l’Europe en son versant germanique (la belge est flamande).

Étant l’image de l’Europe, The Team ne peut échapper aux comparaisons avec ce que nous percevons de l’Europe, dans son histoire et son quotidien.

Selon Renaud Machart, du Monde, “ la couleur de « The Team » semble parfaitement européenne, avec une dimension internationale qui la rendra familière aux autres publics, en particulier anglo-saxons, qui y retrouveront les codes narratifs et visuels des meilleures séries nord-américaines. ”1

Comme on le sait, le stéréotype du compliment pour toute production européenne est d’avoir réussi à copier les meilleures productions américaines. Mais The Team mérite-t-elle cet éloge ?

Certes, le générique est dans la droite ligne des génériques américains actuels, presque aussi réussi que celui de True Detective S02 ou de Narcos. Le titre lui-même, renvoie ironiquement à la série The A-Team, connue en France sous le nom de L’Agence Tous Risques.

Comme ses modèles, la série fait écho à une question actuelle : la prostitution de femmes des pays de l’Est (ici la Lituanie) et l’exploitation d’immigrés sans papiers. Bordels d’un côté, ateliers textiles ou aux abattoirs clandestins de l’autre. C’est le point fort de The Team : associer dans un même ensemble toutes les exploitations des corps, quels qu’ils soient, ceux des prostituées comme ceux des travailleurs. Sade n’avait pas tort.

The Team

À la différence cependant de nombreuses œuvres américaines, ici les acteurs ne forcent pas leur jeu. Les lumières, les cadrages et le son se font discrets. À l’opposé de la sur-expressivité, mais aussi de l’inventivité visuelle et sonore importées d’Amérique, l’ensemble reste de bon ton, ce qui n’est pas forcément une qualité pour une fiction télévisée.

Toutefois, ce qui démarque The Team de tout ce qui se fait ailleurs n’apparaît qu’au fil des épisodes, très discrètement, et tient à un scénario particulièrement calculé.

Il faut dire que l’action se déroule à une telle vitesse qu’une grande attention est requise pour ne rien en perdre. Concentré sur l’intrigue, on s’y laisse facilement prendre… et on ingurgite simultanément toutes les invraisemblances du récit. L’habileté des scénaristes est indéniable.

Tenir comme ils le font une critique sous-jacente à leur propre récit, voire plus généralement à la fiction sérielle, sans que le spectateur échappe à l’attraction de la narration, l’exploit n’est pas mince. Il faut attendre quelques épisodes pour comprendre ce dispositif double et donc l’enjeu réel du récit. Un exemple, un seul, dans un des derniers épisodes : confrontée à un rebondissement inattendu, la policière belge avoue benoîtement :  “ Je ne l’avais pas vue venir, celle-là ! ” Nous non plus, bien évidemment. Clin d’œil ? Pas seulement.

C’est presqu’un plaisir de dénombrer les fausses pistes, les trous, les extravagances qui s’accumulent tout au long des épisodes, sans parvenir à ébranler l’effet de véracité du récit. J’en donne quelques uns : le premier plan montre Harald, l’inspecteur danois escaladant le sommet d’une montagne suisse. Parvenu au faîte, il contemple l’immensité glacée des sommets alpins qui s’étend jusqu’à l’horizon. Son téléphone portable sonne. Ses supérieurs lui demande d’écourter ses vacances en raison d’une série de meurtres. Harald bénéficierait donc d’un téléphone satellitaire. Soit.

The Team

Europol, qui n’est actuellement qu’un organisme de coopération policière, pilote ici une opération internationale. Danois, allemands, belges et autrichiens communiquent par des systèmes de vidéoconférence dignes de chefs d’Etats. Les allemands disposent de logiciels très esthétiques qui calculent tous seuls les liens entre suspects, victimes et personnages fichés. À croire que l’insalubrité des locaux et le manque de moyens de travail sont des prérogatives de la police française. C’est bien évidemment une critique plus large qui nous est proposée.

The Team

Autre aspect de la vision de l’univers policier : dans cette enquête internationale, les enquêteurs de chaque pays agissent à l’étranger avec la même autorité que chez eux et les témoins qu’ils interrogent ne s’en étonnent pas. Tout l’opposé des USA où le moindre dépassement de compétence territoriale est immédiatement rappelé aux impétrants. L’Europe est quasiment faite.

Mais ce ne sont pas les seules invraisemblances voulues. La juge d’instruction belge, par exemple, vit seule à Anvers dans un manoir au parc immense et une photographie la montre grimpant les marches du Festival de Cannes au bras d’un richissime proxénète international. Quant à notre Harald, dès qu’il rencontre une difficulté, il appelle sa femme, psy de la police, qui lui expose stoïquement les plus plates banalités sur le comportement d’un criminel et se voit systématiquement contredite par les faits. Dans ces deux exemples, l’exagération est clairement affichée.

Harald est aussi un homme d’action qui n’hésite pas à se lancer à la poursuite de deux tueurs armés jusqu’aux dents, dans les gorges glacées d’un torrent de montagne, sans autre défense que ses mains. Par bonheur, au moment où ses proies le repèrent et s’apprêtent à le liquider, un commando de policiers autrichiens abat un des tueurs. Miracle des dieux.

The Team

Deux personnages sont assassinés dans une cage d’escalier avec un pistolet muni d’un silencieux. L’assassin quitte aussitôt l’immeuble et déjà la police s’annonce quelques mètres derrière lui, toutes sirènes hurlantes. Miracle de la télépathie.

Enfin, pour conclure cette petite liste qui ne concerne pourtant que les premiers épisodes, j’ajouterais le numéro de Jackie Müller, l’enquêtrice allemande, qui se maquille et enfile une robe sexy pour rencontrer secrètement un indic dans une chambre d’hôtel et faire croire aux éventuels curieux qu’ils n’ont fait que partager quelques heures d’intimité. La même Jackie est d’ailleurs capable de donner rendez-vous à un témoin dans un “ bar à huîtres ”, ce qui pourrait être un surnom à la Audiard de salle d’interrogatoires.

The Team

Mais, sans vouloir dévoiler la fin de l’histoire, il faut reconnaître que les trouvailles des deux derniers épisodes dépassent l’entendement. Qu’un proxénète international, connu de la police, ouvre une banque à Berlin avec un conseil d’administration composé de son avocat, d’une chanteuse de Jazz et de son gendre en dit plus sur le capitalisme financier que tous les articles sur la crise grecque. Qu’un des personnages-clef, haut fonctionnaire de la Justice n’ait pas fait d’études de Droit et n’ait jamais été en réalité autre chose qu’une actrice repérée au Festival d’Avignon par un truand lituanien qui aurait eu l’idée de génie de la placer à son poste actuel pour se couvrir, dénonce clairement la comédie de la Justice. Et avec un humour indéniable.

Outre ces incohérences et invraisemblances voulues, ce sont par les dialogues que la série expose le plus nettement son double-jeu. Moralisateurs, dépourvus d’humour ou même d’une quelconque aspérité, ils nous livrent des personnages plats, sans profondeur, tels de parfaits fonctionnaires respectueux des lois et de la morale. Une mauvaise blague d’un policier autrichien sur une victime lui vaut de se faire sèchement rabrouer. Les platitudes ne manquent pas : “ Si on réussit à coincer Marius Loukauskis, on aura rendu le monde meilleur ” affirme l’assistante de Harald en découvrant l’étendue des crimes du truand lituanien. On est aux antipodes du flic américain alcoolique, névrosé et aux limites de la criminalité.

Corrodé, le pacte avec le spectateur s’effrite. La vraisemblance s’effilochant à toute vitesse, le mécanisme devient visible. On n’y croit plus mais on reste regarder, toujours aussi affamés de la suite. Après tout, semblent nous dire les scénaristes, nous aurions pu raconter n’importe quoi et le récit aurait fonctionné pareillement. Certainement moins crédible, mais sans rien perdre de son efficacité. Un feuilleton, ce n’est qu’une machine à raconter.

Sans aucun doute, le discours à double fond de The Team, sa façon de subtilement parodier la concurrence américaine et de porter une critique aigüe de la société européenne contemporaine feront date dans l’histoire de notre télévision qui ne cherche plus à égaler sa concurrente américaine mais la dépasse subrepticement.

 

The Team est un feuilleton policier européen créée par Mai Brostrøm et Peter Thorsboe et diffusé en 2015 sur ARTE en France. Il est interprété notamment par : Jasmin Gerat, Lars Mikkelsen, Veerle Baetens, Nicholas Ofczarek, Carlos Leal

Note :

1 “ Trilinguisme en mode polar ”, Le Monde du 20 août 2015

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